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8.juillet.20238.7.2023 // Les Crises

Piers Morgan face à Noam Chomsky : l’entretien complet

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Piers Morgan Uncensored est rejoint par le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky pour discuter de l’état actuel du monde, de la menace de l’intelligence artificielle (IA), du conflit entre l’Ukraine et la Russie, de l’attaque contre la liberté d’expression dans les sociétés occidentales, de la nouvelle candidature de Donald Trump à la présidence et de bien d’autres choses encore.

Source : Piers Morgan Uncensored, Noam Chomsky
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Piers Morgan : Est-ce moi, ou la politique, si ce n’est le monde, sont-ils devenus complètement fous ? Le gouverneur de Floride Ron DeSantis a déclaré la guerre à Donald Trump, Boris Johnson a menacé de poursuivre le gouvernement britannique, le tyrannique Poutine continue de terroriser l’Ukraine. Noam Chomsky, le père de la linguistique moderne comme beaucoup l’appellent, est, à mon avis, l’un des grands esprits de notre génération. Linguiste, philosophe, militant politique au franc-parler, il est l’auteur de plus de 150 ouvrages consacrés à l’effritement du tissu social. J’ai le plaisir de vous annoncer que Noam Chomsky me rejoint depuis sa maison du Massachusetts. Noam Chomsky, quel plaisir de vous recevoir dans cette émission.

Noam Chomsky : Enchanté d’être parmi vous.

Piers Morgan : Je voulais commencer par vous demander, il y a une célèbre horloge de l’apocalypse basée sur ce que beaucoup d’experts perçoivent comme le moment de la fin du monde. Cette horloge se rapproche à grands pas de l’heure redoutée de minuit. Selon les experts, nous n’avons jamais été aussi proches de l’apocalypse. Vous avez 94 ans, vous avez eu une vie extraordinaire, vous avez vu beaucoup de choses, notamment des guerres mondiales.Que pensez-vous de l’état actuel du monde ?Avons-nous raison de craindre que l’apocalypse ne soit en train de se produire ?

Noam Chomsky : L’horloge du Jugement dernier a été réglée en 1947, peu après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Il était alors minuit moins sept. Quelques années plus tard, en 1952, elle est passée à deux minutes avant minuit lorsque les États-Unis et la Russie ont fait exploser des armes thermonucléaires, montrant que l’intelligence humaine avait progressé, si c’est le bon mot, au point de pouvoir tout détruire. Cela a oscillé puisque dans les années Trump, on est revenu à deux minutes. Plus tard, les analystes ont complètement abandonné les minutes pour passer aux secondes. Elle est maintenant fixée à 90 secondes avant minuit, pour de bonnes raisons. Recalculée en janvier, je suppose qu’elle se rapprochera encore de minuit.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à des questions qui ne se sont jamais posées dans l’histoire de l’humanité. Il faudra y répondre rapidement, faute de quoi nous sommes pratiquement finis. L’une d’entre elles est bien sûr la menace d’une guerre nucléaire, qui s’accroît tant en Europe qu’en Asie. L’autre est la marche inexorable vers la destruction du climat. Nous avons quelques décennies pour y faire face. Les méthodes sont assez bien connues. Si nous ne les appliquons pas, nous franchirons des points de basculement irréversibles et nous assisterons à un déclin constant vers une catastrophe indescriptible. Voilà où nous en sommes aujourd’hui.

Piers Morgan : J’en ajouterais un troisième, potentiellement, en me basant uniquement sur ce que le professeur Stephen Hawking m’a dit dans ce qui s’est avéré être sa dernière interview télévisée : lorsque je lui ai demandé quelle était la plus grande menace pour l’humanité, il a répondu que lorsque l’intelligence artificielle (IA) apprendra à s’auto-concevoir, alors ce sera fini. Certains experts du monde de l’IA pensent que nous nous approchons de cette éventualité. Que pensez-vous de l’IA et de cette menace ?

Noam Chomsky : Je pense que c’est surtout de la science-fiction. En principe, il est possible d’atteindre ce qu’on appelle la singularité, d’atteindre un point où l’IA pourrait évoluer de manière autonome, mais c’est une éventualité tellement lointaine que je ne la vois vraiment pas, elle ne me semble pas valoir la peine d’être envisagée très sérieusement, surtout si l’on pense aux catastrophes imminentes qui sont tout à fait réelles.

