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Le rôle de l’International Republican Institute (IRI) dans le coup d’État de 2004 à Haïti

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Voici une série d’articles sur l’International Republican Institute (IRI) de John McCain

Source : cbc.ca, Web Back Machine, 29-01-2006

Après quatre reports, les électeurs d’Haïti sont de nouveau appelés à se rendre aux urnes. Le vote du 7 février fait suite à un coup d’État il y a presque deux ans.

Début 2004, lorsque le gouvernement d’Haïti a été sérieusement menacé par des rebelles armés qui avaient traversé la frontière depuis la République dominicaine, le gouvernement américain a clairement fait savoir qu’il soutenait le président élu d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide. « Notre administration ne vise pas le changement de régime », a déclaré Colin Powell, alors secrétaire d’État américain, lors d’un témoignage devant une commission du Congrès. Quelques semaines plus tard, Aristide fut renversé.

Haïti : Democracy Undone présente de nouvelles preuves que les États-Unis menaient, d’un côté, une seule politique étrangère vis-à-vis d’Haïti, mais, de l’autre, une politique très différente et maintenue secrète – et que ces signaux contradictoires ont contribué à faire basculer le pays vers le chaos.

Jean-Bertrand Aristide

La toute première fois que les Haïtiens ont élu leur président, c’était en 1990. Leur choix : Jean-Bertrand Aristide, un ancien prêtre catholique. Mais Aristide allait rester moins d’un an au pouvoir avant d’être renversé par un coup d’état militaire. Sous la pression internationale, y compris celle des États-Unis, Aristide est revenu au pouvoir en 1994 et a effectué le reste de son mandat. Il a été élu président, pour la deuxième fois, en 2001. Ses adversaires avaient déjà commencé à s’organiser.

En février 2004, alors que les rebelles s’emparaient de plus en plus de villages et de villes, Aristide s’est tourné vers la communauté internationale pour obtenir de l’aide. Les États-Unis ont envoyé les Marines pour protéger l’ambassade américaine. À la fin du mois, Aristide avait fui Haïti à bord d’un avion affrété par le gouvernement américain. Un gouvernement intérimaire soutenu par le Canada, les ÉtatsUnis et la France a pris le pouvoir en Haïti. Au cours des mois qui ont suivi, la vie a été marquée par la violence généralisée, le chaos et l’effondrement économique.

Louis Jodel Chamblain

Dans Haïti : Democracy Undone, Walt Bogdanich, journaliste au New York Times, enquête sur le coup d’État de 2004 et le rôle que les États-Unis y ont joué. Ce putsch a été mené par Louis Jodel Chamblain, ancien chef d’escadron de la mort, et Guy Philippe, ancien chef de police accusé de trafic de drogue par les États-Unis. Alors que les États-Unis prétendaient s’opposer à toute tentative de renverser par la force le gouvernement Aristide, Bogdanich trouve que des éléments du gouvernement américain envoyaient à l’opposition politique un message très différent. L’enquête porte sur le rôle de l’International Republican Institute, basé à Washington. En 2004, l’IRI, un organisme sans but lucratif, a reçu 36 millions de dollars de fonds fédéraux pour promouvoir la démocratie à l’étranger.

Il y a eu des allégations antérieures de soutien américain au coup d’État de 2004. Ce documentaire présente des preuves nouvelles et accablantes qui le confirment.

Haïti : Democracy Undone est une coproduction de CBC News : Correspondant, The New York Times et Discovery Times Television. La diffusion du 29 janvier sera la première mondiale.

LIENS

Democracy Undone: Mixed US Signals Helped Tilt Haiti Toward ChaosThe New York Times, January 29, 2006. By Walt Bogdanich and Jenny Nordberg.

Haiti: A country in turmoil – CBC News Online | January 9, 2006 (Indepth feature)

Haitian elections, 2006 – Wikipedia

International Republican Institute in Haiti

The International Republican Institute: Promulgating Democracy of Another Variety – COHA, July 15 , 2004

The other regime change : Did the Bush administration allow a network of right-wing Republicans to foment a violent coup in Haiti? By Max Blumenthal, Salon, July 16, 2004.

2004 Ousting of Jean-Bertrand Aristide – The Center for Cooperative Research (provides a detailed timeline)

Haiti-Life Since the Coup

By Larry Birns and Jessica Leight, Council on Hemispheric Affairs, June 2005. The Afterword for the book, The Uses of Haiti, 2005.

Haiti Democracy Project

Haiti Human Rights Investigation – Center for the Study of Human Rights, November 11-21, 2004.

The New York Times – Haiti

Discovery Times Television – Aux États-Unis, en Haïti : Democracy Undone est diffusé pour la première fois le lundi 30 janvier sur la chaîne Discovery Times. Consultez leur site Web pour connaître les heures de diffusion.

Source : cbc.ca, Web Back Machine, 29-01-2006


Extrait de Democracy Undone :

Quelque 23 mois après le reversement violent d’Aristide, Haïti reste un pays sans démocratie où les élections nationales ont été maintes fois reportées. Mais la dernière souffrance, le déracinement de la démocrate haïtienne naissante, aurait pu être évitée si seulement Aristide et ses adversaires politiques, menés par des chefs d’entreprise et des soutiens mécontents, avaient réussi à régler leurs différends pacifiquement avant la rébellion armée. Une grande part de la responsabilité de la tentative d’y parvenir reposait sur les épaules de cet homme, Brian Dean Curran, alors ambassadeur en Haïti : « Évidemment, la promotion de la démocratie était au cœur même de ce que je faisais en Haïti. »

L’ambassadeur Curran a finalement échoué à rétablir la paix, mais ce soir, il dit pour la première fois publiquement que ses efforts ont été sapés par une source improbable, des éléments de son propre gouvernement. « La politique officielle était d’accepter qu’Aristide était le président d’Haïti et de travailler avec lui pour trouver des solutions politiques à l’impasse politique. C’était la politique officiellement déclarée. C’étaient mes instructions. Ça n’a pas toujours été, cependant, le message en provenance de Washington. »

Selon Curran, pendant qu’il disait aux adversaires politiques d’Aristide qu’eux aussi devaient faire des compromis, les adversaires recevaient un message très différent dans les coulisses de Washington : « Tenez bon. Ne faites pas de compromis. À long terme, nous nous débarrasserons d’Aristide. »

Walt Bogdanich : « En contradiction directe… »

Brian Curran : « En contradiction directe. Et c’était le genre de message ambigu dont j’avais le sentiment qu’il avait un effet très néfaste sur mes capacités à mener à bien mes instructions officielles et la politique officielle des États-Unis. »

Mais c’est celui qui a transmis ce second message qui a le plus surpris et mis en colère Curran.

