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18.mars.201218.3.2012 // Les Crises

« L’oracle de Naxos », Manolis Glezos

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Manolis Glezos est un homme politique membre de la SYRIZA et un écrivain grec, de 89 ans. Résistant, le 30 mai 1941, il monta au sommet de l’Acropole et déroba le drapeau nazi qui flottait sur la ville depuis le 27 avril 1941, date de l’entrée des troupes allemandes dans Athènes. Ce geste fut le premier acte de résistance en Grèce, ce qui lui valu d’être condamnés à mort par contumace par les nazis. Le 24 mars 1942, il fut arrêté par les Allemands et torturé longuement, avant de s’évader en 1944. Le 3 mars 1948, en pleine guerre civile grecque, il fut jugé pour ses convictions politiques et condamné à mort à plusieurs reprises par le gouvernement de droite1. Mais ces peines capitales ne furent pas appliquées en raison des réactions à l’étranger et finalement réduites à une condamnation à perpétuité en 1950. Encore en prison, Manolis Glezos fut élu membre au Parlement hellénique en 1951 comme candidat de la Gauche démocratique unie (EDA) ; il fut relâché en 1954. Le 5 décembre 1958, Glezos fut de nouveau arrêté et condamné cette fois pour espionnage, un prétexte courant pour persécuter les militants de gauche pendant la Guerre froide. Au cours de son deuxième emprisonnement pour raisons politiques après la guerre, il fut réélu député d’EDA en 1961, avant d’être relâché en 1962. Lors du coup d’État du 21 avril 1967, Glezos fut arrêté à 2 heures du matin, avec les autres dirigeants politiques grecs. Il fut libéré en 1971. Lors des élections législatives de 1981 et de 1985, il fut élu député sur les listes du PASOK. Au total, pendant la Seconde Guerre mondiale, la guerre civile grecque et le régime des colonels, Manolis Glezos passa 11 ans et quatre mois en prison et 4 ans et 6 mois en exil.

11 personnalités grecques, dont le compositeur grec Mikis Theodorakis et Manolis Glezos, le héros de la résistance qui arracha en 1941 le drapeau hitlérien qui flottait sur l’Acropole durant l’occupation nazie, dénoncent le fascisme financier qui menace et appellent les peuples d’Europe à s’unir pour en finir avec la domination des marchés.

Le nouvel « Empire de l’Argent »

65 ans après la défaite du nazisme et du fascisme, les peuples européens sont aujourd’hui confrontés à une menace dramatique, non militaire cette fois, mais financière, sociale et politique.

Un nouvel « Empire de l’Argent » a attaqué systématiquement un pays européen après l’autre au cours des 18 derniers mois, sans rencontrer de véritable résistance.

Les gouvernements européens n’échouent pas seulement à organiser une défense collective des peuples européens face aux marchés, mais, au contraire, cherchent à « calmer » les marchés en imposant des politiques qui nous rappellent la manière dont les gouvernements ont tenté d’affronter le nazisme dans les années 30. Ils organisent des « guerres de la dette » entre les peuples européens, tout comme ils firent de la belle époque à la première Guerre mondiale.

L’offensive des marchés a commencé par une guerre contre la Grèce, un État membre de l’Union européenne, dont le peuple a joué un rôle décisif dans la résistance à la barbarie et dans la libération de l’Europe au cours de la seconde Guerre mondiale. Au début, il s’agissait d’une guerre de communication, qui nous rappelait les campagnes contre les pays hostiles, proscrit comme l’Irak ou la Yougoslavie. Cette campagne présentait la Grèce comme un pays de citoyens paresseux et corrompus, tout en entreprenant de rejeter la responsabilité de la crise de la dette sur les « poorcs » [PIIGS, acronyme anglais des initiales du Portugal, de l’Italie, de l’Irlande, de la Grèce et de l’Espagne] de l’Europe et non sur les banques internationales. Rapidement, cette offensive s’est muée en une offensive financière, qui entraina la soumission de la Grèce à un statut de souveraineté limitée et l’intervention du FMI dans les affaires internes de la zone euro.