Piers Morgan : En ce qui concerne les catastrophes que vous avez évoquées, la première étant une guerre nucléaire, à quel point pensez-vous que nous nous rapprochons de cette éventualité avec cette guerre en Ukraine ? En d’autres termes, si l’Ukraine, avec son offensive, devait repousser Vladimir Poutine, s’il semblait qu’en Russie, il pourrait perdre la guerre ou même être carrément chassé. Pensez-vous qu’il est potentiellement le genre de personne qui pourrait utiliser une arme nucléaire pour reprendre l’initiative ?

Noam Chomsky : C’est concevable. Des armes nucléaires tactiques ont apparemment été placées en Biélorussie. L’Occident prend un pari effroyable. Ils supposent que si la Russie est confrontée à une défaite, ce qui ne semble pas très imminent, mais si c’est le cas, Vladimir Poutine fera ses bagages, s’éclipsera silencieusement vers l’oubli ou pire, et n’utilisera pas les armes que tout le monde sait qu’il possède pour intensifier la guerre jusqu’à attaquer les lignes de ravitaillement de l’OTAN en Ukraine occidentale, auquel cas il y aura une confrontation croissante avec l’OTAN. Une fois que l’on a franchi l’échelle de l’escalade, il est très difficile de l’arrêter. C’est donc possible.

Il existe également une sérieuse possibilité de guerre nucléaire en Asie. En fait, les plus hauts responsables militaires américains, les généraux, ont prédit que d’ici quelques années, nous serons en guerre avec la Chine. Il faut comprendre qu’une guerre entre puissances nucléaires est inconcevable. Elle est synonyme de fin. Si un pays, une grande puissance nucléaire, effectue une première frappe, il est probable qu’il sera lui-même détruit, même s’il n’y a pas de représailles, ne serait-ce que par les effets de l’hiver nucléaire. Ces possibilités ne sont pas concevables, mais les plus grands stratèges en parlent et les planifient. En fait, la politique officielle des États-Unis, la politique stratégique, depuis 2018, est de se préparer à mener deux guerres nucléaires, deux guerres, mais bien sûr elles deviennent des guerres nucléaires, avec la Chine et la Russie. C’est au-delà de la folie.

Piers Morgan : Mais que faites-vous si vous avez un dictateur comme Vladimir Poutine, qui pense qu’il est tout à fait acceptable d’envahir illégalement un pays souverain et démocratique dans le but de redonner à l’Union soviétique ses jours de gloire de tsar, comme il le dirait, ou si vous êtes le président Xi et que vous avez dit très clairement que vous vouliez que Taïwan retrouve sa place, comme vous le voyez, et que vous décidez de faire la même chose avec Taïwan, que fait le reste du monde ? N’avons-nous pas le devoir moral de nous opposer à ce genre de choses ?

Noam Chomsky : La première chose à faire est d’essayer d’être clair sur les faits. Vladimir Poutine a déclaré que la destruction de l’Union soviétique était un désastre, mais il a ajouté : « Quiconque pense qu’elle peut être restaurée a perdu la tête ». Cette partie de la citation n’est pas reprise en Occident. En ce qui concerne l’Asie, il existe depuis 50 ans un accord entre les États-Unis et la Chine. Il s’agit de la politique de la « Chine unique ». Elle a été établie dans les années 1970. Elle stipule fermement, explicitement et sans ambiguïté que Taïwan fait partie de la Chine, mais aucune des deux parties n’entreprendra d’actions provocatrices pour changer cette situation.

C’est ce qu’on appelle l’ambiguïté stratégique. Elle a maintenu la paix pendant 50 ans, ce qui n’est pas négligeable dans les affaires internationales. La Chine maintient toujours cette position. Les États-Unis l’abandonnent. Les États-Unis accusent maintenant la Chine d’appeler à une politique de « Chine unique », ce qui est en fait vrai. Ils le font. C’est la politique officielle des États-Unis depuis 50 ans, qui est aujourd’hui abandonnée avec des actions assez provocatrices et des plans pour une nouvelle escalade.

Je peux vous lire la doctrine officielle. Elle n’est pas secrète. La doctrine officielle consiste à encercler la Chine avec un cercle d’États sentinelles, les alliés des États-Unis, la Corée du Sud, le Japon, l’Australie, Guam, et à les équiper d’armes de précision avancées visant la Chine, fournies bien sûr par les États-Unis. Ils intensifient à présent leur action en envoyant des B-52, des B-52 à capacité nucléaire, équipés de missiles de croisière, stationner en permanence pour la première fois à Guam, avant-poste militaire américain, dans le nord de l’Australie, à portée de vol vers la Chine. Pendant ce temps, les États-Unis appellent ouvertement, publiquement, à une guerre commerciale pour empêcher la Chine de se développer. La déclaration officielle est que nous devons empêcher l’innovation et le développement de la Chine. D’autres actes de provocation sont entrepris, en avançant, en augmentant les relations diplomatiques, contrairement à l’accord de la politique d’une seule Chine dans les années 1970, comme je l’ai mentionné.

