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15.novembre.201915.11.2019 // Les Crises

L’autre Khashoggi – Par Mary Mycio

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Source : Politico, Mary Mycio, 01-01-2019

Une mort atroce en Ukraine constitue un signal d’alerte pour ceux qui ont suivi l’assassinat du journaliste saoudien.

Les gens allument des bougies sous le portrait du journaliste ukrainien Georgi Gongadze lors d’un rassemblement commémoratif sur la place de l’indépendance à Kiev, le 16 septembre 2007 | Sergei Supinsky/AFP via Getty Images

Un journaliste et opposant disparaît. Des enregistrements anonymes renvoient à son horrible meurtre. Un autocrate se vantant d’être un réformateur pro-occidental, en proie à des complots chez lui, est tenu responsable de cette mort. Le monde démocratique, en proie au dégoût, le tient à l’écart, provoquant ainsi une crise politique internationale.

Si cela fait penser à l’affaire du chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi, c’est parce que c’est du même acabit. Pourtant, ce scénario s’applique aussi à la disparition spectaculaire en Ukraine, en 2000, du journaliste Georgi Gongadze.

À l’époque, l’autocrate était le président Leonid Koutchma, qui avait nommé le premier ministre pro-occidental Viktor Iouchtchenko. Le corps décapité de Gongadze a attesté de sa mort. Des enregistrements réalisés en secret par un garde du corps pointent du doigt le président. Du moins dans la sagesse populaire.

La véritable histoire de Gongadze incite à considérer avec prudence la parole de gouvernements autoritaires au sujet de crimes spectaculaires à fort enjeu pour leurs dirigeants.

Cela peut sembler évident. En effet, la plupart des observateurs sont à juste titre sceptiques quand Riyad clame son innocence. Pourtant, à l’ère des fausses nouvelles et de la désinformation depuis l’étranger, trop nombreux sont ceux qui ont hâtivement porté crédit aux médias turcs qui ont divulgué ces fuites d’origine gouvernementale issues d’une source anonyme. Les écoutes de la CIA sont beaucoup plus anodines et ambiguës. Parmi les rares exceptions – telles que les transcriptions récemment publiées par les autorités turques des enregistrements présumés les plus choquants – aucune n’a fait l’objet d’une authentification indépendante.

« Concernant la disparition de Gongadze, à ce jour, les indices de la police scientifique n’ont toujours pas été rendus publics ni soumis à une analyse indépendante. »

Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, n’est pas un ami du prince héritier Mohammed Ben Salmane ni de la presse. Et il ne reste pratiquement plus de journalistes indépendants en Turquie pour mener leurs propres enquêtes sur la disparition de Khashoggi ou sur la véracité des affirmations de leur propre gouvernement.

Nombre de médias occidentaux, d’ONG et de politiciens, en présentant les informations des médias turcs politiquement muselés comme des « faits », voire, pire encore, en en faisant des éléments de prise de décision politique, risquent en fin de compte d’offrir une caisse de résonance aux services de renseignement extérieurs de la Turquie (et peut-être d’autres pays), à sa propagande d’État et à ses obscures intrigues intérieures.

Cette situation est à mettre en regard de celle du début de l’année 2000 en Ukraine. Koutchma, qui exerçait déjà un contrôle impitoyable sur les médias, voulait étendre son pouvoir.

Georgi Gongadze, connu sous le nom de Gia, s’est fait remarquer comme une voix de l’opposition par son émission de radio à Kiev. Tout comme Khashoggi – il allait convoler une quatrième fois, avec une doctorante turque qu’il avait rencontrée au mois de mai précédent – Gongadze avait une vie personnelle compliquée. Il était marié, père de jumeaux avec sa seconde femme Myroslava, et il avait une liaison avec Olena Prytula, une journaliste du pool de presse exclusif de Koutchma. [Un pool de presse est un groupe de médias qui regroupent leurs ressources dans la collecte d’informations. Un flux de pool est ensuite distribué aux membres du pool de diffusion qui sont libres de l’éditer ou de l’utiliser comme bon leur semble, NdT]

