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17.juillet.201817.7.2018 // Les Crises

Après le faux assassinat d’un journaliste en Ukraine, le brouillard s’épaissit. Par Neil MacFarquhar

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Source : The New York Times, Neil MacFarquhar, 01-06-2018

Le journaliste russe Arkady Babchenko a dit qu’il n’était pas au courant de tous les détails de l’opération, mais qu’il était d’accord avec la simulation de sa mort car il croyait sa vie en danger. photo CreditPool de Valentyn Ogirenko.

Par Neil MacFarquhar

1er juin 2018

MOSCOU – L’étrange galerie de personnages émergeant de l’assassinat truqué d’un éminent critique de Poutine – y compris un prêtre de droite détestant la Russie et le directeur d’un fabriquant d’armes ukrainien – a mis cette affaire déjà bizarre sur la voie d’un cafouillage trouble et sans queue ni tête du genre de ceux dans lesquels l’Ukraine semble se spécialiser.

Le prêtre comme le directeur ont déclaré travailler pour les services de renseignement ukrainiens. Les fonctionnaires ukrainiens l’ont d’abord nié, mais, dans le cas du prêtre, ils se sont ensuite contredits et ont admis qu’il avait joué un rôle, mais ne voulaient pas dire lequel.

De hauts responsables ukrainiens sont sur la défensive depuis mercredi, lorsque le chef des services de sécurité et le procureur général ont annoncé qu’ils avaient mis en scène la mort par balle d’un correspondant de guerre russe dissident afin de faire remonter la piste des éventuels assassins jusqu’aux services de renseignement russes.

Cependant, en l’absence de faits solides et de preuves réelles de tout complot visant à tuer le dissident Arkady Babchenko, des personnages assez invraisemblables sont sortis de l’ombre, le plus improbable étant peut-être le prêtre, qui prétendait avoir été engagé pour mener l’opération à bien.

Oleksiy Tsimbalyuk, autrefois moine et diacre de l’Église orthodoxe ukrainienne qui utilisait le nom clérical Aristarkh, a écrit sur sa page Facebook qu’il était l’homme qui est allé voir les autorités après avoir été engagé pour tuer M. Babchenko.

Cet ecclésiastique n’a jamais caché son antipathie de longue date envers la Russie, combattant les milices soutenues par la Russie dans l’est de l’Ukraine et changeant d’appartenance religieuse à l’Église orthodoxe russe pour une branche dissidente de l’Église orthodoxe qui a déclaré son indépendance de Moscou.

Les photos sur sa page Facebook le montrent en tenue de combat kaki, incluant un écusson de Secteur Droit, une organisation ultranationaliste ukrainienne que certains, en particulier le Kremlin, présentent comme un groupe néonazi. Dans un documentaire de 10 minutes sur lui, paru en ligne en janvier 2017, il a qualifié « d’acte de pitié » l’assassinat de membres des milices soutenues par la Russie dans l’est de l’Ukraine.

Compte tenu de cette inimitié forte et publiquement avouée envers la Russie, il est pour le moins étrange que M. Tsimbalyuk ait été choisi pour exécuter l’assassinat sous contrat d’un éminent critique du Kremlin.

Quand il a posté l’information la première fois sur Facebook, une porte-parole du service de sécurité de l’Ukraine, connue par ses initiales, SBU, a nié qu’il était impliqué. Mais elle a reconnu plus tard qu’il l’avait été.

Ensuite, il y a l’organisateur présumé, qui, selon les autorités ukrainiennes, ne faisait que se mettre en jambes avec l’assassinat de M. Babchenko et avait une liste d’une trentaine d’autres personnes que Moscou voulait prétendument éliminer.

Cet homme, Boris L. Herman, a été mis en accusation devant un tribunal de Kiev jeudi soir et a été placé en détention provisoire pour deux mois. Les procureurs ont dit qu’il avait versé à l’assassin présumé un acompte de 15 000 $, soit la moitié de ce qu’on lui avait promis pour la réalisation de l’attentat.