Piers Morgan : Permettez-moi de vous demander si la Chine, en dépit de tout ce que vous venez de dire, envahissait Taïwan, quelle serait la réponse moralement correcte de l’Occident et en particulier de l’Amérique ?

Noam Chomsky : La position moralement correcte est d’empêcher que cela ne se produise. Rien n’indique que la Chine envisage d’envahir Taïwan. Si les États-Unis augmentent l’escalade, ils pourraient le faire. Dans ce cas, les jeux sont faits. On ne peut pas dire que si l’on passe à la guerre avec la Chine, tout est fini. Mais il ne sert à rien d’envisager une éventualité lointaine lorsque des événements réels se produisent, comme l’escalade de la confrontation entre les États-Unis et la Chine. La Chine n’est pas une sainte nitouche, loin s’en faut. Mais si l’on examine les faits, il s’agit d’une escalade américaine. Les États-Unis tentent maintenant d’enrôler l’Europe dans leur confrontation avec la Chine en élargissant l’OTAN. Les États-Unis ont étendu l’OTAN à la région indo-pacifique, la transformant en un système militaire international sous contrôle américain. Tout cela est en cours.

Nous pouvons, si nous le souhaitons, parler de l’éventualité d’une invasion de Taïwan par la Chine, pour laquelle il n’y a aucune indication, mais qui pourrait se produire si nous continuons la provocation.N’oubliez pas que la provocation est sérieuse.Elle est à la fois militaire et commerciale. Ce à quoi j’ai fait référence est une politique publique, très ouverte, qui accroît la menace. Mettre des B-52 à capacité nucléaire à portée de vol de la Chine avec des missiles de croisière à tête nucléaire, c’est de la provocation.

Piers Morgan : Ils soutiendraient, bien sûr, qu’il s’agit de mesures défensives, de mesures de protection et non de mesures provocatrices. Ils diraient que la marche de la Chine vers l’impérialisme économique et l’expansion massive de son armée représentent une menace existentielle s’ils abusent de ces pouvoirs. C’est ce qu’ils affirmeraient. Par conséquent, ils se protègent et protègent d’autres pays contre le comportement néfaste de la Chine.

Noam Chomsky : Je suggère de faire la distinction entre la propagande occidentale et les faits. Prenons l’exemple du développement militaire de la Chine. Le SIPRI, l’Institut suédois de recherche sur la paix, en rend compte régulièrement. Vous pouvez les consulter sur Internet. Vous constaterez que les dépenses militaires de la Chine au cours des dix dernières années, les dépenses militaires par habitant, sont une ligne droite et plate. Elles n’ont pas augmenté. Bien sûr, la Chine a augmenté ses dépenses militaires au fur et à mesure de l’accroissement de sa population, mais elles sont bien inférieures à celles des États-Unis. Et les États-Unis sont bien plus avancés sur le plan technologique.

Donc, oui. Et la Chine, rappelons-le, est confrontée à des problèmes de sécurité à chaque frontière. Les États-Unis ne sont confrontés à aucun problème de sécurité. Mais les dépenses militaires américaines sont énormes. Elles sont à peu près équivalentes à celles des dix pays suivants dans la liste. Par habitant, elles dépassent de loin celles de la Chine. Donc, oui, il y a un impérialisme. Lorsque nous parlons d’impérialisme économique, à quoi faisons-nous référence exactement ? Nous parlons des programmes d’investissement et de développement dans toute l’Eurasie, qui s’étendent à l’Afrique et même à l’Amérique latine. Les États-Unis tentent de les arrêter, mais n’ont trouvé aucun moyen d’y parvenir, si ce n’est en intensifiant les dimensions militaires et économiques, en essayant ouvertement, publiquement, d’empêcher le développement économique de la Chine.

Piers Morgan : Si vous me permettez, au risque de paraître impertinent, vous semblez très confiant dans la Chine et ses motivations.

Noam Chomsky : Non, pas du tout. Je l’ai dit explicitement, la Chine n’est en aucun cas une sainte nitouche. On peut faire beaucoup de critiques à la Chine, mais je voudrais décrire la situation mondiale telle qu’elle est, et non pas telle qu’elle est présentée par la propagande américano-britannique.

