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5.mai.20185.5.2018 // Les Crises

La russophobie et la nouvelle Guerre froide, par Stephen F. Cohen

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Source : The Nation, Stephen F. Cohen, 04-04-2018

Stephen F. Cohen, professeur émérite d’études et de politique russes à NYU [New York University] et à Princeton, et John Batchelor poursuivent leurs discussions (habituellement) hebdomadaires sur la nouvelle Guerre froide entre les États-Unis et la Russie. (Les épisodes précédents, qui en sont maintenant à leur cinquième année, se trouvent sur TheNation.com.)

Cohen a déjà expliqué pourquoi la nouvelle Guerre froide est potentiellement encore plus dangereuse que la précédente d’il y a 40 ans, citant des facteurs tels que la présence de l’épicentre politique aux frontières de la Russie, l’absence d’un code de conduite mutuel et la diabolisation sans précédent du dirigeant du Kremlin. Il n’avait pas beaucoup étudié le rôle de la russophobie parce qu’il pensait qu’elle n’avait pas été un facteur causal important, contrairement à l’anticommunisme, dans la précédente, se rappelant un épisode dans sa propre famille et, plus important encore, les paroles de George Kennan, l’architecte de l’endiguement, en 1951, sur le peuple russe : « Donnez-leur du temps, laissez-les être russes, laissez-les résoudre leurs problèmes internes à leur manière… vers la dignité et la sagesse dans le gouvernement ».

Mais les déclarations russophobes frappantes de l’ancien chef des services de renseignements américains en 2017 ont amené Cohen à reconsidérer ce facteur : le directeur du renseignement national, James Clapper, qui a déclaré sur la chaîne de télévision nationale NBC, « les Russes, qui sont typiquement presque génétiquement poussés à récupérer, conquérir, gagner des faveurs » ; et le directeur de la CIA, John Brennan, qui a averti que les Russes « essaient de suborner des individus et qu’ils essaient d’amener des individus, y compris des citoyens américains, à agir en leur nom, volontairement ou non… Souvent, les individus qui empruntent le chemin de la trahison ne s’en rendent compte que lorsqu’il est trop tard ». L’ancien directeur du FBI James Comey a ajouté : « Ils en ont après l’Amérique ». Et le sénateur John McCain a souvent cité la Russie comme étant « une station-service déguisée en pays ». De tels commentaires de la part de hauts responsables du renseignement, dont la profession exige une objectivité rigoureuse, et de personnalités politiques influentes, ont poussé Cohen à rechercher d’autres déclarations de ce genre de la part de leaders d’opinion et de publications. Il ne donne que quelques uns des nombreux exemples représentatifs.

  • L’élection présidentielle de mars, une sorte de référendum sur ses 18 ans à la tête du pays, a donné à Vladimir Poutine un appui retentissant, près de 77 %. L’élection a été largement caractérisée par les principaux médias américains comme une « imposture », ce qui dénigre, bien sûr, l’intégrité des électeurs russes. En effet, un fervent de la diabolisation de Poutine avait auparavant qualifié l’opinion publique russe « d’opinion de foule ».
  • Un rédacteur de Rolling Stone va plus loin, expliquant que les « experts de la Russie » réfléchissent « beaucoup à ce qui passe pour la société civile dans la Russie moderne qui est, en fait, contrôlée par Poutine ». La société civile signifie, bien sûr, tous les groupes et associations non étatiques, c’est-à-dire la société elle-même.
  • On peut lire dans un récent éditorial du Washington Post ce qui suit : « Est-ce un crime d’adorer Dieu ? Selon la Russie, oui ». Il s’agit d’un pays où l’Église orthodoxe est florissante et où les Juifs sont plus libres qu’ils ne l’ont jamais été dans l’histoire de la Russie.
  • Un chroniqueur sportif du Washington Post, se référant à des accusations de dopage, qui pourraient s’effondrer, qualifie les médaillés russes de 2018 de représentants d’une « nation honteuse ».
  • Un chroniqueur du New York Times approuve un chroniqueur du Post, un expert sur la Russie, pour avoir affirmé que « la Russie de Poutine » est « une puissance anti-occidentale avec une vision différente et plus sombre de la politique mondiale… [une] puissance violant les normes ».
  • Selon un expert de longue date de Fox Russia, qui a récemment démissionné, Poutine se comporte comme il le fait « parce qu’ils sont Russes ».
  • Il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des caricatures médiatiques omniprésentes qui dépeignent la Russie comme un ours menaçant et vorace.

