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4.août.20234.8.2023 // Les Crises

Risque nucléaire : Daniel Ellsberg nous avait averti des risques et dangers en Ukraine et à Taïwan

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Daniel Ellsberg a révélé que les États-Unis avaient élaboré des plans pour attaquer la Chine avec des armes nucléaires lors de la crise du détroit de Taïwan en 1958.

Source : Truthout, Amy Goodman
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Au cours des 50 dernières années, Daniel Ellsberg est resté un militant anti-guerre et antinucléaire qui a inspiré une nouvelle génération de lanceurs d’alertes. Lors de sa dernière interview avec Democracy Now ! en avril dernier, il a parlé de la guerre en Ukraine et des raisons pour lesquelles il fallait arriver à une solution diplomatique, ainsi que de la dernière fuite de documents du Pentagone par Jack Teixeira, membre de l’Air National Guard, qui a été inculpé de six chefs d’accusation pour rétention et transmission délibérées d’informations classifiées.

Nous avons interrogé Ellsberg sur ce que les fuites disent de la guerre en Ukraine, et nous avons discuté de sa décision, en 2021, de divulguer un rapport gouvernemental classifié qu’il avait gardé en sa possession pendant des décennies, et qui révélait que les États-Unis avaient élaboré des plans pour attaquer la Chine avec des armes nucléaires pendant la crise du détroit de Taïwan en 1958. Ellsberg a averti que la possibilité d’une première frappe nucléaire par les États-Unis était une politique « insensée » qui mettrait fin à la plupart des formes de vie sur Terre. « La croyance selon laquelle nous pouvons faire moins de mal en frappant en premier qu’en frappant en second est ce qui nous confronte, en Ukraine, à la possibilité réelle d’une guerre nucléaire à l’issue de ce conflit » a déclaré Ellsberg.

Transcription : Il s’agit d’une transcription brute. Le texte peut ne pas être dans sa forme définitive.

Amy Goodman : Ici Democracy Now !, democracynow.org, The War and Peace Report. Je suis Amy Goodman.

Aujourd’hui, nous nous souvenons du lanceur d’alertes des Pentagon Papers, Daniel Ellsberg, décédé le 16 juin à l’âge de 92 ans, quelques mois après avoir été diagnostiqué d’un cancer du pancréas. Ses actions ont contribué à faire tomber le président Nixon, à mettre fin à la guerre du Viêtnam et à remporter une victoire majeure pour la liberté de la presse. Au cours des 50 dernières années, Ellsberg est resté un militant anti-guerre et antinucléaire qui a inspiré une nouvelle génération de lanceurs d’alertes. Nous revenons maintenant à notre entretien d’avril, au cours duquel j’ai interrogé Dan Ellsberg sur ce qu’une récente fuite de documents du Pentagone dit de la guerre en Ukraine.

Daniel Ellesberg : La réaction à ces fuites montre que la principale fuite est, une fois de plus, comme les Pentagon Papers, que lorsqu’une guerre semble être dans l’impasse, elle peut aussi l’être de l’intérieur. C’est ce qu’ont montré les Pentagon Papers, qu’il n’y a pas de réelle perspective de progrès et que tuer des gens n’est, d’un côté comme de l’autre, justifié par aucune perspective de résultat humain.

Les estimations des services de renseignement ont montré que dans un an, nous serons probablement à peu près dans les mêmes positions – une impasse – et que nous ne serons pas disposés à négocier. Qu’est-ce que cela dit de notre… des personnes qui élaborent notre politique étrangère ? Si cela ne définit pas une crise et une urgence, qu’est-ce qui le ferait ? Eh bien, oui, je suppose que nous sommes sur le point de perdre d’ici un mois, mais ce n’est pas ce à quoi l’un ou l’autre est confronté pour l’instant.

Je ne veux pas tester la réaction de l’un ou l’autre camp, s’il est confronté à cette éventualité, si les États-Unis devaient faire ce que beaucoup pressent Biden de faire, à savoir participer directement à la guerre, en tirant sur les Russes, comme je l’ai dit, pour la première fois depuis 1920. Un an après, deux ans après la fin de la Première Guerre mondiale, nous tirions encore sur les Russes, contre les Bolcheviks, en 1920. Tous les Russes le savent.Combien d’Américains le savent ? Aucun ? Ils s’en souviennent donc très bien.