Piers Morgan : D’accord, passons à un autre sujet sur lequel je pense que nous avons plus de points communs. Il me semble que la liberté d’expression n’a jamais fait l’objet d’attaques aussi féroces en Occident qu’à l’heure actuelle. Pourquoi en est-il ainsi et que pouvons-nous faire à ce sujet ?

Noam Chomsky : La liberté d’expression, et même la liberté de lire, sont clairement attaquées aux Etats-Unis. Ron DeSantis, candidat à la présidence, comme il vient de l’annoncer, a imposé des réglementations, des lois en Floride, qui rendent illégal l’enseignement de l’histoire américaine authentique. Il faut enseigner une histoire qui glorifie les États-Unis. Rien sur ce qui s’est réellement passé. C’est ce qui se passe dans les assemblées législatives républicaines dans tout le pays. Les bibliothèques sont obligées de jeter des livres. Des lois ont été adoptées pour interdire de parler de certains sujets.

Piers Morgan : DeSantis dirait, je l’ai interviewé, qu’il se concentre sur des sujets comme la théorie critique de la race, qu’il juge inappropriée pour enseigner à de jeunes enfants. Il pense que l’idéologie du genre ne devrait pas être enseignée aux jeunes enfants. Et il bénéficie d’un grand soutien. Beaucoup de Floridiens sont d’accord avec lui sur ce point.

Noam Chomsky : Théorie critique de la race. Qu’est-ce que la théorie critique de la race ? Quelqu’un le sait-il ? La théorie critique de la race est un slogan inventé par la droite, et la personne qui l’a inventé, Christopher Ruffo, a été très ouverte et franche. Il dit que nous l’utilisons simplement pour désigner tout ce que nous détestons. Si vous voulez savoir ce qu’est la théorie critique de la race, il s’agit d’une petite discipline universitaire qui suggère, qui étudie les éléments systématiques du racisme dans l’éducation américaine. Ces éléments existent certainement. Ils n’ont jamais atteint les écoles. Les écoles ne savent même pas de quoi il s’agit. C’est une invention de la droite, exactement comme l’a dit Ruffo, pour désigner tout ce que nous détestons et voulons détruire, comme l’enseignement de l’histoire américaine, comme l’enseignement des questions de genre. Nous détestons cela, alors nous l’appelons la théorie critique de la race. Mais il s’agit d’une petite discipline universitaire dont personne n’a jamais entendu parler jusqu’à ce qu’elle soit reprise principalement par Ruffo, puis développée dans la chambre d’écho républicaine pour devenir une attaque majeure.

Piers Morgan : Je ne conteste pas le fait que la droite a manifestement beaucoup de problèmes, l’extrême droite en particulier. Nous avons assisté à une montée de la suprématie blanche en Amérique, à une montée du terrorisme intérieur d’extrême droite, etc. C’est tout à fait incontestable. Mais nous avons également assisté à la montée de ce que j’appellerais une version très étrange du libéralisme, ce soi-disant libéralisme ultra-woke, que je comparerais davantage au fascisme, bien que sans la violence extrême, mais l’état d’esprit de vouloir contrôler la façon dont les gens pensent, de vouloir révoquer les gens pour avoir des opinions différentes, de déprogrammer les orateurs que vous n’aimez pas à l’université et ainsi de suite, ce qui pour moi est l’antithèse de ce que le libéralisme était censé être. Que pensez-vous de ce phénomène ?

Noam Chomsky : Comme vous le savez probablement, j’ai été très opposé aux actions de petits groupes de jeunes qui reprennent la révocation traditionnelle, endémique dans le monde universitaire et dans le monde politique depuis des années. Je peux vous donner des exemples tirés de ma propre expérience. Le rejet de la gauche a été constant. Vous voulez que je passe du temps ? Je pourrais vous parler de ma propre expérience, qui n’est pas très étendue. Aujourd’hui, de petits segments de jeunes gens reprennent cette même politique inappropriée et il convient de s’y opposer. Nous devrions nous y opposer tout comme nous aurions dû nous opposer au rejet massif qui a été accepté pendant des décennies parce qu’il était dirigé contre la gauche et les opinions dissidentes. Donc, oui, c’est une erreur.

Piers Morgan : Permettez-moi de vous poser une question, Noam. Comme je l’ai dit, vous avez 94 ans. J’ai du mal à croire que vous n’ayez pas trouvé la réponse à tout, étant donné la taille de votre cerveau. Mais reste-t-il une question dont vous aimeriez vraiment connaître la réponse et que vous n’avez jamais résolue à votre satisfaction ?