Brian Curran : « Un autre message venait d’organisations financées par le gouvernement des États-Unis et qui travaillaient sur la situation haïtienne. »

Walt Bogdanich : « De quels groupes parlons-nous ? »

Brian Curran : « De l’International Republican Institute, en particulier. »

Basé à Washington, l’International Republican Institute (IRI) est une organisation à but non lucratif qui a reçu 36 millions de dollars de subventions fédérales en 2004. L’IRI fait partie de plusieurs organismes financés par les États-Unis dont la mission est de promouvoir la démocratie en créant des partis politiques et en surveillant les élections dans plus de 50 pays, dont le Venezuela, l’Irak et l’Afghanistan. Georges Fauriol est vice-président à l’IRI.

Walt Bogdanich : « Lorsque l’IRI reçoit des subventions pour faire son travail à l’étranger, est-ce qu’il se perçoit comme un représentant du gouvernement des États-Unis ? »

Georges Fauriol : « D’une certaine façon, oui. Ces institutions ont été créées pour projeter, si vous voulez, pour représenter les pratiques, les idéaux, du système démocratique américain. »

Walt Bogdanich (à Brian Curran) : « Est-ce que l’IRI envoyait un message aux partis politiques d’Haïti, aux militants d’Haïti, qu’ils représentaient véritablement la politique étrangère des États-Unis et pas vous ? »

Brian Curran : « Absolument. »
Walt Bogdanich : « Quel a été votre sentiment à ce sujet ? »

Brian Curran : « Je m’en suis plaint. »

Walt Bogdanich : « Quelle a été la réponse ? »

Brian Curran : « Je n’ai pas eu de réponse satisfaisante. »

Walt Bogdanich : « À qui vous êtes-vous plaint ? »

Brian Curran : « À mes supérieurs hiérarchiques, si vous voulez. »

Walt Bogdanich : « Pourquoi supposez-vous que la réponse n’a pas été satisfaisante ? »

Brian Curran : « Je ne connais pas la réponse à cette question, et ça m’inquiète depuis longtemps. »

Walt Bogdanich : « Est-ce parce que l’IRI avait une influence politique que vous n’aviez pas ? »

Brian Curran : « Je vous laisse le soin de juger. »


Les signaux contradictoires des États-Unis ont contribué à faire basculer Haïti vers le chaos en 2004

Source : The New York Times, Walt Bogdanich & Jenny Nordberg, 29-01-2006

PORT-AU-PRINCE, Haïti – Alors que son avion prenait son envol en août 2003, Brian Dean Curran a revécu ses derniers jours sombres en tant qu’ambassadeur des États-Unis dans ce pays tourmenté.

Haïti, craignait M. Curran, prenait la voie du cauchemar, nouvelle rupture violente d’avec son ralliement jubilatoire à la démocratie plus de dix ans auparavant. Il était venu ici dans l’espoir d’aider cette démocratie fragile à se développer. Maintenant, il partait en colère et avec appréhension.

Sept mois plus tard, un chef d’escadron de la mort présumé aidait les rebelles armés à renverser le président Jean-Bertrand Aristide. Haïti, qui n’a jamais été un modèle de stabilité, s’est rapidement dissout dans un État si anarchique qu’il a stupéfait même ceux qui avaient poussé à la destitution de M. Aristide, un ancien prêtre catholique qui avait pris le pouvoir en tant que champion et héros des pauvres d’Haïti.

Aujourd’hui, la capitale, Port-au-Prince, est pratiquement paralysée par les enlèvements, semant la panique parmi les riches comme parmi les pauvres. Des policiers corrompus en uniforme ont assassiné des gens en plein jour. Le chaos est tel et le gouvernement intérimaire si inopérant que le vote pour en élire un nouveau a déjà été retardé à quatre reprises. La dernière en date est le 7 février.

Pourtant, alors même que Haïti se prépare à choisir son premier président élu depuis la rébellion d’il y a deux ans, des questions subsistent sur les circonstances de l’éviction de M. Aristide – et surtout la raison pour laquelle l’administration Bush, qui a fait de la construction démocratique un élément central de sa politique étrangère en Irak et dans le monde, n’en a pas fait davantage pour la préserver si près de ses rivages.

L’administration Bush a déclaré que si M. Aristide avait des défauts profonds, sa politique a toujours été de travailler avec lui en tant que dirigeant démocratiquement élu d’Haïti.

Mais l’action de l’administration [américaine] en Haïti n’a pas toujours été à la hauteur de ses paroles. Des entretiens et un examen des documents gouvernementaux montrent qu’un groupe de construction de la démocratie, proche de la Maison-Blanche et financé par les contribuables américains, a sapé la politique officielle des États-Unis et de l’ambassadeur chargé de la mettre en œuvre.

En conséquence, les États-Unis ont fait entendre deux voix parfois contradictoires dans un pays où leurs propos ont un poids énorme. Ce message contrasté, a dit l’ancien ambassadeur américain, ont rendu les initiatives en faveur de la paix politique « incommensurablement plus difficiles » à mener. Sans appui politique, un gouvernement faible était plus encore déstabilisé, à la merci des rebelles.

M. Curran a accusé le groupe de construction de la démocratie – l’International Republican Insitute ou IRI – d’essayer de saper le processus de réconciliation après que les élections sénatoriales contestées de 2000 ont plongé Haïti dans une violente crise politique. Le chef du groupe en Haïti, Stanley Lucas, un opposant avéré d’Aristide et membre de l’élite haïtienne, a conseillé à l’opposition de rester ferme et de ne pas travailler avec M. Aristide, afin de paralyser son gouvernement et de le chasser du pouvoir, a déclaré M. Curran, dont le récit est corroboré en grande partie par d’autres diplomates et personnalités de l’opposition. Beaucoup de ces personnes parlent publiquement des événements pour la première fois [dans Democraty undone].

