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Ce que Telegram doit aux Iraniens, par Masha Alimardani

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Source : Politico Magazine, Masha Alimardani, 01-01-2018

Jamais dans l’histoire, un mouvement de protestation n’a autant dépendu d’une plate-forme technologique. L’entreprise utilisera-t-elle son pouvoir à bon escient?

Par Masha Alimardani, 01 janvier 2018

Après le « Mouvement Vert » (Green Movement) de 2009 – une tentative ratée pour renverser une élection présidentielle volée par le biais de manifestations de rue – la classe politique iranienne a tiré une leçon écrasante : ne jamais perdre le contrôle des médias sociaux. Dans les jours qui ont précédé les élections, ils ont bloqué Facebook et Twitter, qui avaient contribué à donner un nouvel élan aux factions réformistes, et dans la période qui a précédé les élections de 2013, l’étouffement du trafic Internet est devenu la méthode privilégiée pour veiller à ce que tout engouement politique reste sous contrôle.

Mais le désir des Iraniens de se connecter les uns aux autres n’a jamais disparu, et le gouvernement a permis à une autre plateforme de prospérer : Telegram, un service de messagerie instantanée relié aux téléphones des gens qui permet le téléchargement facile de vidéos, de photos et d’autres fichiers. Il est facile d’exagérer, comme beaucoup l’ont fait en 2009, l’impact de la technologie sur les mobilisations de masse comme le Mouvement Vert. Peu d’Iraniens avaient Twitter à l’époque – mais c’est ainsi que le reste du monde a connu les protestations, si bien que le soulèvement a été abusivement surnommé la première « révolution Twitter » au monde. Mais maintenant, alors que des milliers d’Iraniens défilent contre le régime dans les villes de tout le pays, scandant des slogans radicaux qui auraient été impensables il y a dix ans, il n’est pas exagéré de dire cette fois-ci que la technologie joue un rôle central en permettant aux gens de s’organiser, de partager des informations et d’alerter le monde extérieur.

Depuis 2009, les Iraniens sont devenus des experts pour éviter la censure et contourner les contrôles gouvernementaux. Et Telegram, disponible en dehors du « filternet » [NdT : sorte de « contrôle parental »] iranien et avec ses hautes performances à faible débit Internet, est devenu un agent unique et omniprésent de communication et de diffusion d’informations dans le jeu du chat et de la souris entre les populations et ceux qui tentent de les contrôler. Il est facile de stocker et de partager de gros fichiers vidéo sur la plate-forme, il fonctionne bien avec l’écriture de gauche à droite du persan, et il offre la possibilité de développer des bots (robots informatiques) et des « stickers » en persan (mèmes amusants et images partagés dans les chats) sur une interface simple. Contrairement à Twitter, des millions d’Iraniens utilisent Telegram dans leur vie quotidienne – environ 40 millions d’utilisateurs mensuels dans un pays de 45 millions d’utilisateurs en ligne, selon les dernières statistiques de l’UIT. Ils comptent souvent sur les chats privés de Telegram pour rester en contact avec leurs amis ou leur famille, pour recevoir les actualités locales et les informations de la diaspora persane sur les chaînes publiques de la plateforme, ou pour s’abonner aux mises à jour de circulation, de météo, des magasins ou d’activités de leur quartier. (De nombreux Iraniens utilisent également Instagram, avec environ 20 millions d’utilisateurs iraniens. Il n’était donc pas surprenant qu’après des années d’autorisation à Telegram et Instagram de prospérer sans censure, le régime ait commencé à filtrer ces plateformes dès que les manifestations ont pris de l’ampleur (« temporairement », pour « maintenir la paix », selon la télévision d’État iranienne).

Depuis 2015, les autorités iraniennes ont débattu de l’approche relativement passive du pays à l’égard de Telegram, une entreprise implantée à l’échelle mondiale et enregistrée au Royaume-Uni. A plusieurs reprises, le gouvernement iranien a annoncé sa coopération avec la société, que Telegram a niée en grande partie par la suite. En juillet dernier, cependant, Telegram a révélé qu’elle avait installé des « réseaux de diffusion de contenu » [NdT : contrôle de contenu], ou CDN (« Content Delivery Networks »), pour les publications diffusées sur les chaînes de type public en Iran. Compte tenu de la confiance qu’ils accordent à la plate-forme, les Iraniens ont vu cette nouvelle avec inquiétude. Rétrospectivement, c’était le début d’une pente glissante de coopération de Telegram avec le gouvernement iranien.