Au tribunal, M. Herman a essayé à la fois de rattacher le complot au président Vladimir V. Poutine et de prétendre qu’il travaillait lui aussi pour l’Ukraine depuis le début. Il a été contacté pour la première fois il y a six mois, dit-il.

Boris L. Herman a été traduit devant un tribunal de Kiev ce jeudi soir et a été placé en détention provisoire pour deux mois. Les procureurs ont dit qu’il avait donné à l’assassin présumé un acompte de 15 000 $.

M. Herman aurait déclaré selon Interfax Ukraine, une agence de presse : « J’ai reçu un appel d’une connaissance de longue date vivant à Moscou, et au cours de ma communication avec lui, il s’est avéré qu’il travaille pour une fondation de Poutine précisément pour orchestrer la déstabilisation en Ukraine ».

Prétendant qu’il travaillait pour le contre-espionnage ukrainien, il a dit qu’il savait parfaitement bien qu’il n’y aurait pas d’assassinat. Un moine a été engagé parce qu’il ne voulait pas tuer un homme non armé, a-t-il dit au tribunal, et une fois que « l’assassinat » de M. Babchenko a eu lieu, il a dit que son contact russe lui avait donné la liste de 30 autres noms, qu’il a transmis au contre-espionnage ukrainien.

L’avocat de M. Herman, Eugene Solodko, a écrit sur Facebook que son client était le directeur exécutif de Schmeisser, une entreprise ukraino-allemande et seul fabricant d’armes en Ukraine à ne pas appartenir au gouvernement. Elle est spécialisée dans la fabrication de viseurs pour fusils de sniper, écrit-il.

Le bureau du procureur a nié que M. Herman travaillait pour le contre-espionnage ukrainien.

A Moscou, Dmitri S. Peskov, le porte-parole de M. Poutine, a déclaré vendredi que le Kremlin n’avait rien à voir avec l’opération.

« Il n’existe pas ce genre de fondation en Russie », a-t-il dit aux journalistes. « Toute allégation de complicité possible de la Russie dans cette mise en scène n’est que de la diffamation, et ne correspond pas à la réalité. »

L’Ukraine a fait l’objet de critiques constantes de la part d’organisations internationales, de dirigeants politiques étrangers et de journalistes pour avoir simulé l’assassinat, ce qui, selon eux, a validé l’affirmation générale du Kremlin selon laquelle il est accusé à tort pour tous les maux du monde par un Occident « russophobe ».

Outre le fait que la capture de l’organisateur dépendait de l’achèvement de l’assassinat, l’Ukraine n’a pas expliqué clairement pourquoi une telle tromperie était nécessaire. Elle n’a pas non plus fourni de preuves de complicité ou d’un calendrier cohérent. Les fonctionnaires ont déclaré que la ruse était planifiée depuis deux mois.

Le niveau de critique internationale a été tel que l’ambassade d’Ukraine à Londres s’est sentie obligée de publier une déclaration justifiant ce qu’elle a appelé une « opération spéciale », indiquant que « la guerre hybride menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine exige des approches peu orthodoxes ».

Pour sa part, M. Babchenko a dit qu’il n’était pas au courant de tous les détails de l’enquête, mais qu’il a accepté la mystification parce qu’il pensait que sa vie était en danger. De nombreux autres critiques du Kremlin, qui se sont exilés en Ukraine, ont été précédemment assassinés dans les rues de Kiev, la capitale ukrainienne.

« Ils avaient probablement leurs raisons », a-t-il dit au sujet des services de sécurité lors d’une conférence de presse jeudi. « Peut-être qu’ils voulaient rassembler des preuves solides à 100 % ».