Quand ils eurent obtenu ce qu’ils attendaient de la Grèce, les marchés prirent pour cible les autres pays de la périphérie de l’Europe, plus petits ou plus grands. Le but est toujours le même : garantir pleinement les intérêts des banques contre ceux des États, la démolition de l’état providence européen, qui était la pierre angulaire de la démocratie et de la culture européennes, la démolition des États européens et la soumission de ce qu’il reste des structures étatiques à la nouvelle « Internationale de l’Argent ».

L’Union européenne, qui était présentée à ses peuples comme l’outil du progrès collectif et de la démocratie, tend à devenir l’outil de la fin de la prospérité et de la démocratie. Elle était présentée comme un outil de résistance à la mondialisation, mais les marchés souhaitent qu’elle soit l’instrument de la mondialisation.

Elle était présentée aux Allemands et aux autres peuples européens comme le moyen d’augmenter pacifiquement leur pouvoir et leur prospérité, et non comme le moyen d’abandonner tous les Européens aux injonctions des marchés financiers, de détruire l’image de l’Europe et de transformer les marchés en acteurs d’un nouveau totalitarisme financier, en nouveaux maîtres de l’Europe.

Nous sommes confrontés au risque de reproduire l’équivalent financier des première et seconde guerres mondiales sur notre continent et de nous dissoudre dans le chaos et la décomposition, au bénéfice d’un Empire international de l’Argent et des Armes, dont le pouvoir des marchés est à l’épicentre économique.

Les peuples d’Europe et du monde font face à une concentration sans précédent historique du pouvoir financier mais aussi politique et médiatique par le capital financier international, c’est-à-dire par une poignée d’institutions financières, d’agences de notation et une classe politique et médiatique qu’ils ont convertie, dont les centres sont plutôt externes qu’internes à l’Europe. Ce sont les marchés qui attaquent aujourd’hui un pays européen après l’autre, utilisant le levier de la dette pour démolir l’État providence européen et la démocratie.

L’ « Empire de l’Argent » exige aujourd’hui la transformation rapide, violente et brutale d’un pays de la zone euro, la Grèce, en un pays du Tiers monde, à l’aide d’un programme dit de « sauvetage », en fait de « sauvetage » des banques qui ont prêté aux pays. En Grèce, l’alliance des banques et des leaders politiques a imposé – par le biais de l’UE, la BCE et le FMI – un programme qui équivaut à un « assassinat économique et social » du pays et de sa démocratie, et qui organise le pillage du pays avant la banqueroute à laquelle il mène, en souhaitant d’en faire le bouc émissaire de la crise financière mondiale et l’utiliser comme le « paradigme » pour terroriser tous les peuples européens.

La politique, qui est menée actuellement en Grèce et qui tend à se généraliser, est la même que celle qui fut appliquée au Chili de Pinochet, dans la Russie d’Eltsine ou en Argentine et aura les mêmes résultats, si on n’y met pas fin immédiatement. Victime d’un programme supposé l’aider, la Grèce est maintenant au bord d’un désastre économique et social ; elle sert de cobaye pour étudier les réactions des peuples au darwinisme social et terroriser l’ensemble de l’Union européenne, par ce qui peut arriver à l’un de ses membres.

Les marchés peuvent aussi pousser et utiliser le leadership de l’Allemagne pour détruire l’Union européenne. Mais cela constitue un acte d’un extrême aveuglement politique et historique pour les forces dominantes de l’UE et d’abord pour l’Allemagne que de penser qu’il puisse y avoir un projet d’intégration européenne ou seulement de simple coopération, sur les ruines d’un ou de plusieurs membres de la zone euro.

L’Union européenne ne peut en aucun cas s’établir sur la destruction planifiée d’acquis politiques et sociaux majeurs, de grande portée mondiale. Cela conduira au chaos et à la désintégration et favorisera l’émergence de solutions fascistes sur notre continent.

