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4.décembre.20154.12.2015 // Les Crises

La vraie nature de Monsieur Erdogan, par Alexandre del Valle

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Source : Politique Internationale, n°148

Essayiste et éditorialiste. Auteur, entre autres publications, de : La Turquie dans l’Europe, un cheval de Troie islamiste ?, Les Syrtes, 2003 ; Le Complexe occidental. Petit traité de déculpabilisation, Éditions du Toucan, 2014 ; Le Chaos syrien. Printemps arabes et minorités face à l’islamisme, Dohw éditions, 2015.

la vraie nature de MONSIEUR ERDOGAN

Depuis l’arrivée au pouvoir, en 2002, du Parti de la justice et du développement (AKP) d’inspiration islamiste, la Turquie a connu une mutation économique, politique, socio-religieuse et stratégique impressionnante. Le changement porte surtout sur l’identité nationale et la nature du régime politique : construction massive de mosquées ; renvoi des militaires dans leurs casernes ; autorisation du port du voile dans les écoles ; projets de révision de la Constitution instaurant un présidentialisme fait sur mesure pour Erdogan.

Mais la politique étrangère n’est pas en reste : tout en maintenant sa candidature à l’Union européenne, Ankara a mené une diplomatie à la fois « néo-ottomane », tournée vers le monde arabo-musulman, et multilatérale en direction des pays asiatiques. Cette Turquie post-kémaliste se pose en championne des Frères musulmans et des Palestiniens. Rompant brutalement avec son vieil allié Bachar el-Assad, elle a pris fait et cause pour les rebelles sunnites en guerre contre le régime syrien, jusqu’à adopter une attitude ambiguë envers les groupes islamistes djihadistes, y compris l’État islamique… Arguant de sa situation de corridor énergétique, Ankara a également resserré ses liens avec la Chine, la Russie et l’Iran.

Surenchère anti-israélienne pour séduire la rue arabe et islamiste

Tribun « islamo-populiste » hors pair, Recep Tayyip Erdogan a su jouer, depuis 2002, la carte de la réislamisation en vue de fidéliser son électorat sunnite et de permettre à la Turquie de reprendre pied dans ses anciennes possessions ottomanes (Égypte, Gaza-Palestine, Liban-Syrie, Maghreb, Balkans…). Cette stratégie s’est déployée de façon progressive afin de ne pas braquer ses alliés occidentaux qui l’ont aidé à arriver au pouvoir et à vaincre l’« État profond » kémaliste (1). Mais, à partir de la fin des années 2000, elle s’est intensifiée à coups de surenchères verbales anti-israéliennes destinées à séduire les millions de musulmans attachés à la cause palestinienne.

Plusieurs événements ont marqué la fin de l’amitié turco-israélienne (2). Le point de quasi-rupture a été atteint avec l’affaire de la flottille de Gaza, en mai 2010, lorsque des commandos israéliens ont tué neuf militants turcs pro-palestiniens à bord d’un ferry turc chargé d’aide humanitaire qui tentait de briser le blocus de Gaza. Un prétexte tout trouvé pour dénoncer l’ex-allié israélien. Ankara a par la suite pleinement approuvé l’obtention, par la Palestine, d’un statut d’observateur à l’ONU, puis appelé à la création d’un « État palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale », ce que refuse l’État hébreu, avec lequel la Turquie reste pourtant liée par un traité (3). Emboîtant le pas à son président, le premier ministre Davutoglu a déclaré, lors d’une réunion de l’Organisation de la coopération islamique (à Djibouti, novembre 2012), que les « attaques dans la bande de Gaza – prison à ciel ouvert – sont un crime contre l’humanité » (4).

Déjà très liée aux Frères musulmans, qui organisent chaque année à Istanbul leur réunion internationale, la Turquie de l’AKP est devenue la nouvelle terre d’accueil du Hamas, branche palestinienne des Frères. Des membres de son aile armée s’entraînent sur son sol avec l’assentiment des autorités turques. D’évidence, ce soutien, qui a culminé avec l’installation officielle à Istanbul du siège du Hamas après son expulsion de Damas en 2011, pose un problème sécuritaire aux pays de l’Otan qui considèrent toujours ce mouvement comme terroriste. Malgré les protestations israéliennes et américaines, en 2013, Ankara a permis au Hamas d’élargir les activités de son siège turc, dirigé par Salah Al-Arouri.

