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14.janvier.201914.1.2019 // Les Crises

Violence patronale, violence ouvrière (Jaurès et Clemenceau, 1906)

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Source : jaures.eu

Juin 1906. Les premiers mois de cette année 1906 furent marqués par de nombreuses grèves. A la Chambre, mi- juin, plusieurs débats opposent le Ministre de l’Intérieur, Georges Clemenceau, et Jean Jaurès. Dont l’un porte sur cette « violence ouvrière » que le ministre, garant d’un ordre (sanglant) se plaît à souligner.

L’occasion pour Jaurès de rappeler d’où vient cette violence et quelle autre violence, beaucoup plus insidieuse, porte le capitalisme.

[Sur le même sujet, deux autres textes de Jaurès : Violence des pauvres, violence des maîtres (1912) ; M. Clemenceau et les grèves (mars 1906).]

Jean Jaurès :

J’estime que l’action légale peut être aujourd’hui plus puissante, plus efficace que l’action convulsive. Nous voulons demander à la classe ouvrière de s’organiser légalement pour échapper à toute tentative et à toute possibilité de violence ; mais, Monsieur le Ministre de l’Intérieur, nous ne sommes pas, nous ne pouvons pas être les dupes de l’hypocrisie sociale des classes dirigeantes. […]

Ce qu’elles entendent par le maintien de l’ordre…, ce qu’elles entendent par la répression de la violence, c’est la répression de tous les écarts, de tous les excès de la force ouvrière ; c’est aussi, sous prétexte d’en réprimer les écarts, de réprimer la force ouvrière elle-même et laisser le champ libre à la seule violence patronale.

Ah ! Messieurs, quand on fait le bilan des grèves, quand on fait le bilan des conflits sociaux on oublie étrangement l’opposition de sens qui est dans les mêmes mots pour la classe patronale et pour la classe ouvrière. Ah ! les conditions de la lutte sont terriblement difficiles pour les ouvriers ! La violence, pour eux, c’est chose visible…

M. le Ministre de l’Intérieur (Georges Clemenceau) : Fressenneville (1) se voit, ce n’est pas un écart de langage, cela !

Jean Jaurès : Oui, Monsieur le Ministre, la violence c’est chose grossière…

M. le Ministre de l’Intérieur : Cependant, elle ne vous frappe pas !

Jean Jaurès : … palpable, saisissable chez les ouvriers : un geste de menace, il est vu, il est retenu. Une démarche d’intimidation est saisie, constatée, traînée devant les juges. Le propre de l’action ouvrière, dans ce conflit, lorsqu’elle s’exagère, lorsqu’elle s’exaspère, c’est de procéder, en effet, par la brutalité visible et saisissable des actes. Ah ! Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continueront la lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais connues des autres patrons, à l’universelle vindicte patronale. Cela ne fait pas de bruit ; c’est le travail meurtrier de la machine qui, dans son engrenage, dans ses laminoirs, dans ses courroies, a pris l’homme palpitant et criant ; la machine ne grince même pas et c’est en silence qu’elle le broie. […]

La même opposition, elle éclate dans la recherche des responsabilités. De même que l’acte de la violence ouvrière est brutal, il est facile au juge, avec quelques témoins, de le constater, de le frapper, de le punir ; et voilà pourquoi toute la période des grèves s’accompagne automatiquement de condamnations multipliées.

Quand il s’agit de la responsabilité patronale – ah ! laissez-moi dire toute ma pensée, je n’accuse pas les juges, je n’accuse pas les enquêteurs, je n’accuse pas, parce que je n’ai pas pu pénétrer jusqu’au fond du problème, je n’accuse pas ceux qui ont été chargés d’enquêter sur les responsabilités de Courrières (2), et je veux même dire ceci, c’est que quel que soit leur esprit d’équité, même s’ils avaient le courage de convenir que de grands patrons, que les ingénieurs des grands patrons peuvent être exactement comme des délinquants comme les ouvriers traînés par charrettes devant les tribunaux correctionnels, même s’ils avaient ce courage, ils se trouveraient encore devant une difficulté plus grande, parce que les responsabilités du capital anonyme qui dirige, si elles sont évidentes dans l’ensemble, elles s’enveloppent dans le détail de complications, de subtilités d’évasion qui peuvent dérouter la justice. […]

Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité.

Vous me disiez, monsieur le ministre, que nous vous accusions d’avoir caché un cadavre ; non, nous ne vous avons pas accusé d’avoir caché un cadavre, mais il y a 1 400 cadavres que la société capitaliste est en train de cacher ! »

(1) – A Fressenneville, en avril 1906, le château du plus important patron de la commune fut incendié lors d’un mouvement de grève des ouvriers de la serrurerie.

(2) – Catastrophe de Courrières, la plus importante catastrophe minière d’Europe, avec plus de 1200 morts et des responsables qui sauvèrent des installations en sacrifiant des mineurs.