En 2008, les banques privées géantes de Wall Street ont forcé les États et les banques centrales à les sortir de la crise qu’elles avaient elles-mêmes créée, en faisant payer aux contribuables le coût de leur fraude gigantesque, comme leurs prêts immobiliers, mais aussi le coût opérationnel du capitalisme casino dérégulé imposé au cours des vingt dernières années. Ils transformèrent leur propre crise en une crise de la dette publique.

Maintenant, ils utilisent la crise et la dette, qu’ils ont eux-mêmes créée, pour dépouiller les États et les citoyens du peu de pouvoir qu’ils détiennent encore. C’est une partie de la crise de la dette. La seconde partie est que le capital financier, avec les forces politiques qui le soutient globalement, impose un agenda de mondialisation néolibérale, qui se traduit inévitablement par la délocalisation de la production hors de l’Europe et la convergence vers le bas des normes sociales et environnementales européennes avec celles du Tiers Monde. Pendant de nombreuses années, ils ont caché ce processus derrière les prêts, et maintenant ils utilisent les prêts pour finir le travail.

L’ « Internationale de l’Argent », qui souhaite éliminer toute notion d’État en Europe, menace aujourd’hui la Grèce, demain l’Italie ou le Portugal ; elle encourage la confrontation entre les peuples d’Europe et met l’Union européenne devant le dilemme de se transformer en une dictature des marchés ou de se dissoudre. Le but est que l’Europe et le reste du monde reviennent à la situation d’avant 1945, ou même à avant la Révolution française et les Lumières.

Dans l’Antiquité, l’abolition par Solon des dettes qui forçaient les pauvres à devenir esclaves des riches, appelée la réforme Seisachtheia, posa les bases qui allaient conduire à l’émergence, dans la Grèce antique, des idées de démocratie, de citoyenneté, de politique et d’Europe, et d’une culture européenne et mondiale.

En luttant contre la classe fortunée, les citoyens d’Athènes ouvrirent la voie à la constitution de Périclès et à la philosophie politique de Protagoras, qui déclara que « l’homme est la mesure de toute chose ».

Aujourd’hui, les classes fortunées cherchent à venger cet esprit de l’homme : « les marchés sont la mesure de tous les hommes » est la devise que nos leaders politiques embrassent, en s’alliant au démon de l’argent, comme le fit Faust.

Une poignée de banques internationales, d’agences de notation, de fonds d’investissement, une concentration mondiale du capital financier sans précédent historique, revendiquent le pouvoir en Europe et dans le monde et se préparent à abolir nos états et notre démocratie, utilisant l’arme de la dette pour asservir la population européenne, instituant en lieu et place de nos démocraties imparfaites la dictature de l’argent et des banques, le pouvoir de l’empire totalitaire de la mondialisation, dont le centre politique se situe à l’extérieur de l’Europe continentale, malgré la présence de banques européennes puissantes au cœur de l’empire.

Ils ont commencé par la Grèce, l’utilisant comme cobaye, pour se tourner ensuite vers les autres pays de la périphérie européenne, et progressivement vers le centre. L’espoir de quelques pays européens d’y échapper finalement prouve que les leaders européens sont face à la menace d’un nouveau « fascisme financier », auquel ils ne répondent pas mieux que face de la menace d’Hitler dans l’entre-deux-guerres.

Ce n’est pas par accident qu’une grande partie des médias contrôlée par les banques ont choisi de s’attaquer à la périphérie européenne, en traitant ces pays de « porcs » (PIIGS), et de diriger leur campagne médiatique méprisante, sadique et raciste à travers les médias qu’ils possèdent, non seulement contre les Grecs, mais aussi contre l’héritage grec et la civilisation grecque antique. Ce choix montre les buts profonds et inavoués de l’idéologie et des valeurs du capital financier, promoteur d’un capitalisme de destruction.