M. Curran, qui compte 30 ans d’expérience dans le service extérieur et a été nommé par Clinton puis retenu par le président Bush, a également accusé M. Lucas d’avoir raconté à l’opposition que c’était lui, et non l’ambassadeur, qui représentait les véritables intentions de l’administration Bush.

Les dossiers montrent que M. Curran a averti ses patrons à Washington que le comportement de M. Lucas était contraire à la politique américaine et « risquait de [les] faire accuser de tenter de déstabiliser le gouvernement ». Pourtant, lorsqu’il a demandé des contrôles plus stricts sur l’IRI à l’été 2002, il s’est heurté à un véritable tir de barrage après que des hauts fonctionnaires du département d’État et du Conseil de sécurité nationale ont exprimé leur soutien au groupe « pro-démocratie », a écrit un responsable américain de l’aide humanitaire à l’époque.

L’International Republican Institute est l’un des nombreux organismes à but non lucratif de premier plan qui reçoivent des fonds fédéraux pour aider les pays à développer les mécanismes de la démocratie, comme les campagnes électorales et la surveillance des élections. Parmi toutes les organisations, cependant, l’IRI est la plus proche de l’administration. Le président Bush a choisi son président, Lorne W. Craner, pour diriger les efforts de démocratisation de son administration. L’Institut, qui travaille dans plus de 60 pays, a vu son financement fédéral presque tripler en trois ans, passant de 26 millions de dollars en 2003 à 75 millions de dollars en 2005. Au printemps dernier, lors d’une collecte de fonds de l’IRI, M. Bush a qualifié l’édification de la démocratie de « secteur en pleine expansion ».

Ces groupes sont sur la corde raide. En vertu des lignes directrices fédérales, ils sont censés nourrir la démocratie d’une manière non partisane, de peur d’être accusés de s’ingérer dans les affaires de nations souveraines. Mais en Haïti, selon les diplomates, M. Lucas a travaillé activement contre le président Aristide.

Colin L. Powell, secrétaire d’État à l’époque, a déclaré que la politique américaine en Haïti était ce que M. Curran croyait qu’elle était, et que les États-Unis avaient été aux côtés de M. Aristide jusqu’aux derniers jours de sa présidence.

Mais dans une récente interview, Otto J. Reich, qui a servi sous la direction de M. Powell en tant que haut fonctionnaire du Département d’État pour l’Amérique latine, a déclaré qu’un changement subtil de politique par rapport à M. Aristide s’était produit après que M. Bush est devenu président – comme M. Curran et d’autres l’avaient soupçonné.

« Il y a eu un changement de politique qui n’a peut-être pas été bien perçu par certaines personnes à l’ambassade », a déclaré M. Reich, se référant à M. Curran. « Nous voulions changer, donner aux Haïtiens l’occasion de choisir un dirigeant démocrate », a déclaré M. Reich, l’un des nouveaux décideurs politiques qui craignaient la montée des gouvernements de gauche en Amérique latine.

A propos de cette déclaration, M. Curran a déclaré : « Le fait que Reich reconnaisse qu’une politique différente était en vigueur confirme totalement mes soupçons,et confirme aussi l’amateurisme de la foultitude aux manettes à Washington ».

Il aurait été difficile de dresser des passerelles entre M. Aristide et ses adversaires, même dans les meilleures circonstances. Mais ce qui ressort des événements en Haïti, c’est un tableau de la façon dont l’effort pour nourrir la démocratie s’est empêtré dans les guerres idéologiques et les rivalités partisanes de Washington.

« Ce que vous avez eu, c’est l’érosion progressive de la crédibilité des négociateurs », a déclaré Luigi R. Einaudi, un diplomate chevronné et respecté qui a dirigé les initiatives internationales pour trouver un règlement politique au nom de l’Organisation des États américains.

L’IRI n’a pas permis au New York Times d’interviewer M. Lucas, mais en réponse à des questions écrites, il a nié avoir tenté de saper la politique américaine. « Je n’ai jamais dit à l’opposition de ne pas négocier », a déclaré M. Lucas dans un courriel.

Georges A. Fauriol, vice-président exécutif de l’IRI, a déclaré que son groupe avait fidèlement tenté de représenter « les idéaux du système démocratique américain » et qu’il avait personnellement poussé l’opposition à accepter des compromis. M. Fauriol a dénoncé « les insinuations et les calculs politiques » au sujet des plaintes de M. Curran et d’autres. Il a également dit que M. Curran ne lui avait jamais donné les détails dont il avait besoin pour agir contre M. Lucas, qu’il a qualifié de « l’un de nos meilleurs formateurs de partis politiques ».

En Haïti, les activités partisanes de M. Lucas étaient bien connues. Evans Paul, un leader du mouvement anti-Aristide et maintenant candidat à la présidence, a déclaré que la position de M. Lucas contre la négociation était « un peu trop dure », même pour certains opposants.

Jean-Max Bellerive, un fonctionnaire qui a œuvré au service de trois gouvernements haïtiens, dont celui de M. Aristide, a ajouté : « Il a dit qu’il y avait un grand projet pour Haïti qui venait de Washington, qu’Aristide ne terminerait pas son mandat ». Quant à l’ambassadeur, M. Bellerive a rapporté : « il m’a dit que Curran n’avait aucune importance, que les grandes décisions étaient prises ailleurs ».

Micha Gaillard, ancien porte-parole de la principale coalition anti-Aristide, la Convergence démocratique, a déclaré que M. Lucas était allé jusqu’à agir en son nom à Washington.

Avec l’approbation de Washington, M. Lucas a utilisé l’argent des contribuables pour payer des billets d’avion à des centaines de membres de l’opposition – mais personne du parti Fanmi Lavalas de M. Aristide – jusqu’à un hôtel en République dominicaine pour une formation politique qui a commencé fin 2002. Deux dirigeants de la rébellion armée ont dit au Times qu’ils se trouvaient dans le même hôtel pendant certaines de ces réunions, mais sans y assister.