Lorsque Biden sera pressé d’envoyer directement des avions que les Ukrainiens ne peuvent pas encore utiliser, comme les F-16, et des chars qu’ils ne peuvent pas encore utiliser, la tendance à envoyer des Américains pour faire fonctionner ces chars et les mettre immédiatement en état de marche sera très forte. Je ne peux qu’espérer qu’une grande partie de l’opinion publique fera pression sur Biden pour qu’il n’implique pas directement les États-Unis dans cette guerre et pour qu’il poursuive les négociations, ce qu’il évite actuellement, il rejette l’idée de négociations.

De plus en plus d’informations indiquent qu’il y a un an, au début du mois d’avril 2022, Zelensky et Poutine avaient pratiquement conclu un accord, étaient très proches d’un accord, sur le statu quo d’avant-guerre, le retour au statu quo d’avant-guerre en Crimée et dans le Donbas, en ce qui concerne l’OTAN et tout le reste, mais que les États-Unis et les Britanniques, Boris Johnson, sont allés le voir et lui ont dit : « Nous ne sommes pas prêts pour cela. Nous voulons que la guerre continue. Nous n’accepterons pas de négociations. » Je dirais qu’il s’agit là d’un crime contre l’humanité. Et je le dis très sérieusement, l’idée que nous avions besoin de voir des gens tués des deux côtés pour, je cite, « affaiblir les Russes », non pas dans l’intérêt des Ukrainiens, mais dans le cadre d’une stratégie géopolitique globale, est une idée perverse.

Et quelle que soit la manière dont la guerre a commencé, avec à la fois un jugement incroyablement mauvais de la part de Poutine, une agression et des atrocités, et, de l’autre côté, une provocation de la part des États-Unis, dans le sens de politiques sciemment prévues pour augmenter la probabilité d’un crime russe de ce type, je pense que beaucoup d’Américains voulaient cette guerre. Et ils ont obtenu exactement ce qu’ils voulaient, même mieux qu’ils n’auraient pu l’imaginer : d’énormes ventes d’armes à nos alliés, les États-Unis jouant à nouveau un rôle essentiel en Europe avec un ennemi indispensable, un ennemi sans lequel nous ne pourrions pas diriger le monde, la Russie. Et la Russie a joué ce rôle très volontiers. Dire que la Russie n’avait pas d’autre choix que de faire ce qu’elle a fait est assez absurde. C’est comme dire que l’on peut provoquer une personne pour qu’elle se tire une balle dans le pied ou, dans ce cas, pour qu’elle mette un genou à terre. Poutine n’avait pas d’autre choix que de mettre un genou à terre et de se donner 1 400 km de frontière en plus avec la Finlande, de ressusciter l’OTAN et d’obtenir ces ventes d’armes et ainsi de suite – c’est tout simplement absurde.

Amy Goodman : Je voulais également évoquer la Chine, car en 2021, vous avez révélé que le gouvernement avait élaboré des plans pour attaquer la Chine avec des armes nucléaires en cas de crise dans le détroit de Taïwan. Pouvez-vous nous parler de la pertinence de cette information aujourd’hui et nous dire quand vous l’avez obtenue ?

Daniel Ellsberg : Oui. J’ai révélé cette information juste après que le magazine The Economist a publié une couverture sur Taïwan et une énorme cible juste dessus, une vraie cible, juste dessus, pour indiquer que c’était, je cite, « l’endroit le plus dangereux » au monde à ce moment-là. L’enjeu en était une intervention des États-Unis dans la politique chinoise, à savoir un soutien à un mouvement sécessionniste, un mouvement d’indépendance, et cela venant d’une partie de la Chine considérée quasi universellement par les Chinois comme faisant partie intégrante de la Chine, un soutien fait de telle sorte que les Chinois ne pouvaient qu’anticiper que cela mènerait à une guerre, qu’ils n’accepteraient pas plus cela que Lincoln n’a accepté la sécession de la Confédération, en l’occurrence.