Comment expliquer cette russophobie omniprésente ? Trois livres importants mais peu remarqués fournissent beaucoup de recul historique et d’analyses utiles : The American Mission and the « Evil Empire » [la mission de l’Amérique et « l’empire du Mal », NdT], de David S. Foglesong ; Russophobia d’Andrei P. Tsygankov ; et, plus récemment, de Guy Mettan Creating Russophobia [créer la russophobie, NdT], qui l’assimile à une « folie anti-russe ». Ils examinent de nombreux facteurs : les peuples ethniques (maintenant des États indépendants avec de grandes diasporas) avec des griefs historiques contre les empires tsaristes et soviétiques ; les évolutions historiques à partir du 19e siècle ; les besoins budgétaires du complexe militaro-industriel américain actuel d’un « ennemi » depuis la fin de l’Union soviétique ; d’autres lobbies anti-russes actuels aux États-Unis et l’absence de lobbies pro-russes ; ainsi que d’autres facteurs explicatifs.

Tous doivent être pris en compte, mais pour Cohen, trois choses sont certaines : Les attitudes russes envers l’Amérique ne sont pas historiquement ou génétiquement prédéterminées, comme en témoigne la « Gorbymania » qui a balayé les États-Unis à la fin des années 1980 lorsque le président russe Mikhaïl Gorbatchev et le président américain Ronald Reagan ont tenté de mettre fin à la précédente Guerre froide ; la diabolisation extraordinaire de Poutine s’est associée à la Russie ; et la russophobie des élites politiques et des médias américains – bien moins parmi les citoyens ordinaires – est un autre facteur qui a rendu la nouvelle Guerre froide beaucoup plus dangereuse.

Stephen F. Cohen est professeur émérite d’études et de politique russes à l’Université de New York et à l’Université de Princeton et rédacteur en chef de The Nation.

Source : The Nation, Stephen F. Cohen, 04-04-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Commentaire recommandé

DUGUESCLIN // 05.05.2018 à 06h06

Que pensez-vous que les jeunes russes peuvent ressentir face à ces insultes et au mépris du monde occidentaliste façon américaine?
Il suffit d’aller dans le métro de Moscou où les jeunes et moins jeunes lisent toutes ces inepties sur leurs « smart phone ». (la WI-FI est gratuite dans le metro). Cela fait l’effet inverse. Les russes aiment les débats contradictoires à la télé, où les pro-atlantistes s’en donnent à cœur joie, mais se dévoilent face aux contradicteurs. Ce n’est quand même pas par ignorance ou stupidité que tous ces russes soutiennent leur président. Les tentatives atlantistes, lourdes et pénibles, pour déstabiliser la jeunesse russe, font l’effet inverse. L’ignorance et la stupidité n’est pas du côté que l’on croit.
Le président de la Fédération de Russie n’est pas un élu par défaut.
La propagande atlantiste insultante et méprisante envers les russes est pitoyable, tout simplement. Quand je discute avec des jeunes russes à Moscou, je suis surpris par leur connaissance et leur pertinence. Et chez nous? Où en sommes-nous de l’esprit critique et du débat contradictoire devenu presque impossible?
Ce n’est pas en prenant les gens pour des imbéciles, ni par les insultes, qu’on peut les convaincre.

15 réactions et commentaires

  • DUGUESCLIN // 05.05.2018 à 06h06

    Que pensez-vous que les jeunes russes peuvent ressentir face à ces insultes et au mépris du monde occidentaliste façon américaine?
    Il suffit d’aller dans le métro de Moscou où les jeunes et moins jeunes lisent toutes ces inepties sur leurs « smart phone ». (la WI-FI est gratuite dans le metro). Cela fait l’effet inverse. Les russes aiment les débats contradictoires à la télé, où les pro-atlantistes s’en donnent à cœur joie, mais se dévoilent face aux contradicteurs. Ce n’est quand même pas par ignorance ou stupidité que tous ces russes soutiennent leur président. Les tentatives atlantistes, lourdes et pénibles, pour déstabiliser la jeunesse russe, font l’effet inverse. L’ignorance et la stupidité n’est pas du côté que l’on croit.
    Le président de la Fédération de Russie n’est pas un élu par défaut.
    La propagande atlantiste insultante et méprisante envers les russes est pitoyable, tout simplement. Quand je discute avec des jeunes russes à Moscou, je suis surpris par leur connaissance et leur pertinence. Et chez nous? Où en sommes-nous de l’esprit critique et du débat contradictoire devenu presque impossible?
    Ce n’est pas en prenant les gens pour des imbéciles, ni par les insultes, qu’on peut les convaincre.