L’IRI a déclaré que ces réunions s’étaient tenues à l’extérieur d’Haïti parce que le parti Fanmi Lavalas [le parti de J.-B. Aristide] avait physiquement menacé son personnel, dont M. Lucas. Cependant, un autre groupe américain de construction de la démocratie, le National Democratic Institute, a déclaré qu’il a pu travailler avec succès avec le parti de M. Aristide en Haïti.

M. Curran a quitté Haïti en août 2003 pour une nouvelle affectation et, à l’automne, les opposants politiques de M. Aristide avaient décidé qu’il était inutile de négocier. Pourtant, il y avait un dernier espoir. M. Einaudi a persuadé certains chefs de l’opposition de rencontrer M. Aristide au domicile du nouvel ambassadeur américain, James B. Foley. Mais d’après M. Einaudi, alors que le président était prêt à renoncer à une grande partie de son pouvoir, les responsables américains lui ont coupé l’herbe sous le pied, annulant soudainement la réunion sans le consulter.

Plusieurs mois plus tard, les rebelles ont marché sur Port-au-Prince et M. Aristide a quitté Haïti dans un avion affrété par le gouvernement américain. Depuis lors, Haïti est devenu encore plus chaotique, a déclaré Marc L. Bazin, un vétéran de la politique haïtienne.

« Je me doutais que ça tournerait mal », a dit M. Bazin. « Mais à ce point… non ».

M. Einaudi a jouté, « Maintenant la construction de la démocratie en Haïti va prendre beaucoup de temps ».

Une voix pour les pauvres

Après deux siècles d’occupation étrangère, de dictateurs, de généraux, d’un président autoproclamé à vie et le renversement de plus de 30 gouvernements, les Haïtiens ont finalement eu l’opportunité en 1990 d’élire le dirigeant qu’ils voulaient. Le peuple a choisi M. Aristide, un prêtre qui avait été expulsé de son ordre catholique pour ses prêches enflammés sur la théologie de la libération.

« Il embrassait le changement en Haïti, un changement populiste fondamental », a déclaré Robert Maguire, un chercheur haïtien qui a critiqué la politique américaine jugée insuffisamment préoccupée par les pauvres d’Haïti. « D’emblée, il a été considéré comme une menace par des forces très puissantes en Haïti. »

Le président Aristide a promis non seulement de donner la parole aux pauvres dans le pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental, mais aussi d’augmenter le salaire minimum et de contraindre les entreprises à payer des impôts. Il a rallié des partisans par des attaques violentes contre les États-Unis, qui avaient soutenu les dictatures antérieures et eu une influence majeure sur la politique haïtienne depuis l’occupation du pays par les Marines de 1915 à 1934.

« Il ne serait pas l’obligé des États-Unis, et donc il allait avoir des ennuis », a déclaré le sénateur du Connecticut Christopher J. Dodd, un critique démocrate de la politique de l’administration Bush sur l’Amérique latine. « Nous faisions des affaires et avions des liens avec des intérêts financiers très forts dans le pays, et Aristide les menaçait ». Ces affaires, surtout dans les secteurs du textile et de l’assemblage électronique, vendaient nombre de leurs produits à bas prix aux États-Unis.

Lorsque l’armée haïtienne, avec l’appui de l’élite du monde des affaires, a renversé M. Aristide après huit mois de mandat, l’administration de George H. W. Bush a critiqué la disparition de la première démocratie d’Haïti, mais elle n’est pas intervenue militairement.

Raymond A. Joseph, actuel ambassadeur du gouvernement intérimaire aux États-Unis, se souvient d’un discours prononcé par M. Aristide en septembre 1991. « C’est le discours, a dit M. Joseph, qui a déclenché le coup d’État contre lui, où il a dit : « Chaque fois que vous sentez la chaleur sous vos pieds, tournez vos yeux vers les montagnes où sont les riches, ils sont responsables envers vous. Allez leur donner ce qu’ils méritent ». »

Après le coup d’État, il y a eu la répression. Au cours des deux premières années, les Garde-Côtes américains ont intercepté 41 000 Haïtiens en mer. Pressé par le Caucus noir du Congrès, le président Bill Clinton a envoyé des troupes pour aider à rétablir M. Aristide au pouvoir en 1994.

M. Aristide a rapidement dissout l’institution la plus puissante du pays : l’armée. Le fait que M. Aristide – et, d’ailleurs, Haïti – n’avait que peu d’expérience en matière de tractations démocratiques n’a pas aidé.

« Il n’a pas été formé pour être politicien, il a été formé pour être prêtre », a dit M. Einaudi. « Ainsi, quand il s’est fortement impliqué dans la politique, il ne savait pas grand-chose sur les manœuvres des politiciens »

M. Aristide est revenu alors qu’il lui restait seulement une année de mandat, et parce que la Constitution haïtienne interdisait d’exercer des mandats consécutifs, son allié René Préval a été élu.

Mais la communauté internationale pensait que M. Aristide demeurait un véritable pouvoir, et elle s’était trouvée frustrée par les lacunes du gouvernement. Cette frustration s’est développée jusqu’aux élections législatives de 2000. Le parti de M. Aristide a remporté la victoire dans 18 des 19 circonscriptions aux élections sénatoriales, même si les observateurs internationaux ont déclaré qu’un second tour était nécessaire dans 8 d’entre elles parce que personne n’avait obtenu une majorité claire. Les opposants au parti Lavalas en colère, à leur tour, ont boycotté les élections présidentielles en novembre ; M. Aristide a remporté une victoire écrasante.

Les tensions ont encore crû lorsque les institutions internationales ont refusé des aides au gouvernement d’Aristide. « Nous ne pouvions rien fournir à la population, ni biens ni services », a déclaré Leslie Voltaire, ancien ministre de M. Aristide.

Même M. Bazin, un ancien dirigeant de la Banque mondiale qui s’est présenté contre M. Aristide en 1990, a critiqué l’interruption du crédit. « Plus vous êtes pauvre, moins vous êtes démocratique », a-t-il dit.