Noam Chomsky : Eh bien, pour passer à un autre domaine de la recherche intellectuelle professionnelle, il y a une question qui a été posée par Galilée, puis par ses associés au XVIIe siècle, et qui est toujours sans réponse : comment vous et moi pouvons-nous faire ce que nous faisons maintenant ? Comment, comme l’a dit Galilée, est-il possible, avec un nombre fini de symboles, de produire un nombre infini de pensées et même d’utiliser ces symboles pour permettre à d’autres, qui n’ont pas accès à notre esprit, d’accéder au fonctionnement interne de notre esprit ? Comment ce miracle est-il possible ? La question a été soulevée par Galilée, étudiée par Descartes et d’autres personnalités du XVIIe siècle, qui ont commencé à y travailler. Nous en comprenons aujourd’hui certains aspects, mais les grandes questions restent non seulement sans réponse, mais nous ne savons même pas comment approcher une réponse. C’est un problème majeur, l’un des nombreux problèmes majeurs.

Piers Morgan : Quand vous regardez en arrière, quel a été le plus grand moment de votre vie ?

Noam Chomsky : Je ne saurais le dire. Beaucoup de grands moments.

Piers Morgan : Si j’avais le pouvoir de vous faire revivre un moment de votre vie, lequel choisiriez-vous ?

Noam Chomsky : Certains moments sont presque miraculeux, comme la naissance de mon premier enfant, et beaucoup d’autres choses comme ça. Mais je ne vois pas l’intérêt de parler de ma vie personnelle et de ma situation. Il y a des choses plus importantes dans le monde.

Piers Morgan : Pensez-vous que le monde est meilleur que lorsque vous êtes né ou pire ?

Noam Chomsky : Je suis né en 1928, juste avant la Grande Dépression, qui était bien sûr beaucoup plus grave que tout ce que nous avons subi récemment. Pendant que je grandissais, le fascisme se répandait en Europe et semblait impossible à arrêter. En fait, le premier article que je me souviens avoir écrit pour un journal scolaire commençait par la chute de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie. C’était juste après la chute de Barcelone avec Franco, lorsque le fléau fasciste semblait inarrêtable. C’étaient des moments très sombres. Un autre moment extrêmement sombre a été le 6 août 1945, j’avais alors 16 ans, j’étais assez âgé pour comprendre. Il était clair que les humains se dirigeaient vers la capacité de détruire tout, ce qui allait arriver quelques années plus tard.

Le monde a-t-il changé pour le mieux ? À bien des égards. Prenez les États-Unis, le pays que je connais le mieux. Revenez aux années 1960. Dans les années 60, les États-Unis avaient des lois contre le métissage si extrêmes que les Nazis les ont refusées. Dans les années 60, les États-Unis disposaient de logements subventionnés par le gouvernement fédéral, mais ils étaient ségrégués. Pas pour les Noirs. Cela signifiait qu’un Noir pouvait peut-être obtenir un emploi dans une usine automobile pendant la période de prospérité des années 50, mais qu’il ne pouvait pas l’utiliser pour acquérir de la richesse. Aux États-Unis, la richesse signifie principalement la propriété, énorme héritage de centaines d’années d’esclavage et d’horreurs.

Les droits des femmes n’étaient pas acceptés. En fait, dans les années 1960, les États-Unis acceptaient encore en principe la common law britannique, que les pères fondateurs avaient explicitement acceptée. Et selon cette loi, Blackstone, les femmes n’étaient pas des personnes, mais des biens. La propriété du père transmise au mari. Ce principe s’est érodé au fil des ans, mais ce n’est qu’en 1975 que la Cour suprême a formellement établi que les femmes sont des personnes, qu’elles sont des pairs, qu’elles ont le droit de comparaître dans un procès fédéral. Toutes ces choses ont changé. Ce sont toutes des avancées. On parle maintenant de wokeness, mais ce sont des pas en avant vers une société plus solidaire, plus égalitaire, plus juste.Il y a parfois des excès, mais dans l’ensemble, c’est une évolution très positive.

Piers Morgan : Si vous considérez votre vie dans son ensemble, quelle a été, selon vous, votre plus grande réussite ?

Noam Chomsky : C’est à d’autres de le déterminer. Vous voulez savoir ce que je pense ? Ce sera quelque chose dont vous n’avez jamais entendu parler.

Piers Morgan : On le tente.

