Source : Times Higher Education, David Matthews, 03-08-2017
Les institutions allemandes et le géant de l’édition ont encore échoué à s’entendre sur un nouvel accord. Cela pourrait-il devenir définitif ?
Oubliez le Brexit — il y a une autre négociation européenne en cours qui devrait intéresser au plus haut point les universitaires.
Cela fait maintenant plus de huit mois depuis que le géant de l’édition hollandais Elsevier et les institutions de recherches allemandes devraient être parvenus à un accord sur la renégociation de leurs licences d’abonnement. Mais nous voilà en août et il n’est toujours pas question d’un accord. Au contraire, les déclarations des deux côtés semblent plus acerbes qu’entre Bruxelles et Londres.
« Nul ne peut mettre en doute que nous prenions cela au sérieux », a déclaré en juin Horst Hippler, le président de la Conférence des recteurs des universités allemandes, à propos des demandes des institutions allemandes. Pour sa part, Elsevier a accusé la partie allemande d’avoir « unilatéralement » annulé un récent atelier de discussion, un geste qu’il a qualifié de « décevant et préoccupant ».
Ce conflit est important parce que c’est sans doute actuellement la plus importante tentative de chercheurs pour obtenir d’Elsevier, croque-mitaine de nombreux universitaires qui estiment qu’il bénéficie de profits excessivement élevés et a traîné les pieds quant au libre accès, qu’il change son modèle économique.
L’Allemagne veut un libre accès total aux articles rédigés par ses universitaires; une baisse générale des coûts; et, de la part d’Elsevier, de facturer en réalité chaque article publié, en déduisant les coûts de fabrication de l’article des frais d’abonnement.
Cette dernière exigence peut se révéler un point d’achoppement particulièrement difficile. L’éditeur a catégoriquement insisté pour garder séparés ces deux formes de tarifs de publication —l’abonnement et l’accès ouvert. Il semble que si on parvient à un accord, une des parties devra reculer par rapport à une ligne rouge.
Un peu comme pour le Brexit, le résultat d’une négociation dépend de jusqu’où l’une ou l’autre partie peut se permettre de reculer.
Les universités allemandes peuvent-elles vraiment jeter entièrement par-dessus bord Elsevier? Celles-ci, de leur côté de la table des négociations, tiennent certainement un discours musclé. En mars dernier, un membre du groupe de négociation allemand a dit qu’il était enclin à « laisser tomber » Elsevier. Ils prétendent qu’il est possible d’obtenir l’accès aux articles Elsevier par d’autres sources, comme des dépôts universitaires, des réseaux sociaux universitaires ou même le site pirate Sci-Hub.
Au moins une dizaine d’institutions allemandes (plus petites) ont commencé l’année sans au moins un accès partiel aux revues Elsevier (seuls les contrats de certaines institutions ont expiré au début de l’année, donc tout le monde n’est pas affecté par l’impossibilité d’accepter un accord de remplacement national). Chose intéressante, dans les six semaines, Elsevier a rétabli l’accès gratuitement, une façon de dire nous ne savons pas à long terme comment les universités feront face.
Quand j’ai questionné Elsevier sur un scénario « pas d’accord », ils ont indiqué que sans accès, les classements universitaires allemands et leur capacité d’attirer des universitaires talentueux pourraient en souffrir.
En effet, vous pouvez imaginer qu’avec un accès aux articles devenu plus compliqué en Allemagne que dans d’autres pays, cela pourrait à la limite dissuader les meilleurs chercheurs et ralentir le système scientifique du pays (ralentissement qui dépend de la facilité avec laquelle les chercheurs allemands peuvent obtenir des articles d’autres sources). Mais si les abonnements d’Elsevier sont vraiment aussi exorbitants que le côté allemand l’affirme, l’argent économisé pourrait-il valoir le coup ?
Qu’en est-il de l’autre part ? Comment l’option « pas d’accord », pourrait-elle affecter Elsevier?
Ce serait évidemment un coup financier gênant de perdre beaucoup de contrats avec des universités du pays le plus riche d’Europe. Mais cela gripperait à peine les rouages. Selon les comptes 2016 de la société mère d’Elsevier, le Groupe RELX, à peine plus d’un quart du revenu de l’éditeur provient d’Europe; les profits étaient en hausse l’an passé de 3 pour cent car l’entreprise a sorti 64 revues supplémentaires. La marge bénéficiaire de l’éditeur — 36,8 pour cent — reste assez élevée pour faire grimacer beaucoup d’universitaires.
Mais si d’autres pays voyaient l’Allemagne se soustraire à un scénario « pas d’accord », pourraient-ils en faire autant avec des ramifications beaucoup plus grandes pour l’éditeur ?