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Source : jaures.eu

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RGT // 14.01.2019 à 08h18

N’oublions surtout pas que les premières grèves n’ont pas été initiées par des « fauxcialistes » mais par des anarchistes et des anarcho-syndicalistes.

Et la répression de ces grèves qui étaient au début pacifiques qui ont été réprimées par le sang car cette philosophie politique sonnait le glas des oligarques « représentatifs ».

Les gilets jaunes sont des anarchistes (au sens noble du terme) qui s’ignorent, et c’est bien là que se situe le principal danger pour nos « élites » qui ne souhaitent pas perdre leurs privilèges indus.

Comme à la fin du XIXè siècle les états seront prêts à une violence sans retenue pour annihiler ce péril qui met en danger toute la structure de connivence qui permet à certains de vivre sans contrainte au dépens de l’ensemble des autres.

Souvenez-vous de la Commune de Paris ou du 4 mai 1886, (massacre de Haymarket Square) durant lequel des anarchiste réclamaient la journée de travail de 8 heures et qui furent instrumentalisés par leurs pires ennemis (les marxistes) pour en faire des « martyrs de la révolution » et la « fête du travail ».

Proudhon nous serait bien utile aujourd’hui.

22 réactions et commentaires

  • Duracuir // 14.01.2019 à 08h03

    Et quand je pense qu’il y a des crétins pour avoir appelé ce temps là « La Belle Epoque ».

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    • Chris // 14.01.2019 à 12h44

      On parle des Arts, privilège réservé aux élites de l’époque…

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  • Fritz // 14.01.2019 à 08h06

    Au moins, les politiciens de cette époque savaient parler (et sans micro, en plus). On pourrait ressortir le discours de Jean Jaurès à propos de la chemise déchirée du DRH d’Air France, mais ce serait peine perdue : nos dirigeants sont des Clemenceau au petit pied, patriotisme en moins.

      +19

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  • RGT // 14.01.2019 à 08h18

    N’oublions surtout pas que les premières grèves n’ont pas été initiées par des « fauxcialistes » mais par des anarchistes et des anarcho-syndicalistes.

    Et la répression de ces grèves qui étaient au début pacifiques qui ont été réprimées par le sang car cette philosophie politique sonnait le glas des oligarques « représentatifs ».

    Les gilets jaunes sont des anarchistes (au sens noble du terme) qui s’ignorent, et c’est bien là que se situe le principal danger pour nos « élites » qui ne souhaitent pas perdre leurs privilèges indus.

    Comme à la fin du XIXè siècle les états seront prêts à une violence sans retenue pour annihiler ce péril qui met en danger toute la structure de connivence qui permet à certains de vivre sans contrainte au dépens de l’ensemble des autres.

    Souvenez-vous de la Commune de Paris ou du 4 mai 1886, (massacre de Haymarket Square) durant lequel des anarchiste réclamaient la journée de travail de 8 heures et qui furent instrumentalisés par leurs pires ennemis (les marxistes) pour en faire des « martyrs de la révolution » et la « fête du travail ».

    Proudhon nous serait bien utile aujourd’hui.

      +35

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  • Denis Monod-Broca // 14.01.2019 à 08h29

    Quel beau et terrible discours !
    Que cette comparaison est juste entre la violence des uns et celle des autres. Et pourtant la violence est toujours la violence. Et la croyance que la violence peut être vaincue par la violence est toujours là, immuable, immuablement mensongère.

    C’était 3 mois après la catastrophe de Courrières : https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Catastrophe_de_Courrières

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    • Chris // 14.01.2019 à 12h49

      Dom Helder Camara (1909-1999), évêche brésilien, grand défenseur actif des plus pauvres, le dit sous une forme légèrement différente :
      « Il y a trois sortes de violences :
      La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
      La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
      La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
      Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

        +12

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      • Denis Monod-Broca // 14.01.2019 à 17h17

        Merci pour la citation.
        Le propos de don Helder Camara est plus militant et exprimé dans un contexte tout particulier mais oui, en effet, il s’agit toujours plus ou moins de l’avoir même chose.

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  • Kokoba // 14.01.2019 à 11h06

    Le plus triste c’est de constater que 100 ans après, rien n’a changé.

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    • Macarel // 14.01.2019 à 11h40

      Que ce soit dans leurs entreprises coloniales, que ce soit pour mater des insurrections populaires, les capitalistes n’ont jamais hésité à utiliser la violence, y compris la plus extrême, dès lors que leurs intérêts étaient menacés.

      L’histoire est riche en exemples de ce type, et sous toutes les latitudes.

      Il n’est que de relire « Une histoire populaire des Etats-Unis » de Howard Zinn. Il y décrit en particulier l’épisode du « Massacre de Ludlow »

      https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Ludlow

      Cent après, les capitalistes défendent toujours bec et ongles leurs intérêts lorsqu’ils les sentent menacés. La modernité, dans le domaine social est un rêve encore lointain…

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      • Ceusette // 14.01.2019 à 13h44

        Pour être juste, Clemenceau figure parmi ceux qui se sont vivement opposés à l’entreprise coloniale de la IIIe République (tout comme Jaurès d’ailleurs).