Parmi les personnalités du Hamas installées en Turquie, on dénombre aujourd’hui vingt anciens prisonniers reconnus coupables d’actes terroristes, qui ont été libérés dans le cadre de l’échange avec le soldat israélien Gilad Shalit, notamment Zaher Jabarin et Jihad Yarmur, impliqués dans l’assassinat du soldat Nachshon Wachsman en 1994. Plus étonnant encore pour un pays qui s’est souvent présenté comme un rempart contre le terrorisme islamiste, la Turquie d’Erdogan tolère que le Hamas profite de son bureau à Istanbul pour recruter de jeunes Palestiniens étudiant en Turquie, en Jordanie ou en Syrie. Depuis que la Jordanie n’autorise plus les membres du Hamas à suivre une formation militaire sur son sol, les nouvelles recrues sont envoyées au siège stambouliote d’où elles sont ensuite acheminées vers des camps d’entraînement. En décembre 2014, Khaled Mechaal, chef du Bureau politique du Hamas, a été reçu avec tous les honneurs lors du congrès annuel de l’AKP et a prononcé à cette occasion un discours invitant à renforcer la coopération entre la Turquie et les Palestiniens en vue de « lutter pour libérer Jérusalem » (5).

Les postures anti-israéliennes des autorités turques méritent toutefois d’être relativisées : 1) l’AKP n’a jamais réellement rompu avec Israël, dont l’armée continue de coopérer avec l’armée turque ; 2) les déclarations d’Erdogan ou de Davutoglu reprochant à Israël sa politique de « colonisation » et de construction de milliers de logements dans des colonies juives sonnent comme des accusations miroirs, car la Turquie n’a jamais mis fin à la politique d’occupation et de colonisation – condamnée par l’ONU et le Conseil de l’Europe – de 37 % du nord de l’île de Chypre (« république turque de Chypre du Nord, RTCN, non reconnue internationalement »). Depuis 2008, Ankara a même menacé à plusieurs reprises la république de Chypre (membre de l’UE) d’intervenir militairement si jamais elle accordait des permis d’exploration gazière à Total ou à des consortiums franco-russe, italien (ENI) et sud-coréen (Kogas) (6).

Soutien aux révolutionnaires islamistes sunnites et échec de la diplomatie « zéro ennemi »

À partir du printemps 2011, pariant sur le succès des révolutions arabes, la Turquie a rompu avec ses anciens alliés nationalistes hostiles aux insurgés islamistes (Syrie de Bachar el-Assad, Libye de Kadhafi et, depuis 2013, Égypte du maréchal-président al-Sissi). Ankara a également perdu de son crédit au Liban et en Tunisie, où elle avait misé sur les Frères musulmans. En soutenant les révolutionnaires fréristes et en sous-estimant la capacité de réaction des forces hostiles aux islamistes, Ankara a en réalité réduit sa « profondeur stratégique » plus qu’elle ne l’a élargie, consacrant ainsi l’échec de la doctrine chère à Davutoglu du « zéro ennemi ».

La stratégie d’Ankara visant à obtenir le renversement du régime baasiste de Damas pour gagner les coeurs des masses sunnites solidaires des rebelles syriens a encouragé le gouvernement turc à soutenir pratiquement toutes les forces combattantes susceptibles de renverser Bachar el-Assad : de façon officielle, les rebelles sunnites « modérés » puis, de façon moins officielle, le Front islamique, l’Armée de la conquête (7) et même l’État islamique (Daech (8)).