Noam Chomsky : Pendant 25 ans, j’ai déployé beaucoup d’efforts aux États-Unis et en Grande-Bretagne pour tenter d’arrêter la pire atrocité de l’après-guerre, l’invasion indonésienne du Timor oriental, soutenue par les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui a anéanti environ un tiers de la population. Elle aurait pu être stoppée instantanément à n’importe quel moment. Il était nécessaire d’essayer d’impliquer de grandes masses de population pour les contraindre. Finalement, 1999 a contraint Bill Clinton à tout arrêter. Quelque chose a été sauvé. Cela semblait impossible. Comment une petite île de quelques centaines de milliers d’habitants pouvait-elle résister à l’invasion d’un grand pays soutenu par les plus grandes puissances militaires du monde ? Mais elle a finalement réussi.

Piers Morgan : Et le soutien que vous avez apporté à ce projet est, selon vous, votre plus grande réussite ?

Noam Chomsky : Dans le domaine de la politique sociale et politique, oui. Il y en a d’autres. J’ai été très actif au début des années 1960, lorsque John F. Kennedy a radicalement intensifié la guerre au Viêtnam. À partir de ce moment-là, j’ai consacré d’énormes efforts à l’opposition, à la résistance directe, j’ai été confronté à l’emprisonnement. Finalement, l’opposition a été suffisante pour empêcher Richard Nixon de passer à l’arme nucléaire, comme cela semblait probable. C’est donc une réussite.

Piers Morgan : On l’a dit, on l’a fait. Qui a été, pour vous, le meilleur président américain de votre vie, et qui a été le pire ?

Noam Chomsky : De mon vivant, FDR, Franklin Delano Roosevelt.

Piers Morgan : Et le pire ?

Noam Chomsky : Trop de concurrence, je le crains.

Piers Morgan : Je sais que vous n’êtes pas un grand fan de Donald Trump. Que pensez-vous du fait qu’il se présente à nouveau ?

Noam Chomsky : Non. S’il se représente, ce sera un désastre pour le monde, pour de nombreuses raisons.Tout d’abord, Trump, comme vous l’avez vu lors de sa première candidature, est dévoué. En fait, il a deux engagements. Il s’engage d’abord envers lui-même. C’est un paranoïaque, un mégalomane, un psychopathe. Tout ce qui le préoccupe, c’est « moi ». L’autre engagement consiste à servir le pouvoir des entreprises et les grandes fortunes de manière abjecte. Sa seule réalisation législative a été un énorme cadeau, un cadeau fiscal aux ultra-riches et au secteur des entreprises, rien d’autre. Mais c’est un grand négationniste du climat. Il nie l’existence du réchauffement climatique. Il veut maximiser l’utilisation des combustibles fossiles, y compris les plus dangereux d’entre eux, et éliminer les réglementations susceptibles d’atténuer la catastrophe. C’est un arrêt de mort pour l’espèce humaine.

Sur le plan intérieur, il a clairement indiqué qu’il souhaitait instaurer ce que l’on pourrait appeler un État proto-fasciste, en éliminant la fonction publique. Depuis le milieu du XIXe siècle, comme toutes les autres sociétés démocratiques, les États-Unis disposent d’une fonction publique non partisane qui s’occupe de la majeure partie de l’administration et qui assure le fonctionnement de la société. Il en va de même en Grande-Bretagne. D’autres pays ont la même chose. Trump a explicitement fait savoir qu’il voulait l’éliminer et la remplacer par des loyalistes qu’il mettra au pouvoir. Cela affaiblit ce qui reste d’une démocratie qui fonctionne. Nous pouvons poursuivre. Ce serait un désastre colossal, et ce n’est pas improbable. Il suffit de regarder les sondages.

Piers Morgan : Oui, il est largement en tête des sondages pour l’investiture républicaine. Que pensez-vous du Brexit au Royaume-Uni ? Cela fait maintenant 8 ans que nous avons voté pour quitter l’Union européenne, ou 7 ans, et il n’y a aucun signe d’avantage à quitter l’UE. Pensez-vous que c’était une décision raisonnable de la part de la Grande-Bretagne ?

Noam Chomsky : J’ai pensé à l’époque qu’il s’agissait d’une très grave erreur, à la fois préjudiciable à la Grande-Bretagne, préjudiciable à l’Europe, et d’une certaine manière bénéfique pour les États-Unis, car avec le Brexit, la Grande-Bretagne devient encore plus soumise à la domination américaine qu’elle ne l’était auparavant. Mais j’ai pensé que c’était une terrible erreur, et je pense que le bilan depuis le confirme fondamentalement.

Piers Morgan : Pensez-vous que nous devrions organiser un second référendum ? La plupart des sondages suggèrent que si nous le faisions, nous serions massivement favorables à un retour dans l’Union européenne. Le remords de l’acheteur.