En effet, la conjonction d’un renforcement de l’opposition, d’un gouvernement affaibli et d’une tentative de coup d’État a poussé M. Aristide plus profondément dans les bras de ses plus fervents partisans dans les bidonvilles. Un rapport de 2005 de l’International Crisis Group – une organisation de résolution de conflits qui étudie Haïti et d’autres points chauds – indique : « Les gangs urbains ont reçu de l’argent, un soutien logistique et des armes de la police nationale parce que le gouvernement les considérait comme un rempart contre un coup d’État ».

Certains partisans d’Aristide se livraient à des actes criminels, comme des meurtres et du trafic de drogue, et le président était souvent réticent ou incapable de les arrêter. Cela a érodé son soutien populaire.

Un simple différend au sujet d’une poignée de sièges au Sénat s’est transformé en un affrontement sur la légitimité même de la présidence de M. Aristide.

C’est dans ces mois que deux ingrédients ont été ajoutés au ragoût haïtien en ébullition : un nouvel ambassadeur américain, Brian Dean Curran, est arrivé à Port-au-Prince et une administration républicaine a été investie à Washington.

La mission d’un ambassadeur

M. Curran a commencé son activité début 2001. Pour mieux comprendre le pays, il a tenu à apprendre le créole, la langue des pauvres, bien que les diplomates et l’élite dirigeante aient conversé en français.

« Il était incroyable à regarder », a déclaré un ancien fonctionnaire du gouvernement. « Il entrait dans une classe d’enfants haïtiens et prenait la relève du professeur. »

M. Curran a dit qu’il voulait croire en M. Aristide mais qu’il avait peu à peu perdu ses illusions : « J’ai eu de nombreuses conversations avec lui au sujet de la police, des violations des droits de l’homme », a dit M. Curran. « Et à la fin, il m’a déçu ».

Même dans ces conditions, a dit M. Curran, sa mission était claire : « La promotion de la démocratie était au cœur même de ce que je faisais en Haïti. La manière de procéder était également claire : soutenir le droit de M. Aristide à exercer ses fonctions tout en s’efforçant de favoriser un compromis. C’était la politique officielle. C’étaient mes instructions. »

M. Curran était censé recevoir l’aide de l’IRI, qui était actif en Haïti depuis 1990. Avec le National Democratic Institute, l’IRI a été créé au début des années 1980 après que le président Ronald Reagan eut appelé les Américains à combattre le totalitarisme.

Son conseil d’administration comprend des poids lourds et des lobbyistes républicains de politique étrangère, et son président est le sénateur républicain de l’Arizona John McCain [décédé le 25 août 2018, NdT], qui n’a pas répondu aux demandes d’interview. Le financement du groupe provient de l’Agence pour le développement international [USAID, organisme parapublic américain, NdT], ainsi que du département d’État, de fondations et d’entreprises comme Halliburton et Chevron.

Plus que son groupe frère, l’Institut Républicain International a tendance à travailler dans les pays qu’il considère comme stratégiquement importants pour les intérêts de la politique étrangère des États-Unis, selon un rapport publié en 1999 par l’USAID.

Les accointances républicaines de l’IRI ne sont pas passées inaperçues dans les rues de Port-au-Prince. Des graffitis condamnant l’IRI, œuvres des partisans d’Aristide, apparaissaient depuis un certain temps. « Je pense qu’ils se méfiaient de l’IRI en tant qu’organisation affiliée au Parti républicain, alors que le parti Lavalas sentait que le Parti républicain était là pour les avoir », a dit David Adams, un ancien directeur de mission de l’USAID en Haïti.

Et il y avait une raison de plus, a-t-il dit : Stanley Lucas, le chef de l’IRI en Haïti.

M. Lucas, qui a dit avoir grandi aux États-Unis et en Haïti et avoir travaillé comme fonctionnaire haïtien à temps partiel, venait d’une famille de propriétaires fonciers. Ces antécédents, ainsi que sa politique, « envoie un message très provocateur, je pense, à ceux qui soutiennent Aristide », a déclaré M. Maguire, qui dirige le programme des affaires internationales à l’Université Trinity à Washington. M. Lucas a rejoint à l’IRI en 1993 et a repris son programme en Haïti cinq ans plus tard.

Avec son physique avantageux, sa sociabilité et sa maîtrise du créole, du français et de l’anglais, il se déplaçait facilement entre Port-au-Prince et le Capitole. « C’est le Denzel Washington d’Haïti », a dit un fonctionnaire de l’USAID. Le fait qu’il était champion de karaté n’a fait qu’ajouter à son aura.

Le discours anti-Aristide était monnaie courante à Washington. M. Einaudi, le diplomate chevronné, se souvient d’avoir assisté au dîner de collecte de fonds de l’IRI en 2001 et d’avoir été entouré d’une demi-douzaine d’hommes d’affaires haïtiens qui poussaient un cri commun : « Nous étions stupides de penser que nous pouvions faire quelque chose avec Aristide. Il était impossible de négocier avec lui. Il était nécessaire de se débarrasser de lui. »

Un an plus tard, l’IRI a fait sensation en publiant un communiqué de presse louant la tentative de renversement de Hugo Chávez, président élu du Venezuela et populiste agressif, qui, comme M. Aristide, était perçu comme une menace par certains à Washington. L’institut a depuis lors déclaré au Times que faire l’éloge de la tentative de coup d’État était une erreur.

M. Lucas s’était rendu à sept reprises au Venezuela pour l’IRI, mais il n’était pas là au moment du coup d’État. En fait, il se concentrait sur Haïti, où son travail créait un autre remue-ménage pour l’institut.

Pas de négociations, pas de compromis

M. Curran a indiqué que début 2002, il avait commencé à recevoir des rapports troublants au sujet de M. Lucas. Selon l’ambassadeur, alors que lui-même exhortait l’opposition en Haïti à « faire preuve de souplesse », M. Lucas envoyait des instructions contraires : « Tenez bon. Ne faites pas de compromis. A la fin, on se débarrassera d’Aristide. »

Au fur et à mesure que son inquiétude grandissait, M. Curran a demandé que M. Lucas soit retiré du programme IRI pour Haïti. L’institut a refusé.