Dès le début des opérations militaires occidentales en Syrie et en Irak, Ankara a refusé que l’aviation américaine utilise les bases de l’Otan pour bombarder les positions de l’EI – et cela, au risque d’apparaître comme un partenaire objectif des djihadistes. Rappelons que la Turquie abrite 24 bases de l’Otan (9), que l’armée de l’air turque dispose des dernières technologies issues de l’industrie militaire américaine et que ses pilotes sont formés par les États-Unis… Consternés, les stratèges de l’Otan et des pays en guerre contre Daech savent que, depuis le début de la guerre civile syrienne, Ankara a fermé les yeux sur les camps d’entraînement de l’EI installés sur son territoire et sur le passage à travers sa frontière d’armes et de djihadistes du monde entier. Ils sont souvent recrutés en Turquie – dans les mosquées, les écoles et même parmi les forces de sécurité -, ce pays étant devenu une base arrière pour la plupart des groupes islamistes syriens, y compris ceux liés à Daech et à al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda).

C’est d’ailleurs par la Turquie que transitent les volontaires européens, comme Hayat Boumeddiene, la compagne du terroriste français Amedy Coulibaly, auteur de la tuerie de l’Hyper Cacher en janvier 2015, ou encore les trois lycéennes londoniennes (10) qui ont été approchées sur Twitter par une militante djihadiste. Certes, le gouvernement turc assure qu’il fait tout ce qui est en son pouvoir pour sécuriser les 800 kilomètres de frontière séparant les deux pays ; mais selon les passeurs, les combattants sunnites et les réfugiés, il est clair que les mafias locales et les forces de l’ordre corrompues ont organisé un véritable business. Pour 25 dollars, n’importe quel candidat au djihad peut franchir la frontière turque pour rejoindre Daech, al-Nosra, al-Ahram ou le Front islamique. Certains passeurs turcs « louent » carrément des sections de la frontière syro-turque à des « émirs » de Daech. Ajoutons que, jusqu’à présent, les autorités d’Ankara se sont bien gardées de mettre un terme à la contrebande d’hydrocarbures en provenance d’Irak et de Syrie – ce qui est loin d’être anodin lorsque l’on sait que les dizaines de champs pétroliers et de raffineries contrôlés par l’EI génèrent quelque 2 millions de dollars de recette par jour !

Pis encore : fin 2014, alors que le secrétaire américain à la Défense, Chuck Hagel, tentait de convaincre Ankara de participer à l’offensive occidentale contre Daech, le président Erdogan refusa de soutenir militairement les forces kurdes qui défendaient la ville frontalière de Kobané (nord de la Syrie), assiégée depuis plusieurs mois par les combattants de l’État islamique (reprise par les Kurdes en janvier 2015) et d’ouvrir la base militaire d’Inçirlik aux avions de la coalition internationale. L’armée de l’air turque alla même jusqu’à bombarder des cibles du PKK dans le sud-est de la Turquie, une première depuis le cessez-le-feu décrété par les rebelles kurdes en mars 2013.

Le refus d’Ankara de se joindre aux opérations de la coalition a contribué à compromettre le fragile accord de paix conclu en 2013 avec le PKK. Et le succès inattendu du parti kurde HDP à l’occasion des élections générales turques du 7 juin 2015 (13 %, 80 députés) n’est pas étranger à ce refroidissement des relations turco-kurdes sur fond de chaos syrien et régional. En novembre et décembre 2014, les manifestations pro-kurdes se sont multipliées en Turquie, faisant plusieurs dizaines de morts. Mais Ankara a toujours comme priorité la lutte contre le régime d’Assad. D’où la revendication d’une zone d’exclusion aérienne au nord-ouest de la Syrie en échange d’une participation turque – pour l’heure toute symbolique – à la lutte contre l’EI (11). Et le gouvernement AKP continue de refuser que les forces kurdes de Syrie soient intégrées au programme d’entraînement des rebelles syriens mis en place en avril 2015 conjointement avec le Qatar, l’Arabie saoudite et les États-Unis.

Préférer les rebelles djihadistes syriens aux Kurdes ?