La tentative d’une partie des médias allemands d’humilier des symboles tels que l’Acropole ou la Venus de Milo, monuments qui furent respectés même par les officiers d’Hitler, n’est rien d’autre que l’expression d’un profond mépris affiché par les banquiers qui contrôlent ces médias, pas tant contre les Grecs, que contre les idées de liberté et de démocratie qui sont nées dans ce pays.

Le monstre financier a produit quatre décennies d’exemption de taxe pour le capital, toutes sortes de « libéralisation du marché », une large dérégulation, l’abolition de toutes les barrières aux flux de capitaux et de marchandises, d’attaques constantes contre l’état, l’acquisition massive des partis et des médias, l’appropriation des surplus mondiaux par une poignée de banques vampires de Wall Street. Maintenant, ce monstre, un véritable « état derrière les États » se révèle vouloir la réalisation d’un « coup d’état permanent » financier et politique, et cela depuis plus de quatre décennies.

Face à cette attaque, les forces politiques de droite et la social-démocratie européennes semblent compromises après des décennies d’entrisme par le capitalisme financier, dont les centres les plus importants sont non-européens. D’autre part, les syndicats et les mouvements sociaux ne sont pas encore assez forts pour bloquer cette attaque de manière décisive, comme ils l’ont fait à de nombreuses reprises par le passé. Le nouveau totalitarisme financier cherche à tirer avantage de cette situation de manière à imposer des conditions irréversibles dans toute l’Europe.

La coordination immédiate et transfrontalière des actions d’intellectuels, des gens des arts et lettres, des mouvements spontanés, des forces sociales et des personnalités qui comprennent l’importance des enjeux s’impose ; nous avons besoin de créer un front de résistance puissant contre « l’empire totalitaire de la mondialisation » qui est en marche, avant qu’il ne soit trop tard.

L’Europe ne peut survivre que si elle met en avant une réponse unie contre les marchés, un défi plus important que les leurs, un nouveau « New Deal » européen.

- Nous devons stopper immédiatement l’attaque contre la Grèce et les autres pays de l’UE de la périphérie ; nous devons arrêter cette politique irresponsable et criminelle d’austérité et de privatisation, qui conduit directement à une crise pire que celle de 1929.
- Les dettes publiques doivent être radicalement restructurées dans la zone euro, particulièrement aux dépens des géants des banques privées. On doit reprendre le contrôle des banques et placer sous contrôle social, national et européen le financement de l’économie européenne. Il n’est pas possible de laisser les clés de la finance européenne aux mains de banques comme Goldman Sachs, JP Morgan, UBS, la Deutsche Bank, etc… Nous devons bannir les dérives financières incontrôlées, qui sont le fer de lance du capitalisme financier destructeur et créer un véritable développement économique, à la place des profits spéculatifs.

- L’architecture actuelle, basée sur le traité de Maastricht et les règles de l’OMC, a installé en Europe une machine à fabriquer de la dette. Nous avons besoin d’une modification radicale de tous les traités, de soumettre la BCE au contrôle politique de la population européenne, une « règle d’or » pour un minimum social, fiscal et environnemental en Europe. Nous avons un urgent besoin d’un changement de paradigme ; un retour de la stimulation de la croissance par la stimulation de la demande, via de nouveaux programmes d’investissements européens, une nouvelle réglementation, la taxation et le contrôle des flux internationaux de capitaux et de marchandises ; une nouvelle forme de protectionnisme doux et raisonnable dans une Europe indépendante qui serait le protagoniste dans la lutte en faveur d’une planète multipolaire, démocratique, écologique et sociale.

Nous appelons les forces et les individus qui partagent ces idées à s’unir dans un large front d’action européen aussi tôt que possible, à produire un programme de transition européen et à coordonner notre action internationale, de façon à mobiliser les forces du mouvement populaire, à renverser l’actuel équilibre des forces et à vaincre les actuels leaderships historiquement irresponsables de nos pays, de façon à sauver nos populations et nos sociétés avant qu’il ne soit trop tard pour l’Europe.