M. Fauriol, vice-président exécutif de l’Institut, a déclaré que M. Curran n’avait pas fourni de renseignements sur M. Lucas. « On ne nous a jamais donné de détails précis ». Il a ajouté que les détracteurs de M. Lucas ne le connaissaient probablement pas très bien.

« Nous n’avons aucun doute sur la qualité de son travail », a déclaré M. Fauriol. « Il y a une sorte de petit commerce qui s’articule autour de ce qu’il a fait ou n’a pas fait, des impressions, des rumeurs, des bruits. Et cela a en quelque sorte créé le profil d’un individu qui est, disons, largement exagéré, tout simplement faux. »

M. Curran a rétorqué qu’il avait de nombreux témoins du comportement de M. Lucas. Et les chefs de l’opposition ont déclaré lors d’entretiens que M. Lucas s’était activement opposé à un règlement politique.

« M. Lucas était d’avis que des négociations seraient une mauvaise idée ; j’étais d’avis que nous aurions dû négocier pour montrer notre bonne foi », a déclaré M. Paul, ancien maire de Port-au-Prince, qui a néanmoins loué le soutien de M. Lucas à l’opposition contre M. Aristide.

M. Gaillard, ancien porte-parole de la Convergence démocratique, la principale coalition anti-Aristide, a déclaré qu’il n’aimait pas non plus que M. Lucas agisse en tant que représentant de l’opposition haïtienne à Washington. « Cela nous a vraiment dérangés, parce que nous ne savions pas exactement ce qu’il voulait dire », a-t-il dit.

M. Bazin a ajouté que M. Lucas « était prêt à employer la violence pour faire écarter Aristide du pouvoir ».

M. Einaudi a dit qu’il trouvait perturbant le rôle joué par M. Lucas.

« Stanley Lucas est un homme très intelligent, très compétent », a-t-il dit. « Mais », dit-il, « Comme Dean Curran, je pensais que c’était une erreur d’en faire la personne responsable des politiques et des activités de l’IRI. »

Au bureau de l’USAID à Port-au-Prince, le directeur de l’agence, M. Adams, a déclaré avoir eu du mal à traiter avec M. Lucas.

« Quand Stanley vous dit quelque chose, il est difficile de savoir exactement où est la part de vérité », a dit M. Adams.

Avec l’IRI du côté de M. Lucas, M. Curran s’est plaint à ses supérieurs à Washington – par le biais de câbles, de courriels et, dit-il, lors de réunions.

Dans un câble de juillet 2002, il a écrit : « Je continue d’avoir de graves doutes quant à la participation d’un individu dont le comportement douteux pourrait se faire au détriment des intérêts américains. Le directeur de l’USAID partage mes préoccupations. »

M. Curran a également mis en garde contre le fait que la participation continue de M. Lucas « mèner[ait], au mieux, à la confusion quant aux objectifs de la politique américaine, qui continuent d’éviter les actes inconstitutionnels et de favoriser les négociations et, au pire, contribuer[ait] à la déstabilisation politique en Haïti ».

Le retour des anciens dirigeants politiques

M. Curran a envoyé ses câbles à l’équipe chargée de la politique latino-américaine de l’administration Bush. Outre M. Reich, alors secrétaire d’État adjoint aux affaires latino-américaines, ce groupe comprenait Elliott L. Abrams, adjoint spécial du président et directeur principal pour la démocratie et les droits de l’homme, et Daniel W. Fisk, adjoint de M. Reich.

Ces hommes étaient des vétérans de la lutte contre la propagation de l’idéologie politique de gauche en Amérique latine, à commencer par Fidel Castro et Cuba. L’ancien patron de M. Fisk, Jesse Helms, alors sénateur républicain de Caroline du Nord, avait déjà traité M. Aristide de « psychopathe », en se basant sur un rapport de la C.I.A. sur son état mental, rapport qui s’est avéré être faux.

Dans les années 1980, M. Reich et M. Abrams s’étaient trouvés empêtrés dans des enquêtes sur les activités de l’administration Reagan s’opposant au gouvernement socialiste du Nicaragua. Le contrôleur général a déterminé en 1987 qu’un bureau de diplomatie publique dirigé par M. Reich, qui était cubain d’origine, s’était « livré à des activités de propagande secrètes et interdites ». En 1991, M. Abrams a plaidé coupable d’avoir caché des informations au Congrès dans le cadre de l’affaire Iran-contra. Il a été gracié par le président Bush père.

Maintenant, avec l’arrivée de la seconde administration Bush, M. Reich, M. Abrams et consort étaient de retour au pouvoir. Ils estimaient que l’ère Clinton avait été défavorable aux intérêts des États-Unis en Amérique latine.

« Les États-Unis ont perdu une bonne part de leur crédit en soutenant Aristide pendant les années Clinton », a déclaré Roger F. Noriega, un ancien assistant principal de Helms qui a remplacé M. Reich au département d’État en 2003. « En gros, nous l’avons couvert et abreuvé de millions de dollars tandis qu’il terrorisait l’opposition. »

Au moment des plaintes de M. Curran, l’actuel président de l’IRI, M. Craner, dirigeait le programme du département d’État pour la démocratie et les droits de l’homme. Il a remis en question les accusations portées par M. Curran, qui se fait appeler par son deuxième prénom, Dean.

« Je suis curieux de savoir pourquoi Dean a une opinion très différente de celle de ses patrons à l’égard de Stanley », a déclaré M. Craner. Il a ajouté que ni M. Noriega ni M. Reich ne s’étaient présentés à lui ou à l’institut pour se plaindre, et il a exhorté le Times à les appeler.

M. Noriega a dit que M. Curran n’avait pas travaillé pour lui, mais a indiqué qu’il n’avait vu aucune preuve d’inconduite de la part de l’IRI. M. Reich a été plus précis au sujet de M. Curran.