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    • Arcousan09 // 05.05.2018 à 14h32

      Je confirme, une de mes filles vit avec sa famille en Russie depuis 2012
      Au passage les français y sont très bien accueillis et intégrés … la réciproque n’est pas évidente

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  • Brigitte // 05.05.2018 à 08h18

    La Russie, vue des USA est en fait leur miroir déformant car tout ce qui est reproché à la Russie est exactement une caricature des USA. Les américains font-ils une crise de transfert paranoïde? car il s’agit bien d’une folie russophobe dangereuse avec risque de passage à l’acte dévastateur.
    D’après ce que je sais de la Russie, j’y vais dans une semaine donc je pourrai me faire une idée, il n’y a aucun signe d’une culture agressive qui s’oppose à l’Occident, bien au contraire. La Russie a toujours été un peu écartelée entre l’Asie et l’Europe mais son centre culturel est en Europe, géographiquement.
    Aujourd’hui, avec la colonisation anglo-américaine mondialisée, tout est traduit en anglais comme en Asie. J’ai d’ailleurs été choquée qu’au centre de retrait des Visas russes à Paris, l’anglais règne en maître.

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    • lvzor // 06.05.2018 à 20h00

      « J’ai d’ailleurs été choquée qu’au centre de retrait des Visas russes à Paris, l’anglais règne en maître. »

      C’est sans doute sur instruction du gouvernement français, dans le même texte, totalement passé inaperçu, qui oblige Bercy à nommer désormais les impôts en globish.

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    • tepavac // 07.05.2018 à 01h05

      « J’ai d’ailleurs été choquée qu’au centre de retrait des Visas russes à Paris, l’anglais règne en maître. »

      Oui cela réveille d’un coup, si même les étrangers sont persuadés que nous sommes tous anglophone alors…..
      C’est comme pour les débats contradictoires entre opinions politiques évoqués par Duguesclin, il est d’ailleurs regrettable qu’ils ne soient traduit afin que nos chers compatriotes puissent se rendre compte en le comparant avec le non-débat présidentiel.
      Entendre aujourd’hui des usurpateurs se prévaloir et se gargariser de démocratie c’est juste pathétique.

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  • Charles Michael // 05.05.2018 à 08h20

    Cher DUGUESCLIN,
    Il n’est pas exagéré de dire qu’une chappe de plomb s’est abattue sur les populations européennes prisonnières de l’Union maudite.
    L’adjudant de la Vérité Obligatoire nous en a donné un extrème exemple dans son édito du 03 courant:
    https://mail.google.com/mail/u/0/#inbox/16327be401421577

    En 35 minutes de langage diplomatique Hubert Védrine ne nous révèle rien à part ses doutes, en recherche d’emploi ?
    Guénolé frôle les sujets qui fachent et plaide pour une sortie de l’Otan, c’est déjà ça.

    Jour de fête au NeuNeu, parait-il aujourd’hui.

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  • un lecteur // 05.05.2018 à 09h13

    Le livre de Guy Mettan est paru originalement en français, en 2015, sous le titre « Russie-Occident, une guerre de mille ans», sous-titre « la russophobie de Charlemagne à la crise ukainienne », aux éditions des Syrtes, Genève.

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  • Jean c // 05.05.2018 à 09h31

    une société hystérique (érotisation,agressivité sur tous les modes,théatralisme, »in »-culpabilité, etc… Une société schizophrène (on pleure sur Cendrillon de Disney mais on ignore les 500 000 enfants irakiens morts du boycott, on encense des schwarzen et autres willis mais on flingue Kennedy ou Luther King, on monte des fausses nouvelles pour faire la guerre -du mexique à Irak en passant par le Vietnam ou Pearl Harbour-, on pleure les victimes d’armes à feu mais on en vend à qui veut,etc… etc…) Qu’attendre d’une telle psychologie et de telles incohérences ?