Et finalement, une des plus grandes inconnues est, en cas de « non accord » les chercheurs allemands continueront-ils à publier dans des revues d’Elsevier ? Il n’y aurait rien pour les empêcher de continuer de le faire, même si leurs bibliothèques n’y avaient pas accès, particulièrement si la publication dans des revues « prestigieuses » reste un moyen d’obtenir de la promotion. Mais si « pas d’accord » signifiait qu’un des plus grands pays de recherche au monde a commencé à se détourner d’Elsevier, les universitaires d’autres pays prendraient-ils autant au sérieux leurs revues?
Pour autant que les bruyants communiqués de presse d’universités allemandes menacent de rompre leurs contrats, nous pouvons tout aussi bien terminer par un compromis, peut-être une sorte d’engagement à l’accès ouvert partiel (comme celui que les Hollandais ont organisé pendant leurs pourparlers) et une esquive sur la façon dont les coûts sont calculés qui sauvera les apparences.
Cependant, rien n’a été encore réglé. Dès la fin de l’année, de grandes universités à Berlin et Baden-Württemberg rompront leurs contrats. Le temps presse.
Source : Times Higher Education, David Matthews, 03-08-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Commentaire recommandé
Une pensée émue à la mémoire de Aaron Swartz me vient en lisant cet article.
18 réactions et commentaires
Une pensée émue à la mémoire de Aaron Swartz me vient en lisant cet article.
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AlerterHeureusement, pour contrer Elsevier, en France, on a Marin Dacos et OpenEditions.
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AlerterMalheureusement il me semble qu’elles ne sont pas impactées (?), or, les recrutements de chercheurs ou maitre de conférence se basent essentiellement sur ces scores, ce qui oblige les chercheurs et futurs chercheurs à publier dans les revues payantes. Ce buisness a pollué le système académique dans son ensemble.
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AlerterL’article fort intéressant passe à côté de l’enjeu principal pour Elsevier – à long terme. Si les chercheurs en Allemagne ont besoin d’Elsevier pour leur recherche, Elsevier a besoin aussi de ces chercheurs. Pour trois raisons. (1) les revenus financiers ; (2) les chercheurs publieraient moins dans les journaux d’Elsevier ; (3) les chercheurs citeraient moins les articles des journaux d’Elsevier (puisqu’ils y auront moins facilement accès). L’article évoque les raisons (1) et (2). (1) est sans doute en effet la moins importante- et (2) reste hypothétique. La raison (3) en revanche n’est pas évoquée. Elle est cependant mécanique et sans doute la plus importante au vu du système actuel de notations des journaux scientifiques : ceux-ci sont notés sur la base des citations de ses articles (impact factor). Si les universités d’Allemagne comme le plus grand ensemble de recherche en Europe citent beaucoup moins les articles d’Elsevier, ce déficit de citations conduira à une dégradation mécanique du sacro-saint impact factor et donc de la visibilité générale d’Elsevier, qui est le coeur même de sa raison d’être. Elsévier a donc de bien plus mauvaises cartes. Surtout que la concurrence des journaux en accès libre a fortement augmenté.
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AlerterC’est franchement discutable… Quand vous soumettez un article, les réviseurs vont remontent les bretelles si vous ne citez pas correctement vos prédécesseurs et l’argument « mais à cette revue j’ai pas accès » ne compte pas… D’ailleurs s’il comptait je m’attendrais à ce que certains deviennent spécialiste de la republication de résultats d’articles déjà publiés sous prétexte que leur institut n’a pas plus l’abonnement, voyez…
Elsevier n’a donc pas de « plus mauvaises cartes » car en tant que postdoc/jeunes chercheurs vous avez besoin de publier dans des revues reconnues (avec impact factor !) et votre futur pro est bien plus précaire que celui d’Elsevier à ce petit jeu-là… Il faut un mouvement coordonné des chercheurs mais c’est un monde très conservateur avec une grande inertie (qui l’eut cru, hein !?)…
D’ailleurs si tous ces arguments fonctionnaient on ne verrait pas des chercheurs publier dans des revues auxquelles leur labo n’a pas accès, pourtant ça arrive régulièrement…
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AlerterEt pourquoi un chercheur refuserait-il, quand il en a absolument besoin, d’aller payer la consultation d’un article chez Elzevier comme il le fait aujourd’hui sur Cairn ? D’autant qu’il faut être soit totalement nul, soit contre par principe, pour ne pas aller sur sci-hub…
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AlerterComme mentionné dans l’article, il est dors et déjà possible d’accéder aux articles édités par Elsevier en passant par Sci-Hub.
Comme par hasard ce site pirate n’est pas du « monde libre », il nous vient de chez les dictateurs païens qui veulent nous détruire parce qu’on est les gentils et que eux c’est les méchants.
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AlerterLes services d’Elsevier en termes d’édition des articles n’étant même pas particulièrement bons (je dirais même de plus en plus moyens), leur offre Open Access étant ridiculement chère (plusieurs milliers d’euros par article), il est probable que cette maison d’édition coulera gentiment d’elle même, la concurrence offrant bien mieux. Pour une fois qu’il faut se féliciter de la concurrence libre et non faussée…
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AlerterBien évidemment, au niveau de l’édition scientifique il y a pratiquement un duopôle, c’est une catastrophe vu la dynamique longue de la recherche scientifique…
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AlerterLe duopôle est dans notre tête uniquement, l’offre Open Access, testée récemment, est vraiment pas mal.