Noam Chomsky : Oui, je ne suis pas surpris. En fait, cela a été le cas presque immédiatement. Vous le savez mieux que moi, mais si vous regardez les sondages peu après le Brexit, ils indiquaient un désir substantiel de la part de la population de l’annuler. C’était une position saine à mon avis.

Piers Morgan : Quelle a été la plus grande personnalité publique de votre vie dans le monde ? Dans n’importe quel domaine.

Noam Chomsky : Il y en a beaucoup. L’une d’entre elles, et c’est un exemple tragique, est un ami personnel très proche depuis 50 ans, qui fait maintenant face à un cancer en phase terminale, il a été transféré à l’hospice, Dan Ellsberg. Je pense que ce qu’il a fait est magnifique.

Piers Morgan : Comment le décririez-vous pour ceux qui ne connaissent pas son histoire ?

Noam Chomsky : Les gens devraient connaître son histoire. Dan travaillait au plus haut niveau du renseignement américain, il avait l’une des plus hautes classifications, il était au centre de la planification et de l’analyse stratégiques. Il a décidé qu’il existait une histoire secrète. Robert McNamara, secrétaire à la Défense, avait commandé une histoire secrète de la guerre du Viêtnam. Dan, au plus haut niveau, était au courant. Lui et son ami Tony Russo, tous deux travaillant à la Rand Corporation, au plus haut niveau, on ne peut pas dire top secret, c’est bien au-dessus, il n’y avait même pas de classification.

Ils ont décidé que la population américaine devait savoir ce qui avait été fait comme pire crime depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela ne devait pas rester secret. Ils l’ont donc copié, l’ont publié et ont essayé de faire en sorte que la presse en parle. En fait, Dan m’en a donné une copie, ce qui m’a permis d’écrire sur le sujet dès qu’il a été rendu public. Des bribes ont été divulguées dans la presse. L’administration Nixon a essayé de le bloquer. La Cour suprême l’a contré, et le document a finalement été publié.

Il a ensuite passé le reste de sa vie à essayer de faire comprendre et connaître à la population les politiques nucléaires de haut niveau, qui sont tellement choquantes qu’il est presque impossible d’en parler. Les politiques nucléaires, qui remontent au début des années 1960, prévoyaient l’anéantissement de la Chine en cas d’affrontement à Berlin. Rien à voir avec la Chine, mais il faut utiliser toutes les forces dont on dispose. Il s’agit là des PSYOP, des propositions réelles. Dan s’est efforcé, malheureusement sans grand succès, d’amener la population américaine et le monde à comprendre les menaces hideuses et horribles d’une guerre nucléaire terminale qui est sur le point d’éclater. Si l’on regarde l’histoire du système nucléaire, c’est un peu un miracle que nous ayons survécu. Il y a eu des cas, les uns après les autres, qui sont passés très près, très près, beaucoup trop près de passer à la destruction terminale.

Piers Morgan : Si nous savions que c’est notre dernier jour sur terre, j’ai posé la question au professeur Hawking : « Comment le passeriez-vous ? » et il m’a répondu qu’il réunirait sa famille. Il jouerait du Wagner très fort et boirait du bon champagne. Si vous saviez que tout est sur le point de se terminer, comment passeriez-vous votre dernier jour ?

Noam Chomsky : Je réunirais ma famille, mais je ferais l’impasse sur le reste.

Piers Morgan : Enfin, Noam Chomsky, ce fut un plaisir absolu de vous parler, vous êtes si fascinant. Je pourrais vous parler pendant des heures. Quel héritage aimeriez-vous laisser ? Si vous pouviez écrire votre propre épitaphe sur votre tombe. Ici repose Noam Chomsky. Que voudriez-vous que dise le reste de cette phrase ?

Noam Chomsky : Il a fait de son mieux.

Piers Morgan : Je pense que c’est tout à fait exact. Et ce que vous avez fait de votre mieux était extrêmement bon, et l’est encore aujourd’hui. Noam Chomsky, merci beaucoup de m’avoir rejoint. Je vous en suis reconnaissant.

Noam Chomsky : Merci beaucoup.