Athènes, octobre 2011

Alexis Tsipras
John Mylopoulos
Dimitris Constantakopoulos
Theodosis Pelegrinis
Constantinos Tsoukalas
Costas Douzinas
Costas Vergopoulos
Kyriakos Katzourakis
Katia Gerou
Mikis Theodorakis
Manolis Glezos

Texte traduit de l’anglais en français (première moitié par R. Joumard le 7 novembre 2011 à partir du texte publié par http://arirusila.wordpress.com/2011…, et seconde moitié publiée par http://www.cnr-resistance.fr/mikis-… et revue par R. Joumard). Version allemande : Gemeinsamer Appell für die Rettung der Völker Europas

Texte original en grec sous http://ecoleft.wordpress.com/2011/10/27/ ouhttp://www.mikis-crete.gr/diary/new…

L’oracle de Naxos résiste toujours

© Le Monde, 29/02/2012

manolis glezos

Manolis Glezos est un héros grec. Pas un demi-dieu de l’Antiquité, mais un homme bien vivant et toujours actif de 89 ans – « dont 75 ans de luttes » –, qui résume à lui seul l’histoire blessée de la Grèce moderne, de l’Occupation allemande au combat actuel contre la « troïka ».

L’homme qui a décroché le drapeau nazi de l’Acropole en 1941 conserve en lui une part de jeunesse. Il n’est pas très grand. Sa chevelure blanche ondule légèrement sur la nuque. Il a l’oeil vif et souriant. Sa moustache et ses sourcils fournis lui donnent une « gueule » qui porte sur elle toute la fierté de la Grèce. Et son humanité passe dans son regard clair.

Dimanche 12 février, alors qu’il était assis avec le musicien Mikis Theodorakis – son cadet en résistance, âgé de seulement 86 ans –, devant les députés qui s’apprêtaient à voter de nouvelles mesures d’austérité, un ministre s’est senti obligé de rendre hommage aux deux « monuments » présents ce soir-là. Les deux monuments en question venaient d’être atteints par des gaz lacrymogènes, alors qu’ils demandaient à entrer dans le Parlement, comme ils en ont le droit en tant qu’anciens députés, suivis par un cortège de 100 000 manifestants.

Quelqu’un a demandé au chef des MAT (les CRS grecs) pourquoi il ne voulait pas les laisser passer. « On ne va pas laisser les communistes occuper le Parlement », a répondu l’officier. Manolis Glezos éclate de rire en racontant cette histoire, qui lui rappelle bien des souvenirs. Les deux compères ont fini par entrer au Parlement, après avoir fait étape à l’infirmerie pour se faire soigner.

« JE NE SUIS PAS UNE STATUE »

Dix jours après, Manolis Glezos prend encore des médicaments pour mieux respirer. Sur une feuille, il dessine. L’endroit où il se trouvait, place Syntagma, ce jour-là ; puis la tribune où ils siégeaient avec Theodorakis, à la gauche du président, face aux députés. « Nous n’avions pas le droit de parler, mais j’étais là pour transmettre l’angoisse du peuple grec devant les mesures qu’ils allaient voter. » C’était un silence parlant.

« Toute ma vie, on a essayé de faire de moi un monument pour me faire taire. Je ne suis pas une statue ou un tableau, et je parle tout le temps. » Il est infatigable pour parler du passé, du présent, du futur et de l’avènement d’une démocratie directe qu’il appelle de ses voeux.