Et nous faisions pression en ce sens d’une manière que je dois dire que je ne comprends pas tout à fait. Les gens agissent comme s’ils voulaient la guerre avec la Chine. Comment cela se fait-il ? En leur vendant des armes ? Oui, je comprends. Mais pourquoi veulent-ils… pourquoi veulent-ils changer la relation de Taïwan, qui est à peu près la même depuis 1979, d’une manière dont les Chinois nous garantissent qu’elle mènera à la guerre, cela m’est incompréhensible. Mais quoi qu’il en soit…

Amy Goodman : Et vous avez dit que ces plans de guerre nucléaire au-dessus du détroit de Taïwan ont été élaborés en 1958 ?

Daniel Ellsberg : 58, oui, c’est exact. Et d’ailleurs, il y avait eu une crise presque similaire plus tôt, en 1954, 1955, donc celle-ci était connue comme la deuxième crise de Taïwan dans les années 50. L’idée était que nous déclencherions une guerre nucléaire si les Chinois réussissaient à bombarder des îles situées à portée d’artillerie, en fait à portée de vue du continent, quelque chose de facile à faire. Certaines d’entre elles se trouvent à seulement un kilomètre ou un kilomètre et demi du continent. Pour empêcher Pékin de prendre le contrôle de ces rochers, nous étions prêts à envoyer des avions américains pour briser ce blocus, oui envoyer des navires américains pour briser ce blocus. Et si l’artillerie résistait ou s’il y avait un risque de perdre des navires américains, nous frapperions des cibles chinoises jusqu’à Shanghai, ce qui entraînerait certainement, selon les termes d’Eisenhower, qui y avait donné son accord, nous déclencherions une guerre nucléaire si nécessaire, si nécessaire pour obtenir ces îles. Et selon ses prévisions, cela conduirait à des attaques russes – l’allié de la Chine – contre Taïwan, Okinawa, Guam et même le Japon, ce qui, à son tour, aurait pour conséquence de garantir, selon notre plan, une guerre nucléaire totale, frappant toutes les villes de Russie et de Chine, tuant, selon nos estimations de l’époque, 600 millions de personne…

Amy Goodman : Et quelle est leur pertinence aujourd’hui ?

Daniel Ellsberg : …pour Taïwan. Et c’est ce qu’ils… c’est ce qu’ils prévoyaient de faire à l’époque. Le nombre de cibles en Chine n’a pas diminué depuis. C’était une époque où tout combat avec les Russes, sous Eisenhower, même si cela commençait au-dessus de Berlin, était assuré de viser également la Chine dans son ensemble. Cela a peut-être changé dans une certaine mesure, mais dans une large mesure, à différents moments, nous avons continué à dire : « Ne devrions-nous pas avoir un plan de guerre avec la Russie qui n’inclut pas la destruction de la Chine ?» La réponse est la suivante : « Voulez-vous vraiment détruire la Russie et pas la Chine ? Nous serons détruits dans le processus. Cela laisserait la Chine régner alors sur le monde ». En bref, la Russie et la Chine doivent être considérées comme un complexe cible commun. D’accord ?

C’est de la folie. Il s’agit d’une forme de folie, d’une sorte de mythe et de canular qui s’est emparé du public. C’est aussi insensé que QAnon ou que la croyance que Trump est actuellement le président des États-Unis. Et pourtant, la croyance que nous pouvons faire moins de mal en frappant les premiers que si nous frappons les seconds est ce qui nous confronte en Ukraine à la possibilité réelle d’une guerre nucléaire à l’issue de ce conflit – en d’autres termes, que la plupart des vies sur Terre – pas toutes, la plupart des vies sur Terre – soient éteintes en raison du contrôle de la Crimée, du Donbas ou de Taïwan. C’est insensé.

Qui va faire face à cela ? Je lance un nouvel appel aux jeunes que Greta Thunberg a mobilisés pour qu’ils disent : « Les adultes ne s’occupent pas de cela, et notre avenir dépend absolument d’un changement rapide et immédiat. » La photo que je regardais, que je vais – je peux vous montrer ici, je suppose… il se trouve que je l’ai près de moi – c’était quand j’étais en Norvège. Je recevais un prix Olof Palme. Nous sommes allés voir cette jeune fille qui venait de lancer les Vendredis pour l’Avenir et une grève sur le climat. Au début, elle travaillait seule pendant des jours et des semaines. Puis, elle a été rejointe par quelques autres, comme vous pouvez le voir sur cette photo.