En fait, la position d’Ankara obéit à une logique nationale-islamiste : les djihadistes sunnites ne sont pas considérés comme l’ennemi principal mais comme des forces – certes à surveiller – susceptibles de contribuer à la chute du régime de Bachar el-Assad. Ils permettent aussi de lutter contre l’ennemi intérieur que constitue l’irrédentisme kurde du PKK turc dans la mesure où ce PKK dispose d’une base arrière en Syrie tenue par le Parti de l’union démocratique (PYD) et ses combattants. De ce point de vue, les exigences des Occidentaux, qui voudraient voir la Turquie favoriser l’envoi de combattants du PKK turc pour aider leurs frères du PYD turc en Syrie, sont inacceptables aux yeux d’Ankara.

On ne saurait toutefois réduire la politique kurde d’Ankara à l’expression d’une simple inimitié. Les choses sont plus complexes qu’il n’y paraît et l’hostilité envers les indépendantistes kurdes du PKK turc et leurs alliés de Syrie est compensée par une coopération économique, politique et culturelle étroite avec le Kurdistan autonome d’Irak. Celui-ci est gouverné notamment par le Parti démocratique du Kurdistan de Massoud Barzani, historiquement opposé aux partis-guérillas marxistes kurdes de Syrie (PYD) et de Turquie (PKK). Après l’intervention anglo-américaine de 2003 (12), le Kurdistan irakien est devenu, dès 2005-2006, un allié d’Ankara. Près de 70 % des importations irakiennes de produits turcs sont destinées à la province kurde, où la Turquie s’approvisionne en pétrole et en gaz. C’est dans le cadre de cette alliance pragmatique qu’Ankara a fourni une assistance logistique et une aide en matière de renseignement aux forces irakiennes en guerre contre l’EI (13). Mais la collaboration d’Ankara à la lutte contre l’EI s’est arrêtée là, l’armée turque ne pouvant mener une action militaire directe contre Daech qu’en cas de légitime défense (14).

Cette posture prudente a valu à la Turquie d’être jusqu’à présent épargnée par le terrorisme djihadiste et a permis aux services spéciaux de négocier avec succès la libération des 46 ressortissants turcs enlevés par l’EI en juin 2014 à Mossoul. Une fois les otages libérés sans violence, le 20 septembre 2014, le gouvernement d’Ankara a exprimé sa volonté de rejoindre la coalition internationale et a fait voter au Parlement une motion autorisant son armée à se déployer en Irak et en Syrie. Mais à deux conditions : que le régime de Bachar el-Assad soit clairement désigné comme la cible principale et qu’une zone d’exclusion aérienne soit instaurée. Aujourd’hui, la Turquie soutient, avec le Qatar et l’Arabie saoudite, l’Armée de la conquête, qui s’est emparée de la province d’Idleb dans le nord-ouest de la Syrie, et qui n’est en fait qu’une création d’Al-Qaïda « canal historique » via le Front al-Nosra. Ce faisant, Ankara aide indirectement d’autres djihadistes anti-Assad, dans la mesure où la pression exercée par l’Armée de la conquête sur Damas a obligé le régime syrien à abandonner l’est du pays à Daech afin de concentrer ses efforts sur Homs, Alep, la côte et la capitale.

En mars 2015, la Turquie a certes officiellement déclaré qu’elle changeait d’attitude, notamment en annonçant un ralliement tout symbolique à la coalition anti-Daech, mais le premier ministre Ahmet Davutoglu a clairement confirmé qu’Ankara n’enverrait pas de troupes pour combattre l’État islamique, la contribution turque se limitant à une aide logistique et humanitaire. Des avions-cargos remplis de matériels militaires (tenues de camouflage, rangers, tentes, couvertures, etc.) ont été envoyés à Bagdad. La Turquie a également poursuivi sa politique d’évacuation des populations civiles et d’accueil massif de réfugiés syriens au nom de sa politique de la « porte ouverte » – une politique très critiquée par l’opposition kémaliste qui voit dans les deux millions de déplacés irakiens et syriens présents en Turquie une réserve de cellules terroristes dormantes…