Il n’y a qu’un sujet dont il ne souhaite plus parler : la nuit du 30 au 31 mai 1941, quand, à 18 ans, il est allé avec son ami Apostolos Santas, mort en avril 2011, décrocher le drapeau nazi qui flottait sur l’Acropole. Il bascule lentement la tête en arrière en disant dans un sourire « Oxi » (« non »). « Je ne suis pas une star. Ce serait ridicule de raconter toujours la même chose. » Mais il veut bien expliquer leur geste : « Nous avions entendu qu’Hitler avait déclaré la victoire allemande en Europe. On s’est dit que, si tel était son avis, on allait lui montrer que la lutte ne faisait que commencer. Et nous sommes partis le lendemain vers l’Acropole. »

Dans le documentaire sur Les Combattants de l’ombre, Apostolos Santas raconte cette nuit de clair de lune, les gardes allemands qui font la fête avec des femmes pour célébrer la victoire du Reich, leurs vaines tentatives pour grimper au mât glissant et le drapeau gigantesque qui finit par tomber. Ils découpent chacun un morceau de la croix gammée, avant de jeter le reste de l’enseigne dans un puits où, selon la mythologie, se tenait le serpent qui gardait l’Acropole. « A ce moment-là, explique Apostolos Santas, nous avons ressenti, Manolis et moi, une grande fierté. Nous étions au sommet de l’Acropole. Nous ne portions aucune arme et nous avions réussi à enlever le symbole des forces qui avaient traumatisé l’Europe entière. »

Manolis Glezos n’a guère le temps de savourer son acte d’héroïsme, ni pendant ni après la guerre. Il a été condamné à mort trois fois, a subi neuf tentatives d’assassinat et passé seize ans de sa vie en prison. Victime des Allemands pendant la guerre ou, la plupart du temps, de son propre pays, qu’il a pourtant contribué à libérer.

Après la défaite allemande, les troupes anglaises combattent les résistants communistes qui ont gagné la guerre et refusent de désarmer. Le pays entre dans quatre années de guerre civile. En 1949, Manolis Glezos est condamné à mort pour trahison. Un dirigeant grec l’annonce à une presse incrédule, en leur affirmant que sa tombe est déjà prête. « Ma mère est allée voir mon tombeau », explique-t-il. Il se souvient de la radio grecque diffusant, le dimanche après sa condamnation, un extrait de la radio française, qui annonce : « Le général de Gaulle s’adresse au gouvernement grec pour qu’il n’exécute pas le premier résistant d’Europe. » »Dans mon village, sur l’île de Naxos, tout le monde a signé en ma faveur, même le pope. Et ils n’étaient pas tous communistes », souligne-t-il.

« Le général de Gaulle a exagéré. Je ne suis pas le premier résistant d’Europe. » Il se lève et sort de sa bibliothèque les deux gros volumes de son histoire de la Résistance ainsi que la photo en noir et blanc d’un jeune homme. « C’est lui le premier partisan. » Il s’agit de Mathios Potagas. « Le 2 mai 1941, il s’est mis sur la route devant une colonne allemande pour leur demander d’arrêter et leur dire : « Vous n’avez pas gagné. Vous n’allez pas nous rendre esclaves, car notre âme est toujours libre. Je suis seul, mais derrière moi il y a tout le peuple grec. » Il avait 17 ans. Ils lui ont écrasé la tête à coups de pierres. »

Dans sa maison du quartier résidentiel de Neo Psychiko, dans le nord d’Athènes, le portrait d’un jeune homme fait face à l’entrée. C’est celui de son frère, exécuté à 19 ans par les Allemands. « C’est un peintre allemand qui l’a fait à partir d’une photo. Il est venu me l’apporter à Naxos. » S’il milite, depuis bien avant la crise actuelle, pour que l’Allemagne rembourse l’argent que la Grèce a dû lui prêter pendant la guerre, Manolis Glezos s’est toujours défendu de tout antigermanisme, pourtant à la mode en ce moment dans le pays.

ATHÈNES, CAPITALE DE LA RÉSISTANCE

L’homme, emprisonné à nouveau sous le régime des colonels (1967-1974), a déserté les rangs communistes depuis longtemps. Il est aujourd’hui membre du Syriza, le parti d’extrême gauche parlementaire, farouchement opposé aux mémorandums signés avec la « troïka » û les représentants du Fonds monétaire international (FMI), de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne (BCE) –, qui ont prêté 110 milliards d’euros à la Grèce en mai 2010 en échange de sévères mesures d’austérité ; et s’apprêtent à remettre au pot 130 milliards d’euros, contre des mesures encore plus sévères de baisse des salaires et des pensions de retraite.