L’ancien président ukrainien Leonid Koutchma | Vasily Maximov/AFP via Getty Images

En avril, lui et Prytula ont lancé un webzine politique appelé Ukraiinska Pravda, ou « Vérité ukrainienne ». Malgré un commanditaire fantôme, les fonds étaient modestes, tout comme UP, nouveau nom de cette publication. Peu de gens en avaient entendu parler. Fortuitement, j’étais l’un d’entre eux. Moins fortuitement, certains alliés de Koutchma l’étaient aussi.

Ces alliés ont usé de fuites pour atteindre leurs objectifs et calomnier les opposants. La republication par UP de ragots des médias russes a fait les deux tout en attisant la haine que le président portait à Gongadze. Par exemple, quand UP a relayé un article russe compromettant pour le fils d’un proche de Koutchma, le père contrarié a menti en racontant au Président que Gongadze en était l’auteur.

En septembre, le commanditaire secret d’UP avait abandonné la publication et le personnel démissionnait. Le jour de la disparition de Gongadze, qu’il a passé avec sa maîtresse, le journaliste était surtout préoccupé par l’argent.

Prytula a été la dernière à le voir vivant. C’est aussi elle qui a tiré la sonnette d’alarme et, deux jours plus tard, elle a tenu une conférence de presse, en compagnie de son épouse. Mais beaucoup ont remis en question l’empressement à crier au meurtre.

L’intérêt du public s’est dissipé. Sans corps, les doutes subsistaient. Les hommes pris entre femmes et maîtresses peuvent s’enfuir, voire pire. Sa femme, Myroslava, avait un alibi solide. Et Prytula bénéficiait manifestement d’une puissante protection. La police ne l’a jamais interrogée.

Puis, début novembre, sept semaines après la disparition de Gongadze, un cadavre sans tête a été découvert dans une forêt près d’une ville appelée Tarashcha. Le corps aurait été retrouvé avec le collier de Gongadze, mais ce détail n’a jamais été confirmé. L’expert médico-légal de Kiev a dit que le cadavre était trop vieux pour être celui du journaliste disparu. Au lieu de l’enterrer, le médecin légiste de la ville a gardé le corps non identifié à la morgue.

Georgi Gongadze à Kiev en 2000| Dima Gavrish/AFP via Getty Images

Le mois suivant, Prytula a conduit une équipe à Tarashcha. Les photos de ce jour-là montraient un corps mutilé, relativement intact mais sans tête. On ne le reverrait jamais plus : à un moment où le groupe avait le dos tourné, il a été emporté.

Le médecin légiste local n’a donc pu leur remettre qu’un prélèvement de tissu qu’il avait effectué sur le corps. De retour à Kiev, Prytula l’a conservé dans son congélateur. Ce soir-là, elle annonce la découverte probable du corps de Gongadze sur le webzine UP.

Comme dans le cas des rumeurs macabres sur le démembrement de Khashoggi, le cadavre sans tête a attiré l’attention du public sur le journaliste disparu, ouvrant la voie à la révélation explosive des enregistrements de Koutchma.

La provenance de ces enregistrements secrets du président n’est pas claire. Ils ont fuité fin novembre, alors que l’attention portée à cette affaire était déjà élevée. On y entendait Koutchma maudire Gongadze et proférer des menaces vulgaires – bien qu’il ne soit pas clair que ses sous-fifres l’aient pris très au sérieux. Ajouté au cadavre sans tête qui semblait être celui de Gia, le « Tapegate » affaiblit gravement Koutchma.

Après l’éviction du Premier ministre pro-occidental Iouchtchenko au printemps, l’Occident prenait ses distances avec Kiev et Koutchma restait sous l’emprise de Moscou et du président Vladimir Poutine qui venait d’être élu.