Source : Piers Morgan Uncensored, Noam Chomsky, 05-06-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

Agenor // 08.07.2023 à 13h31

Je reste tout de même sidéré par la mise sous le tapis (un refoulement collectif ?) du rapport Meadows sorti en 1972 dont il n’est fait mention nulle part dans les grands médias, la presse ou même l’enseignement. Pourtant, si nous avions été une société avec un minimum de sagesse, nous aurions pu tenir compte de ce rapport, non pas en craignant la fin du monde et en s’enterrant dans un bunker, mais en admettant que les conclusions de ce rapport puissent être plausibles, faire en sorte que ça ne se produise pas (surtout le scénario Business as usual) et prévoir des filets de sécurité pour un amortissement rapide et efficace des chocs au cas où le pire scénario se produise.
C’est un peu comme ne pas sous-estimer le nombre de lits nécessaires dans les hôpitaux alors que la population vieillit avec en prime le risque potentiel d’une pandémie, la sous-traitance de tout le matériel de soin en Asie, etc.

L’énergie pétrolière nous a probablement rendus mégalomanes en nous donnant une force que l’humanité n’a jamais eue. Au sommet de notre toute puissance nous nous sentons intouchables, comme si toute menace ayant pesé sur les sociétés humaines ces précédents millénaires avait disparue. Guerres, pandémies, famines, pénuries, inflation, déplétion des ressources, tout cela est impossible. Nos sociétés vivent au jour le jour et ont oublié le long terme, la morale et la philosophie en nous faisant courir après la dette (qui ne peut que croître dans la phase d’expansion financière du capitalisme) au bénéfice des puissants. Quel triste monde.

5 réactions et commentaires

  • Lt Briggs // 08.07.2023 à 08h17

    _ Qui a été, pour vous, le meilleur président américain ?
    _ De mon vivant, FDR, Franklin Delano Roosevelt.
    _ et qui a été le pire ?
    _ Trop de concurrence, je le crains.

    On ne saurait mieux dire.

      +10

    Alerter
  • Hiro Masamune // 08.07.2023 à 08h23

    On a bien laissé l’Allemagne se réunifer , pourquoi pas la Chine ?

      +6

    Alerter
  • RV // 08.07.2023 à 12h12

    Toujours aussi intéressant, mais son analyse des développements actuels de l’IA me laissent sur ma fin.
    Il passe à coté sans doute parce que les résultats actuels ignorent superbement ses propres théories sur le langage. (Grammaire générative et transformationnelle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Grammaire_g%C3%A9n%C3%A9rative_et_transformationnelle)

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  • Agenor // 08.07.2023 à 13h31

    Je reste tout de même sidéré par la mise sous le tapis (un refoulement collectif ?) du rapport Meadows sorti en 1972 dont il n’est fait mention nulle part dans les grands médias, la presse ou même l’enseignement. Pourtant, si nous avions été une société avec un minimum de sagesse, nous aurions pu tenir compte de ce rapport, non pas en craignant la fin du monde et en s’enterrant dans un bunker, mais en admettant que les conclusions de ce rapport puissent être plausibles, faire en sorte que ça ne se produise pas (surtout le scénario Business as usual) et prévoir des filets de sécurité pour un amortissement rapide et efficace des chocs au cas où le pire scénario se produise.
    C’est un peu comme ne pas sous-estimer le nombre de lits nécessaires dans les hôpitaux alors que la population vieillit avec en prime le risque potentiel d’une pandémie, la sous-traitance de tout le matériel de soin en Asie, etc.

    L’énergie pétrolière nous a probablement rendus mégalomanes en nous donnant une force que l’humanité n’a jamais eue. Au sommet de notre toute puissance nous nous sentons intouchables, comme si toute menace ayant pesé sur les sociétés humaines ces précédents millénaires avait disparue. Guerres, pandémies, famines, pénuries, inflation, déplétion des ressources, tout cela est impossible. Nos sociétés vivent au jour le jour et ont oublié le long terme, la morale et la philosophie en nous faisant courir après la dette (qui ne peut que croître dans la phase d’expansion financière du capitalisme) au bénéfice des puissants. Quel triste monde.

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  • Moussars // 10.07.2023 à 11h24

    Quelque chose m’a fait tiquer de la part de Chomsky selon lequel Roosevelt fit le plus grand. Ce n’est l’avis de plusieurs spécialistes dont, par exemple, le contemporain John T Flynn dans « Le Mythe Roosevelt » 1948. Ensuite, l’éternelle propagande et soft power ont caché la vérité en l’inversant.
    Jeune, j’avais creusé le sujet car au lycée, on en faisait trop avec le new deal
    Il en avait été de même avec G. Washington peu avant…
    En fait, dès qu’on en fait trop avec un personnage, un fait ou une période précise, je creuse fort. Dans les 3/4 des cas, la vérité est plus près de l’opposé.
    Depuis la commission Creel, tout est à prendre avec des pincettes. Aux USA encore plus qu’ailleurs…
    Étonné ?

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