Une des raisons de l’inquiétude : Telegram ne fournit pas de chiffrement de bout en bout par défaut pour ses chats. Et même lorsque les utilisateurs activent la fonction « discussion secrète » de l’application, ils utilisent un protocole de cryptage que d’éminents cryptographes ont critiqué comme étant peu sûr – ce qui suggère que des millions d’Iraniens ont probablement partagé des informations subversives avec la fausse impression qu’ils le faisaient en toute sécurité. En janvier 2016, plusieurs journalistes iraniens ont vu leurs comptes piratés lors d’attaques par le biais de SMS dans l’authentification en deux étapes. La suppression par Telegram de « bots » pornographiques et de « stickers » insultants en langue persane à la demande du gouvernement iranien a soulevé d’autres inquiétudes au sujet de la censure.

Ces craintes sont apparues pleinement justifiées lorsque Telegram a fermé un chaîne publique pour AmadNews, un organe de presse populaire comptant plus de 700 000 abonnés sur la plate-forme, le 30 décembre. Le ministre iranien des technologies de l’information et de la communication, Mohammad-Javad Azari Jahromi, a demandé à la plate-forme de censurer la chaîne pour « encouragement à la haine, à l’utilisation de cocktails Molotov, au soulèvement armé et à l’agitation sociale ». Le cofondateur de Telegram, Pavel Durov, a rapidement annoncé son accord, citant les « Conditions d’utilisation » de la plate-forme pour les chaînes publiques.

Il s’agit d’une victoire pour certains éléments politiques du système iranien : pendant des mois, les partisans d’une ligne dure avaient fait pression sur Telegram pour qu’il supprime la chaîne, qui prétend parler au nom du mouvement vert dans le but de « dénoncer la corruption du régime et ses activités clandestines ». Certains collègues et moi-même de l’Oxford Internet Institute Computational Propaganda Project [l’Institut d’Oxford sur la Propagande Numérique sur Internet, NdT], avons même remarqué l’activité de bot sur des comptes Twitter iraniens spammant les comptes Twitter de Durov et de Telegram, comme par exemple ce compte utilisant le hashtag #Block_AmadNews_channel. Les bots ont commencé à apparaître après qu’Amad News ait diffusé une fausse histoire virale sur la fille de Sadegh Amoli Larijani, la puissante cheffe de la magistrature, affirmant qu’elle était une espionne pour l’ambassade britannique.

La décision de Telegram de censurer AmadNews s’est heurtée à une vive réaction de la part des défenseurs des droits numériques, dont le lanceur d’alerte Edward Snowden, mais la société a fait preuve d’un manque de transparence quant à sa décision. Par exemple, lorsque le militant iranien défendant les droits numériques Nariman Gharib a pressé Durov de montrer comment AmadNews avait violé les conditions d’utilisation de Telegram, il n’a fourni aucune documentation claire, affirmant seulement que Telegram avait pris des « mesures fermes ». Les activistes ont raison sur un point : les conditions d’utilisation, du moins telles que définies dans la FAQ de Telegram, ne semblent pas décrire le processus de suppression des chaînes de la plate-forme. Durov a défendu les actions de la société en notant qu’elle a refusé de se conformer à une autre demande de retrait pour la chaîne « SadaieMardom », que les administrateurs d’AmadNews avait ouverte pour remplacer la chaîne originale supprimée.

Au fur et à mesure que les protestations ont pris de l’ampleur, les FAI [Fournisseurs d’Accès Internet, NdT] iraniens, qui occupent une place centrale dans l’infrastructure du ministère des ICT [Ministry of Information and Communications Technology] et du dirigeant suprême, ont mis en place des contrôles sur l’accès à Internet. Des millions d’Iraniens, selon la tactique de leur fournisseur, ont eu du mal à accéder aux données mobiles ou se sont retrouvés déconnectés de tout trafic Web étranger. En date du 1er janvier, il y a également eu des rapports indiquant que les connexions à domicile subissaient des perturbations, tel qu’un accès seulement au réseau local, ce qui fait craindre que le réseau Internet national, connu sous le nom familier de « halal-net », dont le pays parle depuis longtemps, est finalement entré en vigueur.

Lorsque le gouvernement aura fini de restreindre l’accès, il réexaminera probablement ses décisions en matière de filtrage. Le ministre Jahromi a déjà annoncé sur Twitter (qui a été bloqué en Iran depuis 2009) que ceux qui affirment que la récente censure des plateformes de médias sociaux est permanente sont en train de semer l’agitation sociale.