Bien qu’un ancien garde du corps ait prétendu avoir enregistré Koutchma au moyen d’un appareil numérique placé sous son canapé, peu d’experts le croient. Il est plus probable que ces enregistrements soient issus d’intrigues parallèles, ou imbriquées, dans lesquelles aucun des joueurs – même Koutchma – ne dispose de toutes les informations.

Ici aussi, il y a des parallèles avec l’affaire Khashoggi. Étant donné les intrigues royales entourant MBS en Arabie saoudite, il est possible que là aussi un réseau de conspirations ait été à la manœuvre. Même Erdoğan peut ne pas connaître tous les faits. Et malgré l’hypothèse selon laquelle rien ne peut se passer à l’insu de MBS, les autocrates dépendent aussi des flagorneurs qui vont mentir pour sauver leur peau ou pour obtenir celle d’un adversaire.

* * *

Puis, quelque temps après la découverte et la disparition du corps sans tête – on ne sait toujours pas quand exactement – un autre corps est apparu, cette fois à l’institut médico-légal de Kiev. La veuve de Gia est venue le voir fin décembre. Le problème, c’est qu’il ne ressemblait en rien au cadavre sur les photos de Tarashcha. Au lieu de quoi, il y avait un tas d’os complètement démembrés, ce qui soulevait d’autres questions. Pourraient-ils appartenir à un autre corps ?

Viktor Iouchtchenko, ancien premier ministre de l’Ukraine | Leigh Vogel/Getty Images pour le Sommet de Concordia

Le gouvernement de Poutine a proposé d’effectuer un test génétique. Koutchma, convaincu que le « Tapegate » était un complot américain, était d’accord. Le test a révélé une probabilité de 99,9 % que l’échantillon fourni par l’Ukraine appartienne à Gia, en le comparant avec l’ADN de sa mère.

La correspondance n’était pas parfaite, mais Koutchma a décidé de reconnaître publiquement le cadavre de Tarashcha comme étant celui de Gongadze. Il a peut-être parié que le fait de reconnaître la mort signifiait que le corps – et le problème – pourrait être enterré. Ça ne le fut pas. Pas avant 16 ans.

D’autres se sont impliqués et les choses se sont rapidement embrouillées. Une clinique privée allemande a testé l’échantillon de tissu que Prytula avait rapporté de Tarashcha : ce n’était pas du tout celui de Gongadze. Alors, quels sont les restes que la Russie a analysés ? Un troisième test, cette fois par le FBI sur les os de la morgue, ne pouvait « exclure » que l’ADN était celui de Gongadze. Ajoutant de l’huile sur le feu à la spéculation : Gia avait un jumeau, mais l’autre garçon a disparu de l’hôpital quand il était enfant. L’un des corps pourrait-il être le sien ?

Malgré l’improbabilité, le cadavre de Tarashcha est identifié comme étant celui de Gongadze.

Après l’élection de M. Iouchtchenko à la présidence en 2005, une poignée d’anciens policiers ont été condamnés pour le meurtre de M. Gongadze à l’issue d’un procès à huis clos qui semblait avoir été falsifié. Suite à une alternance de pouvoir, Koutchma a par la suite été accusé d’avoir ordonné le meurtre, mais l’affaire n’a jamais abouti.

Concernant la disparition de Gongadze, à ce jour les indices de la police scientifique n’ont toujours pas été rendus publics ni soumis à une analyse indépendante. Il est probable qu’il en soit de même dans l’affaire Khashoggi.

Des manifestants tiennent un portrait du journaliste saoudien Jamal Khashoggi le 9 octobre 2018 à Istanbul | Ozan Kose/AFP via Getty Images

La mère de Gongadze n’a jamais accepté que le tas d’os de la morgue de Kiev appartenait à son fils, mais, quand elle est morte en 2013, personne ne s’est opposé à ce qu’ils soient enterrés sous une pierre tombale portant son nom. Les funérailles ont eu lieu en mars 2016.