Célèbre reporter de guerre, M. Babchenko, 41 ans, a fui la Russie au début de 2017 après une campagne d’intimidation contre lui à la suite de ses critiques sur l’implication russe dans les guerres en Ukraine et en Syrie. Il a dit que des agents ukrainiens l’ont approché il y a un mois pour lui dire que les services de sécurité russes avaient passé un contrat sur lui.

« J’ai dit : « Super. « Pourquoi avez-vous attendu un mois ? » » explique M. Babchenko, qui vit maintenant sous la protection des services de sécurité.

Il a également fourni quelques détails sur la mise en scène du crime de mardi soir dernier. Les agents de sécurité ont pris un de ses sweat-shirts et ont tiré des coups de feu à travers, puis l’ont enduit de sang de porc après l’avoir remis sur lui.

Emmené à l’hôpital après que sa femme, qui était dans le coup, eut appelé une ambulance, il a d’abord été transporté dans une unité de soins intensifs et déclaré mort, puis emmené à la morgue. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il a cessé de faire le mort et a commencé à regarder les hommages qui lui étaient rendus à la télévision.

Iuliia Mendel a contribué aux reportages de l’Ukraine et Oleg Matsnev de Moscou.

Source : The New York Times, Neil MacFarquhar, 01-06-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source

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Commentaire recommandé

Aladin0248 // 17.07.2018 à 07h49

L’Ukraine n’en finit pas de s’enfoncer dans le chaos. Pendant ce temps, Macron lui vend 20 hélicoptère de combat qu’elle ne pourra jamais lui payer, mais ce n’est pas grave : le contribuable français en fera son affaire. Elle n’est pas belle la vie ?

19 réactions et commentaires

  • Pierre D // 17.07.2018 à 06h20

    Attentats au « petit dernier » de Salisbury et de Amesbury, ingérence dans la campagne présidentielle américaine, diffusion de fausses informations (fake news) via RT (ложные новости), piratage du PC du PC à Macron, assassinat au sang de cochon en Ukraine, l’épidémie de russophobie et sa mutation poutinophobe terrassent le monde (occidental)… avec des symptômes nationaux (first).

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    • Kita // 17.07.2018 à 10h09

      De plus, un diacre n’est pas prêtre, c’est un civil .

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      • R.C. // 17.07.2018 à 10h59

        Erreur, cher Kita, un diacre (orthodoxe, comme catholique) n’est pas un « civil » mais est membre du clergé car il a été ordonné. Il est d’ailleurs appelé Отец (Père)…

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        • Kita // 17.07.2018 à 20h18

          Merci, pourtant, j’ai connu un monsieur qui était diacre et qui nous disait ne pas être ordonné. Mais il est bon d’ être remise dans le droit chemin, celui de la vérité, merci encore.

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  • Perret // 17.07.2018 à 07h38

    Intéressant mais imprécis. A commencer par le fait qu’un diacre n’est pas un prêtre.
    La décomposition de l’Ukraine est telle que ce délire a pu se produire.
    Si j’étais un agent du FSB infiltré au SBU, je m’amuserais comme un fou ! Mais les services ukrainiens semblent être devenus si délirants qu’ils sont capables d’avoir imaginé tous seuls ce délire.

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    • RGT // 17.07.2018 à 08h08

      Pas besoin d’agent infiltré au SBU, les ukrainiens se débrouillent très bien tous seuls pour faire les pires conneries de la planète.
      Et quand ils se font prendre le doigt dans le pot de confiture ils invoquent systématiquement la même excuse : Des traîtres infiltrés de Poutine ont corrompu toute l’Ukraine et tirent les ficelles pour déstabiliser le pays afin de les spolier de leur « révolution démocratique ».

      Pour paraphraser mon grand-père, « Le jour où les andouilles voleront, les ukrainiens seront chefs d’escadrille ».

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    • ceusette // 17.07.2018 à 11h25

      Il serait intéressant de savoir aussi s’il appartient à l’Eglise grecque-catholique, l’Eglise catholique de rite latin ou l’Eglise orthodoxe. Cela peut avoir son importance dans le sens où les deux premières sont principalement localisées à l’Ouest du pays (donc proches de la Pologne).