La voie eurasiatique et la vocation turque de corridor énergétique

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Notes :
(1) Derin devlet : littéralement, l’« État profond » (de l’arabe dawla, État, et du turc derin, « profond »). Manière dont la Turquie appréhende la question de l’intérêt national et de l’État (« fort et sacré ») dont les droits transcendent ceux de l’individu. Le derin devlet traduit une conception ultra-nationaliste de la souveraineté qui inspire à la fois l’état-major de l’armée turque et les nationalistes kémalistes ainsi que l’extrême droite. Il désigne aujourd’hui ceux qui demeurent prêts à intervenir (face aux « gauchistes », aux « séparatistes » ou aux « islamistes réactionnaires ») pour « empêcher le démantèlement de la Turquie ». Celle-ci serait « menacée » par ses voisins hostiles (Grecs, Arméniens, Iraniens, Arabes, Kurdes, etc.), toujours prêts à revenir au traité de Sèvres qui prévoyait la division de l’actuelle Turquie après la défaite définitive de l’Empire ottoman (ce traité fut invalidé en 1923 par le traité de Lausanne qui a fondé la République turque moderne).(2) Les deux gouvernements s’étaient violemment opposés au sujet de la guerre contre le Hamas (27 décembre 2008-17 janvier 2009) et l’arraisonnement par Israël (31 mai 2010) de la flottille se dirigeant vers Gaza (voir infra).(3) Rappelons enfin qu’à partir de 1994 quatorze accords militaires ont été signés entre les deux parties. Le 18 septembre 1995 fut signé à Tel-Aviv le « mémorandum » sur l’aviation militaire. Quelques mois plus tard, le 23 février 1996, le directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, le général David, et le premier secrétaire de la représentation turque, Cevik Bir, signaient des « accords de coopération et d’entraînement ». Ces accords portaient sur les entraînements conjoints entre les forces aériennes et maritimes des deux pays, l’échange de personnel militaire ou encore la possibilité offerte aux deux parties d’utiliser leurs bases militaires respectives. L’alliance militaire entre les deux pays est officiellement rompue en juin 2010, au lendemain de l’attaque d’un navire turc en route pour la Palestine (« Flottille de la paix ») par Tsahal, qui fait 9 morts civils. Mais depuis 2013, dans le contexte du chaos syrien et régional, les relations entre la Turquie et Israël se sont réchauffées : Ankara a repris ses achats d’armements auprès de l’État hébreu, notamment des systèmes logistiques électroniques destinés à équiper des avions Awacs.(4) Voir Alexandre del Valle, « La stratégie néo-ottomane d’Erdogan pour réislamiser la Turquie et influencer le Proche-Orient », Atlantico, 12 novembre 2012, http://www.atlantico.fr/decryptage/turquie-proche-orient-strategie-neo-ottomane-erdogan-pour-reislamiser-turquie-et-influencer-proche-orient-alexandre-del-valle-564237.html.

(5) Des centaines de recrues ont été formées à l’utilisation d’armes légères, à la fabrication de bombes et aux opérations spéciales en Turquie, avant d’être envoyées sur le théâtre syrien ou cisjordanien. Les services de renseignement israéliens ont révélé, en 2014, à l’occasion de l’arrestation de cent terroristes qui préparaient des attentats dans l’Autorité palestinienne, que le chef du réseau, Riad Nasser, était un ancien du Hamas ayant opéré en liaison avec le siège d’Istanbul. De même, le chef du groupe de trente terroristes arrêtés en septembre 2014, Manaf Ajbara, étudiant originaire de Tulkarem, a été recruté en Turquie. Les assassins des trois adolescents israéliens tués en juin 2014 ont également été recrutés par le siège stambouliote. Et une part importante des armes du Hamas en Cisjordanie a été achetée par le siège d’Istanbul.