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AlerterLe problème est de plus en plus prégnant, surtout de par le fait qu’en tant que chercheurs, on n’a de fait plus besoin d’intermédiaires comme Elsevier, dont on fait la majeure du boulot et gratos en plus (comités de lecture, éditeurs, producteurs des articles…) !!
Je signale quand même que dans certains secteurs académiques (physique des hautes énergies, astrophysique, matière condensée, mathématiques, de plus en plus l’info), les gens mettent leurs articles sur arxiv.org et se fichent de plus en plus des journaux qui mettent des mois à vous publier un article à l’heure d’internet et de l’immédiat.
La SEULE raison pour laquelle on a encore besoin de ces revues d’un autre âge c’est parce que dans les indicateurs chiffrés utilisés pour évaluer la recherche on a introduit le fameux Impact Factor, on s’est donc lié comme des c*** à ce système qu’on devrait laisser mourir en utilisant des journaux en ligne, libres et gérés par nous qui pourraient coûter 5 à 10 euros par article publié (à comparer avec les 1500 euros demandés par les éditeurs pour l’open access…)
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Alerter1500 euros est la fourchette basse demandée par Elsevier par exemple pour passer en Open Access (sous conditions en plus, le papier doit avoir plus de quelques mois d’ancienneté). Pour un vrai Open Acess sans édition papier, 1000 euros est déjà du vol.
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AlerterEtant moi même dans la recherche, je conseil à toutes les personnes de ne pas financer cette industrie calamiteuse, et de se tourner vers la liberté, une fois de plus défendue par les russes.
https://sci-hub.io/
Tous les articles de tous les editeurs, disponible gratuitement.
Ah, et toujours essayer de publier en open-acess.
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AlerterHmmm, je n’ai pas bien compris ce débat. Quelqu’un sait-il ?
– Ces recherches, ce sont bien les contribuables allemands qui les financent, non ?
– Elsevier est une entreprise privée, alors par quel mécanisme tordu peut-elle s’approprier ce savoir, puis le revendre ?
– Pourquoi les pôles de recherche ne mettent-ils pas leurs savoirs en commun ? Il me semble que cette division est un « Hénaurme » frein à la recherche, ou bien les subtilités échappent à mes petits neurones.
– Quelle est l’utilité de cette entreprise ? Et ne me répondez pas « rapprocher ou croiser les savoirs »
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AlerterC’est tout simplement que les organismes de recherche se sont laissés dépasser (bah oui, mieux à faire, franchement, de la recherche par exemple). La donne est en train de changer, surtout depuis le déclin qualitatif d’Elsevier. Perso leur système d’édition des articles par des indiens incompétents a fini de me lasser. Même les éditeurs académiques (le « board ») en ont ras le bol, c’est dire.
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AlerterQuelques réponses à vos questions :
– Ces recherches, ce sont bien les contribuables allemands qui les financent, non ?
En partie, oui, mais il peut y avoir aussi des partenariats privés, et Elsevier peut rétribuer aussi les auteurs.
– Elsevier est une entreprise privée, alors par quel mécanisme tordu peut-elle s’approprier ce savoir, puis le revendre ?
Parce que ses revues ont du prestige. Or le système dévaluation des chercheurs est basé sur les publications, avec une pondération pour les revues prestigieuses. C’est le fameux « impact factor ». Changer cela serait extrêmement difficile.
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Alerteroui, c’est vrai, mais il y a deux questions simultanément en jeu : où publier et où consulter ? Ce qui coûte, c’est de publier, ce qui rapporte, ce sont les consultations. Le départ des Allemands, qui représenterait environ 10 % du chiffre d’affaire d’Elzevier, suffirait probablement à contraindre Elzevier, sous peine de disparaître, à moduler ses prix.
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AlerterSuite des réponses :
– Pourquoi les pôles de recherche ne mettent-ils pas leurs savoirs en commun ? Il me semble que cette division est un “Hénaurme” frein à la recherche, ou bien les subtilités échappent à mes petits neurones.
Parce que les chercheurs se font de la concurrence entre eux, et cette concurrence a beaucoup d’aspects positifs. Ils n’acceptent de publier que sous certaines conditions. Une administration remplie de bureaucrates n’a pas la force d’attraction d’une entreprise privée qui agit avec souplesse et intelligence.
– Quelle est l’utilité de cette entreprise ? Et ne me répondez pas “rapprocher ou croiser les savoirs”
Il faut solliciter les chercheurs, les pousser à écrire, demander avec beaucoup de diplomatie et de persévérance des corrections sur le fond et sur la forme afin d’améliorer la qualité de l’article, car le génie du chercheur est une pierre brute qu’il faut polir. Il n’est pas rare, que pour un seul article, plusieurs mois de travail soient nécessaires.
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