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  • max // 05.05.2018 à 09h36

    Il y a eu beaucoup de débats, y compris, sur ce forum, pour savoir si la retenue de la Russie était le bon choix c’est-à-dire celui de la sagesse et de la raison. Mais le camp d’en face n’analyse pas la retenue de la Russie de la même manière et pense que la Russie n’osera pas et que donc le bloc occidentaliste peut non seulement continuer mais augmenter la pression.
    Lavrov a parlé de deux zones chaudes, il en a oublié une 3eme (volontairement a mon avis) qui est l’arctique et qui vise le territoire même de la Russie, les USA exigent que la Russie donne accès librement a sa route maritime arctique.
    La retenue russe à des conséquences y compris dans ses anciennes républiques qui commencent a larguer les amarres.
    La Russie s’estime être un état occidentaliste, le tournant asiatique et notamment vers la Chine est vécu comme une contrainte.
    Combien de temps la Russie va rester sans réagir et tirer les conséquences de la guerre hybride que les USA lui font subir ????

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    • Scytales // 06.05.2018 à 15h43

      Les « anciennes républiques » que vous évoquez sont sans nul doute les 14 anciennes républiques fédérées qui, avec la république fédérale socialiste soviétique de Russie, composaient l’URSS.

      Ce ne sont donc pas des anciennes républiques russes (ce qu’implique l’usage de l’article possessif « ses ») mais des anciennes républiques soviétiques, ce qui est très différent.

        +3

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    • tepavac // 07.05.2018 à 02h00

      Ce n’est pas à proprement parler, de la retenue mais le développement d’une suite de réponses adaptées à la situation et face à des adversaires peu commodes et redoutables.

      La Russie, mais aussi la Chine et certains autres pays sont persuadés que le train de vie à crédit (planche à billets) a des limites, ils attendent cette phase de l’entreprise en escroquerie créée par les petits malins de Bretton woods.

      Le principe du stratagème de cette entreprise étant, qu’un crédit illimité permet d’acheter toutes les productions de richesses, qu’elles soient médicales, alimentaires, militaires, intellectuelles etc, pour en avoir le contrôle exclusif.
      Mais pour que cela fonctionne encore faut-il que ce billet soit accepté par les détenteurs de richesse!

      En dehors du totalitarisme rampant qui se profile en cas de réussite de ce projet mégalomaniaque, la particularité du principe est qu’une fois le mécanisme amorcé, soit on gagne tout, soit on perd tout. Tout abandon en cour de développement est synonyme de dépossession.

      Finalement on reconnait là la maladie du joueur de poker,

        +1

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  • Marie // 05.05.2018 à 11h43

    La russophobie a commencé il y a quelque temps sur la chaîne Arte et c’est « le Monde diplomatique » qui s’en est le premier fait l’écho.Titre évocateur dans le dernier « Manière de voir » : « Une chaine paranoïaque nommée Arte ».

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    • MichelR // 05.05.2018 à 12h33

      oui, une chaine du Service Public financée par qui?

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  • Loxosceles // 05.05.2018 à 13h10

    Cela peut apparaître comme un point de détail, mais je me demande s’il est plus pertinent de parler de russophobie ou d’antirussisme. Sur dedefensa.org, Philippe Grasset a opté pour la seconde dénomination. Pour ma part, j’ai tendance à penser qu’il y a une mentalité antirussiste cynique (des lobbies, comme dit dans l’article) qui essaye de fabriquer de la russophobie (une crainte des russes en général) à partir de rien. Ces lobbies étant dominants, relevant de l’idéologie néocons omniprésente, elle s’impose malheureusement naturellement en occident. Si les russes ont une « opinion de foule », que penser des masses occidentales…

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  • Spartel // 05.05.2018 à 13h48

    C’est Alexis de Tocqueville qui le premier fait de la Russie, l’ennemi principal des États Unis d’Amérique. Il y a certes deux facettes chez AdT, une éthique de la conviction et une éthique de la responsabilité. Depuis la lecture  » De la démocratie en Amérique  » a du faire son effet sur les jeunes américains. Dans les  » négociations « avec Moscou, Washington devrait demander l’achat de la péninsule du Kamchatka, juste à la frontière chinoise. Pourquoi pas, après tout, les Russes ont bien vendu l’Alaska, et doivent s’en mordre les doigts.

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