« Il ne m’a jamais fait part de problèmes avec Stanley Lucas, or j’étais son patron », a déclaré M. Reich. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi son nom figurait sur les câbles comme ayant reçu les plaintes de M. Curran et pourquoi les câbles de M. Curran avaient fait l’objet de discussions détaillées avec lui, M. Reich a répondu : « Je n’en ai absolument aucun souvenir. Je ne mets pas cela en doute, mais je n’en ai aucun souvenir. »

M. Reich a dit qu’il ne comprenait pas pourquoi M. Curran se concentrait sur « un bureaucrate de bas niveau » à l’IRI plutôt que sur l’inconduite de M. Aristide. C’est la raison pour laquelle les États-Unis se sont peu à peu éloignés de M. Aristide. « Le crime, c’est que l’administration Clinton l’a soutenu aussi longtemps », a dit M. Reich.

M. Curran a déclaré que l’affirmation selon laquelle il ne s’était jamais plaint à M. Reich était un « mensonge patent ».

Les dossiers montrent qu’à l’été 2002, M. Curran a cherché à exercer un contrôle plus étroit sur l’IRI avant de signer un programme politiquement sensible que M. Lucas avait organisé en République dominicaine pour enseigner à l’opposition l’art de faire campagne.

Les fonctionnaires de Washington se sont opposés à la demande de M. Curran. Non seulement le Congrès a exercé des pressions, selon un message électronique de M. Adams de l’AID, mais « il y avait aussi des hauts fonctionnaires de l’État et du NSC [Conseil de sécurité nationale, NdT] qui étaient également favorables à la position de l’IRI. »

M. Curran a bien obtenu plusieurs concessions suggérées par M. Reich, y compris que M. Lucas se verrait interdire de participer au programme pendant 120 jours et serait exclu du programme de l’IRI en Haïti s’il se comportait mal, comme le montrent les dossiers. Malgré cela, M. Curran pensait que les subventions étaient une mauvaise idée si M. Lucas restait impliqué.

La formation chez les voisins

Haïti entretient depuis longtemps des relations tendues avec la République dominicaine, son voisin plus aisé sur l’île d’Hispaniola. Les Haïtiens qui y travaillent sont souvent maltraités, disent les groupes de défense des droits de l’homme, et le pays a été un refuge pour ceux qui sont accusés d’essayer de renverser les gouvernements haïtiens.

En décembre 2002, l’IRI a commencé à y former les partis politiques haïtiens à l’hôtel Santo Domingo, propriété de la famille Fanjul, qui a fui Cuba sous le pouvoir de M. Castro et qui dirige maintenant une gigantesque entreprise de canne à sucre.

La formation était inhabituelle, et pas seulement pour son emplacement : seuls les opposants de M. Aristide, et non les membres de son parti, ont été invités.

Les représentants de l’Institut ont dit que c’était parce que les partis d’opposition étaient moins puissants et avaient besoin de plus d’aide. L’objectif, a dit M. Fauriol, « était d’élargir, si vous voulez, la capacité des différents acteurs à participer au processus politique ».

Ils ont aussi dit qu’ils n’étaient pas tenus de travailler avec le Fanmi Lavalas parce que ses membres toléraient la violence et que les travailleurs de l’institut étaient menacés, ce qui explique pourquoi les réunions se tenaient à l’extérieur d’Haïti. Et ils ont fait remarquer qu’aucun fonctionnaire américain ne s’était opposé à l’exclusion du Fanmi Lavalas.

Il y a peut-être eu une dizaine de séances, réparties sur une année, selon l’institut. Des centaines de membres de l’opposition sont venus.

« Les programmes de formation étaient vraiment des programmes de formation de partis ordinaires », a dit M. Fauriol. Pour l’ambassadeur dominicain qui a délivré les visas de voyage en Haïti, cependant, les rencontres ont « véhiculé clairement le message d’une confrontation et non d’un dialogue ».

« Pour l’opposition, il était intéressant de savoir que le gouvernement américain, ou des membres du gouvernement américain, soutenait et validait sa politique », a déclaré l’ancien ambassadeur, Alberto Despradel, l’automne dernier à l’hôtel Santo Domingo.

Parmi les formateurs, Brian Berry a travaillé sur la campagne des primaires de George W. Bush en 1994 pour le poste de gouverneur du Texas.

M. Berry s’intéressait aux Caraïbes. Il a dit qu’il possédait un petit sac contenant du sable de la Baie des Cochons ; il a dit qu’il attendait avec impatience de le rendre à « une plage libérée de Cuba ». M. Berry a dit qu’il s’est porté volontaire pour l’IRI, pour faire avancer la cause de la démocratie, quand M. Castro ne serait plus là.

M. Bazin, un opposant modéré d’Aristide, a envoyé des représentants à l’hôtel Santo Domingo. Ils sont repartis avec la conviction que la formation ne se limitait pas à une formation politique de routine.

« Le rapport que j’ai reçu de mon équipe était qu’il y avait deux sortes de réunions – des réunions ouvertes où la démocratie serait discutée et des réunions fermées où d’autres choses seraient discutées, et nous ne sommes pas invités à ces autres réunions », a dit M. Bazin, qui se présente maintenant comme candidat à la présidence d’une faction du Fanmi Lavalas.

M. Bazin a déclaré que les personnes qui avaient assisté aux réunions à huis clos lui ont dit « qu’il y a des choses que vous ne savez pas » – que M. Aristide serait finalement écarté et qu’il devrait cesser d’appeler au compromis.

Par la suite, il a dit qu’il a parlé avec M. Curran. « Je lui ai demandé : « Combien y a-t-il de lignes politiques aux États-Unis ? » » a rapporté M. Bazin.

M. Lucas a déclaré que les commentaires de M. Bazin doivent être considérés à la lumière de son alliance avec d’anciens partisans d’Aristide. Et M. Fauriol a nié que des réunions secrètes avaient eu lieu. De plus, l’inspecteur général de l’AID. a déclaré dans un rapport de 2004 que les séances de formation n’ont pas enfreint les règlements du gouvernement.

Mais en assistant à la première séance de formation, M. Lucas a violé son interdiction de 120 jours.