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      • Damda // 17.07.2018 à 21h09

        Église orthodoxe d’après l’article (§5) ; par élimination sur les trois Eglises orthodoxes il y en a une « rattachée » à Moscou, l’autre à Kiev et la troisième est autocéphale. Ce ne peut être que l’une des deux dernières vu la russophobie de cet ancien moine/diacre.

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  • Aladin0248 // 17.07.2018 à 07h49

    L’Ukraine n’en finit pas de s’enfoncer dans le chaos. Pendant ce temps, Macron lui vend 20 hélicoptère de combat qu’elle ne pourra jamais lui payer, mais ce n’est pas grave : le contribuable français en fera son affaire. Elle n’est pas belle la vie ?

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  • Toff de Aix // 17.07.2018 à 08h20

    Qu’importent les histoires, la morale est toujours la même : avec les nazis (ou néo, ce qui est pareil), le pire est toujours à craindre. Cette idéologie est déjà mortifère en soi : rajoutez-y le fanatisme des néo cons américains, persuadés qu’ils ont le droit divin d’ingérence dans les affaires du monde, et vous obtenez la situation actuelle. Car le pire dans cette histoire c’est bien ça : d’autres coups foireux viendront, d’autres grossières manipulations, peut être moins foireuses suivront, mais c’est parce que l’oncle Sam se croit permis d’utiliser ses petites marionnettes à croix gammées et têtes rasées comme arme par destination, que nous en sommes là.

    Et comme avec daesh en Syrie et en Irak, le vrai danger est que les marionnettes se rebellent contre le marionnettiste et prennent le pouvoir…A ce moment-là, les petits coups foireux à la Skripal nous paraîtront bien lointains, et inoffensifs.

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  • Kiwixar // 17.07.2018 à 08h49

    L’Otanie en plein naufrage économique, financier, moral, intellectuel… à grands renforts d’opioïdes, coke et fentanyl : « Pas besoin de preuves, on connaît les coupables vu que c’est l’explication la plus plausible ».

    Allez les gars, serrez-vous entre vous comme des lapins dans les phares (EU, Otan), pendant que les fous moins fous (Trump) cherchent un canot de sauvetage, ou au moins un gilet.

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  • MarcDacier // 17.07.2018 à 08h54

    Dans l’article : « d’acte de pitié » …
    Ce n’est pas une typo ?
    Je pense que c’est plutôt « d’acte de piété »

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  • Olposoch // 17.07.2018 à 08h55

    On imagine que le journaliste qui s’est prêté a la mise en scène (dans quel but?) a vite réalisé que s’il disparraissait vraiment ça aurait arrangé beaucoup trop de monde et a du se montrer vite…

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  • R.C. // 17.07.2018 à 10h49

    L’affaire est énorme et glauque. Ce qui est pourtant particulièrement pitoyable, c’est le comportement de nos médias qui ont pudiquement détourné la tête (à force, le torticolis permanent les guette) pour ne pas devoir se renier.
    L’Ukraine noir/rouge, celle du Trident et du Wolfsangel ; celle des oligarques qui pompent avidement dans les caisses d’un pays désespérément en faillite, a été déclarée publiquement comme faisant partie du « camp du bien » (face à la méchante Russie).
    Lequel de nos plumitifs et de nos perroquets serviles oserait-il contredire la doxa (et mécontenter ses employeurs) ?

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    • Cyd // 17.07.2018 à 12h02

      J’ai eu un Arctic récemment dans l’Humanité sur les hordes nazi perturbant la Gay Pride de Kiev

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  • Tonton Poupou // 17.07.2018 à 12h32

    Le guignol babchenko est carbonisé.
    En temps que …… « journaliste ».
    En temps que russe.
    Il partira avec les autres quand les ukrainiens tireront la chasse d’eau.

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