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3.avril.20153.4.2015 // Les Crises

Pourquoi Jobs n’est pas Edison, par Vaclav Smil

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Allez, pour nous changer un peu, ce petit billet qui vous fera certainement réagir… 🙂

Cela n’enlève rien à Steve Jobs de dire qu’il n’est pas Thomas Edison. Il suffit seulement de comprendre ce que Edison a accompli.

Les superlatifs à propos de l’exercice de Steven Jobs en tant que responsable d’Apple ont atteint de nouveaux sommets lorsqu’il a annoncé sa retraite en août 2011. Ceux qui ont été frappés par les chics produits d’Apple que Jobs a aimé présenter dans des mises en scène très attendues les estimaient pour le moins révolutionnaires et ont maintes fois déclaré qu’ils changeaient non seulement ce qu’on pouvait attendre de l’électronique moderne, mais nos vies mêmes.

Les panégyriques ont atteint leur apogée avec l’hommage d’Auletta Ken dans Le New Yorker :

Le Thomas Edison du vingtième siècle a franchi une étape… Le champ d’application des technologies qui sont sorties ou ont été transformées par les laboratoires d’Apple de Jobs – le Mac, la souris, l’ordinateur portable, Pixar, iTunes, l’iPod, l’iPhone, l’iPad – est stupéfiant, comme cela fut le cas du Menlo Park d’Edison. Et Jobs, comme Edison, a accompli ses exploits imaginatifs sans la béquille d’enquêtes et de sondages interminables pour lui dire ce que les gens voulaient.

Je n’ai aucun désir de dénigrer ou rejeter quoi que ce soit de ce que Jobs a fait pour son entreprise, pour ses actionnaires ou pour les millions de gens rendus incurablement accros au point de constamment devoir vérifier leurs minuscules téléphones Apple ou subir un lavage de cerveau avec d’incessants flots de musique – je veux juste expliquer pourquoi Jobs n’est pas Edison.

N’importe quel étudiant en histoire des progrès techniques doit être frappé par la différence entre les innovations historiques, de premier ordre, qui n’ont eu lieu qu’à de rares et imprévisibles périodes et la myriade d’inventions de deuxième ordre ultérieure, d’améliorations et de perfectionnements qui n’auraient pu avoir lieu sans une telle percée et qui accompagnent et suivent à la fois (parfois très rapidement, souvent assez tardivement) la maturation commerciale des possibilités ouvertes par le progrès technique fondamental. L’exemple le plus ancien d’un tel saut technique a eu lieu quand nos ancêtres de la préhistoire ont commencé à utiliser des pierres pour en modeler d’autres et en faire des outils aiguisés (des haches, des couteaux et des flèches). Et il n’y a pas eu d’innovation moderne plus fondamentale, plus importante que la production commerciale à grande échelle, la transmission, la distribution et la conversion de l’électricité.

Je me suis dit que le meilleur moyen, peut-être, pour illustrer l’importance de l’électricité dans la civilisation moderne serait de se demander ce que nous n’aurions pas sans elle : (1)

La réponse est : à peu près tout dans le monde moderne. Nous utilisons l’électricité pour nous éclairer, un univers d’appareils électroniques (des téléphones portables aux superordinateurs), une multitude d’appareils électroniques allant des sèche-cheveux portables aux trains les plus rapides du monde, et presque tous les produits qui sauvent des vies (la synthèse moderne et la production de médicaments est impensable sans électricité : les vaccins doivent être réfrigérés, les cœurs sont supervisés par électrocardiogrammes et, pendant les opérations, sont irrigués par des pompes électriques) et la plus grande part de notre alimentation est produite, transformée, distribuée, cuite à l’aide d’appareillages et de machines électriques.

Ces innovations fondamentales eurent lieu pendant une période remarquablement brève – la plupart entre 1870 et le début du XXe siècle – étonnamment par un petit nombre d’inventeurs, d’ingénieurs, et de scientifiques. Dans le but d’éviter les plus évidentes injustices, même une brève liste de créateurs pionniers des systèmes électriques doit inclure les noms de Charles Clarke, Sebastian Ferranti, Lucien Gaulard, John Gibbs, Zénobe-Théophile Gramme, Edward Johnson, Irving Langmuir, Charles Parsons, Emil Rathenau, Werner Siemens, William Stanley, Charles Steinmetz, Joseph Swan, Nikola Tesla, Elihu Thomson, Francis Upton, et George Westinghouse. Mais, à juste titre, un nom les surpasse tous : celui de Thomas Alva Edison.