Concernant l’implication de la Turquie aux côtés des djihadistes et notamment de l’État islamique en Syrie, elle est constatée par tous les services de renseignement des pays occidentaux qui savent qu’une partie du territoire turc frontalier de la Syrie a servi depuis 2013 au moins de base arrière aux djihadistes de Daech et aujourd’hui au Front al-Nosra (branche syrienne d’Al-Qaïda) et à Ahrar Cham, organisations étrangement épargnées par les frappes aériennes de l’armée américaine. La présence de forces turques aux côtés des djihadistes de l’EI a été signalée en plusieurs lieux du Kurdistan syrien, notamment à Solipkaran, à 8 kilomètres de Tell Abyad, où les militaires turcs ont épaulé les djihadistes face aux rebelles kurdes. Des blindés turcs franchissent régulièrement la frontière turco-syrienne, comme on l’a vu lorsqu’ils ont prêté main-forte aux djihadistes assiégeant Jiimayé-Almalik (à 20 kilomètres de Tell Abyad) face au PYD kurde syrien. Les sections d’élite turques ont supervisé des attaques de Daech contre le village de Khan al-Jaradé, faits confirmés non seulement par le régime syrien mais aussi par l’opposition syrienne, notamment l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH). C’est également par la Turquie que transitent les djihadistes venus d’Europe, du Maghreb, du Caucase, d’Asie centrale, du Pakistan et même de Chine ou d’Inde.

(6) Ankara a également menacé d’exclure de ses futurs projets énergétiques les compagnies internationales signant des contrats d’exploration de gaz dans les eaux territoriales de Chypre, sur lesquelles la Turquie n’a pourtant aucun droit.

(7) Coalition militaire composée de nombreuses factions rebelles islamistes syriennes, dont la branche syrienne d’Al-Qaïda, le Front al-Nosra, surtout actives autour d’Idleb, de Hama et de Lattaquié. Créée le 24 mars 2015, l’Armée de la conquête a pris la ville d’Idleb le 28 mai 2015. Cette alliance bénéficie d’une aide qatarie, saoudienne et surtout turque considérable en matière financière et logistique, de livraisons d’armes et de facilités de passage sur le territoire turc.

(8) Acronyme de Dawla al islamiyya fi Irak wa sham, État islamique en Irak et au Levant, devenu en juin 2014 État islamique. Voir Alexandre del Valle et Randa Kassis, Le Chaos syrien, Dhow éditions, 2014.

(9) Voir « NATO’s Eastern Anchor. 24 NATO bases in Turkey »

(10) Cf. Sophia Jones, « Il suffit de 25 $ pour rejoindre Da’ech en Syrie en passant par la Turquie », Huffington Post, 7 mars 2015, https://fr.news.yahoo.com/suffit-25-rejoindre-daech-syrie-063843398.html

(11) Voir l’article d’Abdullah Bozkurt, « Erdogan’s mosque building frenzy » (Zaman, 9 mai 2015), qui annonce une opération militaire de l’armée turque visant à renverser le régime d’Assad qui a subi des revers en mai 2015. En fait, la Turquie mène une politique plus qu’ambiguë. Elle prétend, en effet, aider la colalition anti-Daech tout en posant des conditions impossibles à sa participation militaire active (zone d’exclusion aérienne et zone tampon) et en aidant directement ou indirectement Daech face aux Kurdes et au régime syrien, considérés par Ankara comme ses principaux ennemis.

(12) Le 20 mars 2003, l’intervention militaire anglo-américaine « Liberté pour l’Irak » est lancée contre l’Irak – sans mandat de l’ONU – avec pour buts de guerre de « lutter contre le terrorisme international » et de mettre fin au régime de Saddam Hussein, soupçonné de détenir des « armes de destruction massive ». Cette opération provoque la chute du régime de Saddam Hussein après 20 jours de combats. Bagdad est rapidement occupée ; les forces de la coalition américano-britannique instaurent une Autorité provisoire, dirigée par le diplomate américain Paul Bremer. Saddam Hussein, qui a pris la fuite en avril 2003, est arrêté en décembre. Les troupes d’occupation doivent faire face à des mouvements de résistance, chiites comme sunnites (islamistes et baasistes), qui s’organisent dans un contexte de chaos général et de démantèlement des structures étatiques irakiennes. Le pays sombre dans la guerre civile. Les chiites majoritaires et revanchards, appuyés à la fois par les forces anglo-américaines et par l’Iran, prennent le contrôle de ce qui reste de l’État irakien, après des décennies de domination sunnite. De leur côté, les nationalistes kurdes, associés au nouveau pouvoir et dotés de forces militaires propres (Peshmergas), créent de facto un État indépendant, ce qui va déclencher une vague d’anti-américanisme sans précédent en Turquie. À partir de janvier 2007, le Congrès et l’opinion publique américains ne soutiennent plus l’Administration Bush, le conflit ayant occasionné la mort de 3 000 soldats américains. En 2008, l’élection de Barack Obama à la présidence des États-Unis change la donne géopolitique. Le nouveau président propose un calendrier pour le retrait progressif des troupes : les derniers soldats américains quittent le pays en décembre 2011. Le vide soudainement provoqué par le retrait américain permettra à l’État islamique de refaire surface en Irak puis en Syrie.