Si le ministre reste fidèle à sa parole, les dirigeants de Telegram auront une décision importante à prendre : s’inclineront-ils devant la volonté du gouvernement iranien de sévir contre toutes les sources d’information indépendantes, ou resteront-ils responsables et transparents envers leurs utilisateurs, qui se fient à la plateforme pour communiquer librement ? Développeront-ils de meilleurs outils sécurisés pour permettre aux gens de contourner la censure ou collaboreront-ils avec un système qui s’efforce de centraliser et de contrôler la vie en ligne de ses utilisateurs ? Plus que n’importe quelle entreprise technologique de l’histoire, Telegram a une obligation unique envers le peuple iranien à un moment de péril extrême. L’entreprise utilisera-t-elle son pouvoir sagement et humainement ?

Mahsa Alimardani un chercheur sur Internet spécialisé dans les droits de l’homme et la technologie en Iran, travaillant avec l’ONG britannique pour la liberté d’expression ARTICLE19 et étudiant en doctorat [DPhil student] au l’Oxford Internet Institute de l’Université d’Oxford.

Source : Politico Magazine, Masha Alimardani, 01-01-2018

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Commentaire recommandé

Catalina // 07.02.2018 à 08h59

d’un autre côté quand on connait les tech camp qui servent aux ong à recruter des agitateurs en vue de « révolution colorée », perso, je comprends l’Iran, en plus, je ne vois pas en quoi cela est mauvais de supprimer des contenus où l’incitation à la haine, se servir de coktails molotov sont suggérés….
Il n’y a pas des « milliers » de protestataires et il y a des milliers de gens qui manifestent pro-régime, comme en Syrie mais ça….. faut pas le montrer ni le dire.

16 réactions et commentaires

  • lupo // 07.02.2018 à 08h05

    Est-il utile de rappeler que les liens sociaux sont ceux qui nous font rencontrer  » en live » les proches qui nous entourent, que ce sont les liens qui se tissent quand des personnes se voient et se parlent ?

    Rien à voir avec ce que le net essaie de nous fourguer …

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    • TuYolPol // 07.02.2018 à 10h27

      Par contre, c’est grâce à Internet que les liens s’entretiennent malgré l’exil et l’éloignement, mais ce sont des liens préexistants, familiaux et amicaux.

      Le mélange peer-to-peer + push + police à la facebook est malheureusement pervers pour des milliers de raisons. Mais quand vous dites « le Net », sans lui nous serions à sec d’infos élargies.

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      • Arnould // 07.02.2018 à 11h30

        Et comment faites vous pour parler à des milliers de personnes à la fois quand un gouvernement interdit les meetings, SVP?

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        • TuYolPol // 08.02.2018 à 00h50

          Je suis d’accord, mais ce dont vous parlez est un modèle différent. Le contrôle du « push » (les notifications et leur filtrage) et la police.(les publications et leur filtrage) détruisent globalement le bénéfice de la communication horizontale.

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  • Catalina // 07.02.2018 à 08h59

    d’un autre côté quand on connait les tech camp qui servent aux ong à recruter des agitateurs en vue de « révolution colorée », perso, je comprends l’Iran, en plus, je ne vois pas en quoi cela est mauvais de supprimer des contenus où l’incitation à la haine, se servir de coktails molotov sont suggérés….
    Il n’y a pas des « milliers » de protestataires et il y a des milliers de gens qui manifestent pro-régime, comme en Syrie mais ça….. faut pas le montrer ni le dire.

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    • Francesc Pougault // 07.02.2018 à 10h13

      c’est tout à fait vrai; les gouvernements doivent contrôler les échanges sur l’internet; il faut s’en remettre à la sagesse des despotes éclairés qui nous paternent et maternent.
      suivons l’exemple du remarquablement démocrate pouvoir espagnol qui en perturbant la toile le 1 octobre 2017 a tenté de pertuber le référendum d’autodetermination organisé par le gouvernement légitime de la Généralité de Catalogne. Il est vrai que ce même pouvoir sait favoriser le lien social en matraquant, emprisonnant et porsuivant les citoyens qui s’opposent pacifiquement à lui.