Contrairement aux idées reçues, sa plus grande contribution n’était pas l’invention de la lampe à incandescence : une pléthore d’autres inventeurs l’ont surpassé, et il doit partager la gloire de ses premiers divers succès commerciaux relativement durables avec Joseph Swan. La contribution d’Edison fut fondamentalement plus importante car il a mis en place, en une remarquablement brève période entre 1880 et 1882, le premier système commercial au monde de génération, de transmission et de conversion de l’électricité. T.P. Hughes l’exprime le mieux quand il conclut que « Edison était un conceptualiseur holistique et un chercheur déterminé à résoudre les problèmes associés avec le développement des systèmes ». (2) L’allure ainsi que l’ampleur de son inventivité est peut-être la mieux illustrée par le fait que, pendant ces trois années décisives, il s’est vu attribuer non seulement 90 brevets pour le filament et l’ampoule à incandescence, mais aussi 60 brevets pour des machines électriques type magnéto ou dynamo et leurs régulations, 14 brevets pour le système d’éclairage électrique, 12 brevets pour la distribution d’électricité et 10 brevets pour les compteurs et moteurs électriques.

Peut-être qu’aucun témoignage contemporain de ses réussites n’est aussi révélateur et élogieux que les impressions d’Emil Rathenau, le pionnier de l’industrie électrique allemande, lorsqu’il découvrit la démonstration du système d’Edison à l’Exposition Universelle de Paris en 1881 :

Edison a aussi magnifiquement conçu jusqu’au moindre détail le système d’éclairage, et l’a tout aussi soigneusement élaboré que s’il avait été testé pendant des décennies dans différentes villes. Aussi bien les prises, les interrupteurs, les fusibles, les porte-lampes, ou encore les autres accessoires nécessaires pour compléter l’installation ont été mûrement réfléchis ; de plus la génération du courant, la réglementation, le câblage avec des boîtes de distribution, les raccordements domestiques, les compteurs, etc., tous ont montré des signes d’ingéniosité étonnante et d’incomparable génie. (3)

Après tout, Edison a apporté de nombreuses contributions fondamentales à des secteurs d’activité évoluant très rapidement, en utilisant l’électricité dans la reproduction de sons et d’images (son phonographe, des caméras et projecteurs), ainsi que dans des catégories techniques aussi diverses que des batteries améliorées, le traitement du minerai de fer et la construction de maisons préfabriquées en béton. Il a accumulé près de 1100 brevets américains et plus de mille brevets étrangers.

Mais le système électrique d’Edison est sans conteste sa réussite la plus probante : un approvisionnement abordable et fiable de l’électricité qui a ouvert les portes au tout-électrique, à toutes les grandes innovations de second ordre allant de l’éclairage progressivement plus efficace aux trains rapides, des dispositifs médicaux de diagnostic aux réfrigérateurs, des industries électrochimiques géantes à des ordinateurs minuscules équipés de micropuces.

Jusqu’en 2010, aucun des microprocesseurs dans la gamme des produits Apple n’était désigné ou fabriqué par Apple. Par exemple, Samsung a fourni le principal processeur de l’iPhone ; les puces Wolfson ont été utilisées pour son système audio ; l’interface d’écran a été pris en charge par des puces National Semiconductor, et la gestion énergétique a été assurée par des puces Infineon. C’était également le cas des tout premiers produits Apple : la gamme Apple II aurait été impossible sans les innovations réalisées par Xerox PARC – surtout son Star computer – et Douglas Engelbart de Stanford Research Institute a breveté la première souris en 1967, une décennie avant la gamme Apple II.

En conséquence, les produits Apple sont des innovations de troisième ordre qui utilisent une variété de fondamentaux d’innovations de second ordre dans l’actuel vaste royaume des composants électroniques pour assembler et programmer des systèmes dont le plus grand attrait a été dû à leur caractère : (choisissez votre propre adjectif où utilisez les tous) lisse, non-conformiste, élégant, rationnel, propre, design d’interface fonctionnel.

Non que ces caractéristiques soient sans importance lorsqu’on essaye de vendre a l’échelle de masse – Edsel, peut-être le parangon du produit défaillant américain, avait le même type de moteur (V8 Ford-Edsel) qui fit le succès de la Ford Mustang! – mais l’apparence et l’attrait du produit représentent beaucoup trop peu pour prétendre à l’exposition universelle.

Et il ne fait aussi aucun doute que les appareils Apple ont bénéficié de l’engouement pour la marque, un phénomène qui a souvent favorisé un produit ou une catégorie de modèles fondés sur une allégeance que les fidèles eux-mêmes ont du mal à définir en termes cohérents (en revanche, au faîte de sa gloire Microsoft a souffert à l’inverse d’une critique excessive). Dans ces positions extrêmes, cette loyauté s’est manifestée par des gens prêts à payer des surcoûts élevés pour l’ingénierie allemande, même après des décennies d’évaluations des associations de consommateurs qui n’ont pas réussi à démontrer une supériorité indéniable des voitures allemandes sur Honda et Toyota.