« L’ancien président de l’Institut français d’Athènes, Roger Milliex, avait dit pendant la guerre que la capitale de la Résistance de l’Europe était Athènes. Cela redevient vrai aujourd’hui. Face à ces mouvements populaires, le gouvernement est en panique. » Le 12 février, la police a lancé très tôt des gaz lacrymogènes pour disperser la manifestation et des bandes organisées en ont profité pour incendier plusieurs immeubles. Les pompiers ont eu du mal à intervenir dans la foule. Les gens qui fuyaient les gaz se heurtaient à ceux, nombreux, qui continuaient d’arriver, donnant une impression de chaos.

« Le gouvernement n’a pas de légitimité populaire, alors que les mesures qui sont prises vont engager la Grèce pendant plus de vingt ans », explique Manolis Glezos. En novembre 2011, Lucas Papadémos a remplacé le premier ministre Georges Papandréou, contraint à la démission. L’ancien vice-président de la BCE a alors formé un gouvernement de coalition avec les socialistes du Pasok, la droite de la Nouvelle Démocratie et l’extrême droite du Laos, qui a quitté le navire début février.

« Les gens sont en colère. La marche incontrôlable de cette colère peut nous entraîner dans un très grave conflit, explique le vieux militant. Il y a des suicides, des gens qui sont arrêtés parce qu’ils volent pour nourrir leurs enfants. Mais que va-t-il se passer quand les ressources des gens seront complètement épuisées ? Si cette colère ne se transforme pas en un acte politique, nous serons perdus. C’est pour ça qu’il faut des élections le plus vite possible. L’écart entre le peuple et le gouvernement devient trop important. Les députés n’osent pas apparaître en public. »

Du haut de ses 70 années de résistance, il affirme : « On vit un changement historique, qui va bouleverser le monde entier, dans dix ans, vingt ans, quarante ans. Si nous ratons cette occasion, nous allons reculer. » A près de 90 ans, il aspire à une démocratie directe, qu’il a mise en pratique pendant douze ans dans son village d’Apiranthos, sur l’île de Naxos. « C’est le seul village de 1 000 habitants avec cinq musées et trois bibliothèques. Aujourd’hui, les Constitutions des principaux pays sont les mêmes : le pouvoir vient du peuple et il est exercé en son nom. Il faut que le pouvoir soit exercé par le peuple. Il y a de plus en plus d’assemblées populaires, dans des entreprises ou des municipalités… Il suffit de quelques ministères – pour les affaires étrangères ou la défense – et, après de vrais débats, on organise des référendums pour les grandes décisions. »

C’est le retour à la cité antique, la polis. Outre ses activités politiques, Manolis Glezos a publié des livres sur la géologie et la linguistique, deux sciences apprises, pour l’essentiel, à l’université de la prison. Le linguiste poursuit sa leçon. « Polis a donné polites, le citoyen, et politismos, la culture. Nous avons donné tout ça à l’Occident et qu’avons-nous reçu en échange ? » Il laisse passer un moment de silence et répond en français : « La police ! » A ce moment-là, ses yeux pleins de malice ont l’air d’éclater de rire.

Alain Salles, © Le Monde, 29/02/2012

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1 réactions et commentaires

  • TOUILEB Mouloud // 18.03.2012 à 12h27

    La population se réveillera lorsqu’elle y sera contrainte mais il ne sera peut-être pas trop tard ! Chacun reconnaîtra son frère dans la lutte pour la Liberté dans le déchaînement des passions.  ! …. Manolis Glezos est notre frère, lui qui a tant lutté et souffert pour notre liberté. Je fais de mon mieux pour faire circuler les informations de notre Grèce fière et courageuse. En pensées, 

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