(13) En fait, la stratégie turque varie selon les théâtres d’opérations : si l’armée turque collabore plus facilement avec les autres États de la coalition contre Daech en Irak, elle aide objectivement l’État islamique en Syrie face aux Kurdes liés au PKK et au régime alaouite-baasiste de Bachar el-Assad.

(14) Parce qu’elle considère comme ses ennemis principaux les Kurdes syriens indépendantistes pro-PKK et le régime alaouite de Damas, et parce qu’elle craint à juste titre une déstabilisation interne et des vagues d’attentats djihadistes facilités par les nombreuses cellules pro-Daech et pro-Al-Qaïda au sein des deux millions de réfugiés syriens présents sur son territoire, la Turquie n’a pas intérêt à intervenir militairement contre Daech et d’autres groupes djihadistes. D’autant qu’elle aide désormais officiellement l’Armée de la Conquête dont l’une des composantes n’est autre qu’Al-Qaïda en Syrie (Front al-Nosra)…

 

Source : politiqueinternationale, n°148

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Commentaire recommandé

Surya // 04.12.2015 à 09h22

Sa vraie nature est simplement celle-ci : Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats

11 réactions et commentaires

  • atanguy // 04.12.2015 à 02h48

    Atatürk reviens vite!

      +6

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    • Xavier // 04.12.2015 à 07h31

      En lisant l’article je pensais : « en fait, la vraie nature de Sarkozy, Hollande, Blair, Bush, Obama, Poutine, Merkel, Thatcher, etc. Est tjrs la même : dominante… »

      Je me disais que nous (citoyens, peuples) avons la fâcheuse tendance à vouloir un père (une mère à c… poigne pardon) pour nous diriger et à oublier que ça n’est pas ça la démocratie !

      De Gaulle fait partie du lot, et si il en est sorti, c’est du fait de la période exceptionnelle de croissance sans expansion géographique à la sortie de la guerre. Tout ne pouvait aller que mieux.

      La modalité politique de gouvernance a, à mon avis, moins à voir avec ces résultats calamiteux que l’abandon de notre destin dans une logique expansionniste de bien-être matériel !…

      Si nous voulons donc savoir gérer nos avenirs sans avoir à recréer de conflits pour obtenir la période qui les suit, il est grand temps de comprendre les rouages de la dominance et de comprendre par exemple ce quels le MFB (faisceau du plaisir), l’habitation, l’inhibition de l’action, etc.

      Revoir Mon Oncle d’Amerique d’Alain Resnais est un bon début.

        +7

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      • Xavier // 04.12.2015 à 07h34

        Vive le correcteur automatique 🙁

        Lire « que sont le MFB (faisceau du plaisir), l’habituation, etc. »

          +1

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  • Surya // 04.12.2015 à 09h22

    Sa vraie nature est simplement celle-ci : Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats

      +12

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  • Mohand o Ali // 04.12.2015 à 09h56

    l’article est bidon !
    le coeur du problème syrien est pourtant simple.
    il s’agit d’une guerre civile sunnites vs chiites.
    L’Iran, la Russie aux cotés des chiites.
    La Turquie, l’Arabie au coté des sunnites.
    Entre les deux, les occidentaux font n’importe quoi, et ne savent plus sur quel pied danser, bombardant les uns accusant les autres.
    les occidentaux sont complètement paumés dans ce conflit ou il n’y a que des coups a prendre (l’attaque du 13 novembre en était un).