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      • manuel // 07.02.2018 à 10h57

        Gouvernement espagnol qui n’hésite pas
        , en 2017, à faire condamner 30 twitters pour des blagues à de la prison ferme, et à des années d’inabilitation. Précision ces tweets ne contenaient pas d’appels au meurtre. Mais dans ce cas c’est normal c’est un gouvernement gentil (un peu corrompu mais gentil)

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  • Chris // 07.02.2018 à 13h36

    Je relève que l’auteure travaille avec l’ONG britannique pour la liberté d’expression ARTICLE19.
    https://advox.globalvoices.org/author/mahsa-alimardani/
    Une Canado-iranienne basée à Amsterdam, éditrice iranienne de la plateforme Global Voices.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Global_Voices
    « Global Voices accueille donc favorablement toute reprise de ses articles et partenariat et se voit comme une source complémentaire de la presse traditionnelle, plutôt que dans un rôle d’opposition. Différents organismes, dont l’agence Reuters, la Fondation Ford, la Fondation HIVOS, ont soutenu ou soutiennent Global Voices par des bourses, des Prix, des partenariats depuis sa création » nous dit Wikipedia.
    Une de ces multiples ONG occidentales « casse-noix », c’est-à-dire s’employant à casser la légitimité d’un régime ou gouvernement (employez le mot qui convient le mieux à votre sensibilité politique) dans les guerres G4G.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_de_4e_g%C3%A9n%C3%A9ration

    [modéré]

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  • Ber // 07.02.2018 à 14h32

    Article provenant d’une ONG Britanique ….. a recouper avec d’autres sources comme dirai Décondexlemagnifique !

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  • Signalement // 07.02.2018 à 22h15

    Il faut savoir que Télégram est à éviter.

    Les gens avertis préférons :

    – Silence
    – Signal

    Ces deux applications viennent du même projet d’origine (TextSecure) mais l’un fonctionne via le réseau SMS (Silence) [fork] l’autre via internet (Signal).

    S’il fallait choisir entre ces deux applications, je dirais Silence car il ne passe par aucun serveur (chiffrement de message SMS). De plus, le SMS est peut-être moins systématiquement surveillé que le trafic internet (dans les deux cas cela ne reste pas grave car le message est chiffré mais tant qu’a faire).

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    • JR // 08.02.2018 à 01h10

      Signal, c’est Open Whisper, financement d’Open Technology Fund, Radio Free Asia… Bref, Soros pleine balle, donc on va dire « peut mieux faire » pour rester correct.

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      • Lol // 08.02.2018 à 18h09

        Cest pas comme ca quon evalue des produits mais par le code source.

        Tor a été créé a l’initiative de la marine americaine et pourtant il est très efficace (si on fait attention) contre la nsa…

        Enfin silence est un fork donc indépendant de la soros organisation.

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  • Fritz // 08.02.2018 à 05h15

    Mahsa Alimardani ?
    ??
    Soros, sors de ce corps !

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  • Vladimir // 08.02.2018 à 05h31

    Le Net libre et neutre, c »est pour les gogos et bobos, la réalité est celle d’une guerre totale et constante, plus ou moins invisible. Quant à l’origine de cet article idéologiquement orienté elle est assez suspecte. Les gouvernements et services secrets US et GB sont bien connus pour leur capacité à créer ou susciter des ONG à leurs ordres. Je ne suis pas un adepte des religieux au pouvoir à Téhéran, mais je crois, comme l’explique un autre article de ce site, qu’il faut se garder de toute réaction précipitée, irrationnelle et émotionnelle dans des affaires complexes et aux développements imprévisibles.

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  • Francesc Pougault // 08.02.2018 à 10h57

    Des ONG aux ordres!! Des journaux, des médias aux ordres!! De qui? Le pouvoir iranien, comme presque tous les autres, tremble devant l’information, sauf la sienne. Des citoyens sont capables de lire Lutte Ouvrière, Le Monde, Libération, Les Crises, Le Grand Soir et tout le reste, puis d’en tirer leurs opinions et décisions: c’est ce dont a peur le gouvernement iranien – et les autres-

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  • THMOS // 08.02.2018 à 14h14

    Tout est dit en conclusion :  » L’entreprise utilisera-t-elle son pouvoir sagement – ou non – ?  » C’est bien là le problème : une ENTREPRISE en l’occurrence « apatride » ayant choisi son siège so’ sans racine, ni personnel, ni tradition, ni attache quelconque à un pays, une nation, une population mais décidant selon ses intérêts avec plus ou moins d’influence(s) extérieures …Or nos peuples ne doivent pas devenir le marché manipulable de multinationales. Quand bien même des politicards intéressés après avoir laissé ce monde devenir un marché interviendraient sans aucune légitimité. Que la CIA renverse un régime à coup de napalm ou de tweet est inadmissible.

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