C’était, je crois, au début du mois de janvier, après qu’elle ait commencé. Elle avait 50 ou 60 personnes dans la neige le vendredi matin, pas le samedi matin, pas le dimanche matin, mais au lieu d’aller à l’école… Les gens disaient… son professeur disait : « C’est très bien ce qu’elle fait, mais il faut qu’elle étudie à l’école. » Et son attitude était la suivante : « Qu’est-ce qu’il y aura à étudier, ou à quoi cela servira-t-il, si le climat change comme il le fait ? » La raison pour laquelle je l’admire tant n’est pas seulement la brillance de ce mouvement, mais aussi le fait qu’elle ait agi de son propre chef, qu’elle ait pris l’initiative, qu’elle ait conseillé les autres, qu’elle l’ait fait sous la forme d’une grève générale, ce qui est – je pense – une démonstration très importante d’action non violente, le retrait de leur soutien.

Cet article a été reproduit par Truthout avec autorisation ou licence. Il ne peut être reproduit sous quelque forme que ce soit sans l’autorisation ou la licence de la source.

Amy Goodman est l’animatrice et la productrice exécutive de Democracy Now !, un programme d’information national, quotidien, indépendant et primé, diffusé sur plus de 1 100 chaînes de télévision et stations de radio publiques dans le monde entier. Le Time Magazine a nommé Democracy Now ! son « Pick of the Podcasts », au même titre que « Meet the Press » de NBC.

Source : Truthout, Amy Goodman, 03-07-2023

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Commentaire recommandé

Daniel // 04.08.2023 à 08h07

Merci pour cet article qui montre un autre son de cloche que celui des « va-t-en-guerre » dans les médias et politiques.
A noter la reconnaissance que la guerre aurait pu s’arrêter presque aussitôt en avril 2022, mais que l’OTAN a voulu continuer à tout prix « Nous ne sommes pas prêts pour cela. Nous voulons que la guerre continue. Nous n’accepterons pas de négociations. » Je dirais qu’il s’agit là d’un crime contre l’humanité.
Tous ceux qui œuvrent pour la paix devraient faire la une des journaux.

Parmi ceux qui se bougent et mériterait visibilité, il y a un mouvement transpartisans aux USA https://humanityforpeace.net/ qui va dans ce sens :
1 – arrêt du financement de la guerre et de l’envoi des armes
2 – ouverture de discussion pour la paix
3 – dissolution de l’OTAN
4 – établir une nouvelle architecture de sécurité mondiale prenant en compte les intérêts sécuritaire de chaque Etat Nation souverain quelque soit sa taille (fin de la logique de Bloc et de la géopolitique)

2 réactions et commentaires

  • Daniel // 04.08.2023 à 08h07

    Merci pour cet article qui montre un autre son de cloche que celui des « va-t-en-guerre » dans les médias et politiques.
    A noter la reconnaissance que la guerre aurait pu s’arrêter presque aussitôt en avril 2022, mais que l’OTAN a voulu continuer à tout prix « Nous ne sommes pas prêts pour cela. Nous voulons que la guerre continue. Nous n’accepterons pas de négociations. » Je dirais qu’il s’agit là d’un crime contre l’humanité.
    Tous ceux qui œuvrent pour la paix devraient faire la une des journaux.

    Parmi ceux qui se bougent et mériterait visibilité, il y a un mouvement transpartisans aux USA https://humanityforpeace.net/ qui va dans ce sens :
    1 – arrêt du financement de la guerre et de l’envoi des armes
    2 – ouverture de discussion pour la paix
    3 – dissolution de l’OTAN
    4 – établir une nouvelle architecture de sécurité mondiale prenant en compte les intérêts sécuritaire de chaque Etat Nation souverain quelque soit sa taille (fin de la logique de Bloc et de la géopolitique)

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    • Dominique65 // 04.08.2023 à 19h04

      Les points 2 et 4 correspondent grosso-modo à la demande russe de 2021. Ça a été refusé avec mépris par l’occident. Qu’est-ce qui ferait que ça change alors que « la guerre de Poutine ® » est en cours ?

        +10

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