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      • Macarel // 14.01.2019 à 13h54

        Certains anti-capitalistes célèbres en ont tiré la conclusion :

        « Le pouvoir est au bout du fusil. »

        Mao Tsé Toung

        En fait la Chine est aujourd’hui un pays d’économie capitaliste en voie de damer le pion au « patron US », mais dirigée par le PC chinois et son homme fort : Xi Jing Ping

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  • Louis Robert // 14.01.2019 à 12h32

    Publié ce jour:

    Chris Hedges, “ The ‘Private Governments’ That Subjugate U.S. Workers ” (Les gouvernements privés qui subjuguent les travailleurs américains).

    https://www.truthdig.com/articles/the-private-governments-that-subjugate-u-s-workers/

    « Alors que ces gouvernements privés fusionnent dans la superstructure de l’État corporatif, nous sommes en train de mettre en place une tyrannie corporative inattaquable. C’est une course contre la montre. Nos libertés restantes s’éteignent rapidement. Ces dictatures omnipotentes doivent être détruites, et elles ne le seront que par des protestations populaires soutenues, comme on en voit dans les rues de Paris. Sinon, nous serons enchaînés dans les chaînes du 21e siècle. »

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    • Chris // 14.01.2019 à 12h51

      « Sinon, nous serons enchaînés dans les chaînes du 21e siècle »
      je préfère cette formulation : « Sinon, nous RESTERONS enchaînés dans les chaînes du 21e siècle. »

        +1

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      • Louis Robert // 16.01.2019 à 10h58

        “As these private governments merge into the superstructure of the corporate state we are cementing into place an unassailable corporate tyranny. It is a race against time. Our remaining freedoms are being rapidly extinguished. These omnipotent dictatorships must be destroyed, and they will only be destroyed by sustained popular protest such as we see in the streets of Paris. Otherwise, we will be shackled in 21st-century chains.”

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  • MDacier // 14.01.2019 à 12h47

    Quand on lit cet échange entre « Le tigre » & Jaurès, on s aperçoit, s’il en était besoin, que ce que dit JF Marmion
    “Il y a moins de cons, mais avec internet, ils se voient plus”,
    n’est pas exact, au moins pour le personnel politique !

    On ne voit jamais d’échanges de cette qualité aujourd’hui !!

      +5

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    • Macarel // 14.01.2019 à 13h20

      Avec les outils numériques et l’instantanéité des échanges, la réflexion a cédé la place à des réactions émotionnelles qui ne haussent pas le niveau du débat. C’est sûr !

      Par ailleurs la culture, ayant cédé la place à la pensée gestionnaire, il ne faut pas s’étonner que les échanges aient perdu en qualité et en profondeur.

        +6

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    • Ceusette // 14.01.2019 à 13h48

      En outre, on peut reprocher tout ce qu’on veut à Clemenceau, mais on ne peut pas lui enlever le fait qu’il faisait preuve d’un réel courage physique. Il a tenu tête à des communards qui voulaient lui faire la peau (alors qu’il avait pourtant des idées plus radicales à l’époque (« radical » dans le sens propre du terme)). Il n’hésitait pas non plus à exposer sa vie dans des duels s’il se sentait insulté… De ce côté, nos politiques devraient en prendre de la graine…

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      • MDacier // 14.01.2019 à 14h30

        Pourtant on a bien un homme politique qui a récemment dit, faisant preuve d’un grand courage: « Qu’ils viennent me chercher ! » 😉

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    • Alfred // 14.01.2019 à 18h08

      Aujourd’hui on joue au loto dans l’hémicycle en « plaçant » des mots (« bolos »).

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  • moshedayan // 14.01.2019 à 18h08

    @Ceusette, le parcours individuel de Clemenceau ne montre pas une personne aussi remarquable qu’on se plaît à le dire en France –
    Et il a fort mal négocié le traité de Versailles, le traité de Trianon et celui de Sèvres, mais ça l’historiographie française n’en dit presque rien.
    Pour ce qui est des violences , merci à @Chris d’avoir cité Dom Helder Camara. Mais ce genre de culture n’est pas dans la tête des dirigeants français actuels.
    Donc les violences vont se poursuivre, hélas.

      +3

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  • Bebs // 15.01.2019 à 16h24

    « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.

    La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.

    La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.

    Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

    Helder Camara

      +2

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  • myrkur34 // 16.01.2019 à 07h11

    Génial ce texte, Jaurès avait déjà tout décortiqué bien avant l »heure. Plans larges puis plans resserrés et enfin rabâchage jusqu’à la nausée. Finalement, malgré toute la technologie, rien ne change.
    A noter, l’amour secret de Clemenceau était Louise Michel la pasionaria de la Commune, mais bon, une carrière politique entraîne certains sacrifices.

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