A ce jour, on ne sait toujours pas qui est enterré dans la tombe de Gongadze, située dans la cour de l’église Mykola Naberezhny à Kiev. Mais l’histoire du cadavre de Tarashcha montre comment des régimes dont les forces de l’ordre sont politisées et qui ne font pas face à des de chiens de garde indépendants peuvent raconter d’énormes bobards pour rendre aveugle le public à la fragilité des éléments matériels et aux réelles raisons d’agir.

La vérité sur Jamal Khashoggi étant susceptible de rester aussi ténébreuse que le véritable sort de Georgi Gongadze à l’automne 2000, il serait prudent de s’interroger sur ce qui vient d’Ankara ou de Riyad ou, malheureusement, de certaines parties de Washington.

Mary Mycio, avocate et écrivaine, a dirigé en Ukraine un programme financé par l’USAID [Agence des États-Unis pour le développement international, NdT] qui a investigué sur l’affaire Gongadze. Elle est l’auteur de « Wormwood Forest : A Natural History of Tchernobyl » (Joseph Henry Press, 2005) et a récemment terminé un roman qui est une énigme contemporaine sur un meurtre préhistorique.

Source : Politico, Mary Mycio, 01-01-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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John V. Doe // 15.11.2019 à 07h59

Je m’interroge sur les buts réels d’une auteure qui a « dirigé en Ukraine un programme financé par l’USAID ». A tout le moins, cette information aurait dû se trouver en tête d’article, histoire de savoir qui parle.

L’article a certainement été choisi par « Les-crises » pour l’information sur la mort d’un journaliste en Ukraine. Merci. Par contre, le contenu me semble très embrouillé et encombré du suppositions et de conditionnels. J’en retiens cependant une phrase-clé: « l’histoire du cadavre de Tarashcha montre comment des régimes dont les forces de l’ordre sont politisées et qui ne font pas face à des de chiens de garde indépendants peuvent raconter d’énormes bobards pour rendre aveugle le public à la fragilité des éléments matériels et aux réelles raisons d’agir. » Une phrase universelle qui s’applique trop souvent, hélas.

4 réactions et commentaires

  • John V. Doe // 15.11.2019 à 07h59

    Je m’interroge sur les buts réels d’une auteure qui a « dirigé en Ukraine un programme financé par l’USAID ». A tout le moins, cette information aurait dû se trouver en tête d’article, histoire de savoir qui parle.

    L’article a certainement été choisi par « Les-crises » pour l’information sur la mort d’un journaliste en Ukraine. Merci. Par contre, le contenu me semble très embrouillé et encombré du suppositions et de conditionnels. J’en retiens cependant une phrase-clé: « l’histoire du cadavre de Tarashcha montre comment des régimes dont les forces de l’ordre sont politisées et qui ne font pas face à des de chiens de garde indépendants peuvent raconter d’énormes bobards pour rendre aveugle le public à la fragilité des éléments matériels et aux réelles raisons d’agir. » Une phrase universelle qui s’applique trop souvent, hélas.

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  • Jean D // 15.11.2019 à 09h33

    Merci pour cet article. Qui permet de se rappeler que les barbares n’ont pas forcément une nappe de cuisine en turban sur la tête.

    Un bien beau matériau pour un roman policier. Peut-être pour l’habile commissaire Maigret qui excelle à sonder les âmes ? https://www.franceculture.fr/recherche?q=simenon

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  • moshedayan // 15.11.2019 à 13h26

    Un article clair comme du « jus de chaussettes ».
    Où cette auteur veut en venir. Un luxe de petits détails pour en venir à rien de probant – seulement dire que l’on n’a pas de vérité sur Gongadzé et Khasoggi, à ce jour…
    Un texte bien long avec des omissions et des contre-vérités : Khoutchma « dans la main de Poutine » « sous l’emprise de Moscou » ; Quelle contre-vérité grossière !
    Koutchma, même « topo » que Youchenko; ces deux-là entamaient une ukrainisation forcée de leur pays aux mépris des régionalismes : Carpates et Est de l’Ukraine (minorité ruthème méprisée et russophones sous pression déjà)

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