Quant aux « technologies extraordinaires » qui ont surgi à partir des laboratoires de recherche d’Apple, un observateur impartial ne pourrait pas décrire l’iPad autrement que comme un petit ordinateur portable sans clavier avec un étui (une aubaine pour les fabricants d’étuis que les gens achètent pour protéger l’appareil) plutôt qu’une invention qui a fait date comme ont pu le faire l’électricité, la vaccination, les cultures hybrides ou des engrais azotés synthétiques…

Auletta conclut que Steve Jobs, tout comme Edison, est « un inventeur et un homme qui a changé nos vies. » Analyser l’histoire en train de s’écrire comporte un risque. Quelque 130 ans après la création du remarquable système de l’électricité d’Edison, il ne subsiste aucun doute sur la nature fondamentale et réellement contemporaine de ce que nous lui devons : le monde sans électricité est devenu inimaginable. Je suis prêt à parier que dans 130 ans, nos successeurs ne seront pas en mesure de dire la même chose de dispositifs électroniques élégants d’Apple assemblés à partir de composants de fournisseurs et offrant des services qui ne sont pas fondamentalement différents de ceux produits par les concurrents. Je n’ai aucun doute sur le fait qu’un monde sans iPhone ou iPad serait tout à fait acceptable.

Vaclav Smil fait de la recherche interdisciplinaire dans les domaines de l’énergie, le changement de l’environnement et de la population, la production alimentaire et la nutrition, l’innovation technique, l’évaluation des risques et la politique publique à l’Université du Manitoba.

EN SAVOIR PLUS : Smil a aussi écrit « Crise du Japon : Contexte et Perspectives. » Nick Schulz parle de « Steve Jobs : Le plus grand échec de l’Amérique. » « Biotechnologie et le système des brevets » une enquête de Claude Barfield et John E. Calfee.

Notes de bas de page

1. Smil, V. 2005. Creating the Twentieth Century. New York: Oxford University Press.

2. Hughes, T.P. 1983. Networks of Power. Baltimore, MD: Johns Hopkins University Press.

3. Rathenau, E. 1908. Quoted in: Dyer, Frank L. and Thomas C. Martin. 1929. Edison: His Life and Inventions. New York: Harper & Brothers, pp. 318-319.

Source : American Enterprise Institute, le 30/09/2011

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Commentaire recommandé

atomix // 03.04.2015 à 01h25

Il y a erreur.

Le génie inventeur, c’est Nikolas Tesla.

Tesla avait tout de suite compris que l’électricité devait être distribuée en courant altenatif. Ce que Edison a combattu pendant longtemps menant Tesla à la faillite (de mémoire, grâce à son financier, John Pierpont Morgan). Pour convaincre le population et les décideurs d’alors que le courant continu était bien meilleur et sécuritaire que le courant continue, il à même organiser une électrocution public en courant alternatif d’un éléphant.

Tesla finit ruiné et dans la pauvreté. Mais l’électricité fut distribuée via des réseaux à courant alternatif.

119 réactions et commentaires - Page 2

  • FabriceM // 04.04.2015 à 18h30

    Merci à l’équipe d’avoir traduit cet article que j’ai eu l’honneur de proposer.

    Non merci aux affreux de service qui ont tenté d’en faire le prétexte d’un débat « méchant capitaliste (edison) » VS « inventeur génial brimé par l’argent » en dépit de toute réalité historique. Tesla était un homme d’argent autant qu’Edison, et un propagandiste mégalo qui a raconté énormément d’âneries pour s’attirer l’attention du public et des investisseurs. Il aurait du se contenter de son rôle d’ingénieur brillant.

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    • atomix // 05.04.2015 à 16h46

      « Merci à l’équipe d’avoir traduit cet article que j’ai eu l’honneur de proposer.

      Non merci aux affreux de service qui ont tenté d’en faire le prétexte d’un débat “méchant capitaliste (edison)” VS “inventeur génial brimé par l’argent” en dépit de toute réalité historique. Tesla était un homme d’argent autant qu’Edison, et un propagandiste mégalo qui a raconté énormément d’âneries pour s’attirer l’attention du public et des investisseurs.  »

      Ça s’appelle un lapsus

      « Il (Tesla) aurait du se contenter de son rôle d’ingénieur brillant. »

      Comme ça Edison n’aurait pas été obligé d’électrocuter à mort publiquement des éléphants. Pauvre Edison, une victime en son temps.

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