      +3

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    • caroline Porteu // 04.12.2015 à 13h05

      Dans ses miscelleanées de Mardi , Olivier a posté un superbe dessin avec Poutine et Hollande , illustrant une citation de De gaulle sur la complexité de l’Orient ..
      Poutine ajoutant : simple, mais pas trop simple , devant un Hollande qui ne savait que dire

      « Bons , Méchants » ..

      Quelque part Mohand , votre réflexion me fait penser à ce dessin ..

        +7

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  • Astatruc // 04.12.2015 à 12h07

    « l’article est bidon !
    le coeur du problème syrien est pourtant simple.
    il s’agit d’une guerre civile sunnites vs chiites. »
    C’est un petit peu plus compliqué et derrière ce simplisme, il y a des enjeux financiers et géopolitiques majeurs.

      +9

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  • Crapaud Rouge // 04.12.2015 à 18h02

    Rien trouvé dans ce texte qui nous éclairerait sur « la vraie nature de Monsieur Erdogan« . Difficile de comprendre un texte quand son titre vous a engagé dans la direction opposée ! On y trouve en revanche une bonne description de sa politique, faite d’alliances et de ruptures à visées électorales. Rien de sensationnel, c’est monnaie courante, et le texte ne fait que confirmer ce que tout le monde sait déjà.

      +3

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  • Crapaud Rouge // 04.12.2015 à 20h21

    Le truc qui me chiffonne, c’est : « Ankara a refusé que l’aviation américaine utilise les bases de l’Otan pour bombarder les positions de l’EI – et cela, au risque d’apparaître comme un partenaire objectif des djihadistes. » : et les Américains n’ont trouvé aucun moyen de pression contre Ankara ? Voilà qui mérite d’être remarqué, ce n’est pas trop dans leurs habitudes…

      +9

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  • wen // 04.12.2015 à 20h30

    Le régime turc actuel nous permet surtout de comprendre ce qu’il faut entendre par le concept de « musulman modéré »…une option tactique ne servant qu’à assurer l’implantation de l’islam radical, le seul qui soit, l’islam tout court, tel que décrit par Mahomet et que la sunna ne permet pas de discuter, contrairement aux chiites qui s’accordent tout de même quelques droits là-dessus…N’oublions pas que les régimes corrompus d’Occident nous ont vendu il y a quinze ans Erdogan et l’AKP comme un équivalent musulman de la démocratie chrétienne. Le concept d’islam modéré est une contradictio in adjecto que seuls les névrosés droitdelhommistes peuvent croire : au regard du Coran, un musulman modéré, donc qui ne suivrait pas toutes les sourates et qui s’octroierait le droit de les discuter toutes, c’est précisément l’apostat, et son crime relève de la peine capital, quoi qu’en dise l’inculte islamophile plus pressé de satisfaire à son penchant collabo de soumission à tous les fascismes que de chercher à se renseigner sur le texte fondateur de la religion islamique ( qui n’est en rien réductible ou comparable à celui qui fonde l’Evangile…soit dit en passant…l’inquisition n’est pas prescrite par l’évangile, la conversion par la terreur et la persécution est non seulement préconisée dans le Coran mais c’est en outre un devoir religieux… ).

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  • Crapaud Rouge // 04.12.2015 à 23h46

    @wen : « Le concept d’islam modéré est une contradictio in adjecto » : vous pourriez en dire autant de n’importe quelle religion, voire de toute idéologie. Au début, à leur naissance, elles sont « extrémistes » par nécessité de conquête. C’est ainsi que les transhumanistes nourrissent les rêves les plus fous, genre « transplanter un être humain dans un ordinateur ». Et puis, une fois le pouvoir conquis, elles mettent de l’eau dans leur vin. La lutte pour la survie n’étant plus strictement nécessaire, elles peuvent penser et passer à autre chose. Au fil des siècles, les musulmans ont suivi le même parcours, et ceux qui atterrissent dans un pays non musulman font comme tout le monde : ils renoncent aux cinq prières quotidiennes et aux minarets. La modération est souvent nécessaire pour ne pas mourir bêtement.

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