M. Curran a envoyé un message cinglant à Washington. « L’IRI nous a mis sur une trajectoire de collision aujourd’hui », a-t-il écrit, ajoutant : « Je crains que cet épisode ne remette en question la bonne foi de l’IRI qui a promis de contrôler les activités renégates de Stanley dans le passé ».

Il a demandé que le programme de l’institut soit annulé ou que M. Lucas soit congédié. Ni l’un ni l’autre ne s’est produit.

M. Fauriol s’est excusé, attribuant la violation à une simple incompréhension de la date de début de la période d’exclusion. D’ailleurs, a dit un fonctionnaire américain, M. Lucas n’avait qu’un rôle mineur dans les réunions.

Pour M. Curran, cependant, toute activité était problématique. « Comment pouvons-nous contrôler ce qui est dit dans les conversations privées ? » a-t-il écrit à Washington, « ou ce qui est transmis par des clins d’œil et des hochements de tête ? »

Il s’est avéré qu’il y avait une autre affaire, que les fonctionnaires fédéraux ne connaissaient apparemment pas : deux chefs des rebelles armés ont dit au Times qu’ils passaient du temps à l’hôtel Santo Domingo pendant que la formation était en cours.

Guy Philippe, un ancien commandant de police qui avait fui Haïti après deux tentatives de coup d’État ratées, a déclaré dans une interview qu’il avait vu M. Lucas à l’hôtel.

« Je vivais à l’hôtel, je dormais à l’hôtel », a dit M. Philippe. « Je l’ai vu avec ses amis et les gars de l’opposition, mais on n’a pas parlé de politique ». Il a dit qu’il n’avait assisté à aucune réunion de l’IRI.

Paul Arcelin, un des artisans de la rébellion, a déclaré qu’il avait, lui aussi, vu M. Lucas à l’hôtel pendant les séances de formation. Dans une interview accordée l’automne dernier, M. Arcelin a déclaré : « Je rencontrais Stanley Lucas dans cet hôtel, seul, assis, parlant de l’avenir d’Haïti ». Mais il a dit qu’ils n’avaient pas discuté du renversement de M. Aristide.

Selon M. Lucas, M. Arcelin s’est présenté à une réunion de l’IRI et qu’on lui a dit de partir. Il a également contesté le récit de M. Philippe.

Plusieurs militants de l’opposition ont déclaré qu’ils ne voulaient rien avoir à faire avec les rebelles armés. « La participation à nos séminaires provenait d’une liste très restreinte de personnes », a déclaré M. Fauriol.

Les séminaires étaient encore en cours en septembre 2003 lorsque l’administration Bush a envoyé un nouvel ambassadeur en Haïti. M. Curran voulait rester plus longtemps, a dit M. Reich. Mais selon lui M. Curran a été remplacé parce que « nous ne pensions pas que l’ambassadeur appliquait la nouvelle politique de la manière dont nous voulions qu’elle fût appliquée ».

M. Powell a contesté cela : il a rappelé que M. Curran n’a pas été démis de ses fonctions en raison d’un changement de politique, mais dans le cadre d’une rotation normale.

Avant de partir, M. Curran a rencontré des chefs d’entreprise haïtiens. « Il a fait un discours remarquable », a dit M. Bazin, rappelant que M. Curran leur a reproché non seulement de faire des choses « qui ne sont pas acceptables, y compris de traiter avec des trafiquants de drogue », mais aussi d’écouter des gens qui ne font que prétendre représenter la politique des États-Unis.

M. Curran les a appelé les « chimères de Washington » – invoquant une expression couramment utilisée pour décrire les membres de gangs fidèles à M. Aristide.

« Les Haïtiens, dans leur merveilleuse langue, qui est si pleine d’allusions et de métaphores, ont créé ce terme pour ces gens – les chimères, les fantômes », a expliqué M. Curran. « Parce qu’ils sont là, qu’ils font des choses et qu’ils vous terrifient. Et puis ils s’évanouissent. »

Le temps presse

L’automne 2003 a été une période périlleuse pour Haïti. Dans le nord, la police a affronté un gang appelé l’Armée Cannibale. Dans la capitale, des gangs professant leur loyauté envers le gouvernement Aristide attaquaient des journalistes et des étudiants qui manifestaient. De l’autre côté de la frontière dominicaine, les rebelles attendaient le bon moment pour attaquer.

En quatre ans, M. Einaudi, ancien secrétaire général par intérim de l’Organisation des États américains, a effectué une trentaine de voyages en Haïti pour tenter d’empêcher un tel moment. Pourtant, il avait échoué. D’après M. Enaudi, M. Aristide était enfin disposé à partager le pouvoir, mais l’opposition, enhardie, ne ressentait pas le besoin de traiter avec lui.

Alors que le temps pressait, M. Einaudi a adopté une nouvelle approche – une approche qu’il espérait voir profiter de l’arrivée du nouvel ambassadeur américain, M. Foley. M. Einaudi a invité M. Aristide et ses opposants à se réunir au domicile de l’ambassadeur – un signal clair que les États-Unis voulaient des négociations et non un changement de régime.

Lorsque les membres des deux parties ont accepté de venir, il y a eu une lueur d’espoir, a dit M. Einaudi.

Terence A. Todman, un diplomate américain à la retraite qui a également travaillé en Haïti pour l’OEA., a déclaré : « Nous savions qu’il y aurait des éclats de voix. Mais au moins, ils étaient ensemble. »

Puis, tout d’un coup, ce fut fini. Dans un geste qui a stupéfait M. Einaudi, les États-Unis ont annulé la réunion, mettant un terme « ce qui était en fait ma dernière tentative », a-t-il dit.

Son collègue s’est exprimé plus brutalement. « Cela a tout fait foirer », a dit M. Todman, qui, comme M. Einaudi, parlait publiquement pour la première fois de la réunion sabordée. « C’était la fin de tout effort pour les faire se rencontrer. »

M. Noriega, qui avait remplacé M. Reich au département d’État, a déclaré dans une interview que l’administration avait interrompu la réunion après s’être entretenue avec les opposants d’Aristide. Cela « allait être un échec pour nous et ruiner notre crédibilité », a-t-il dit.

Le représentant Bill Delahunt, un démocrate du Massachusetts qui avait observé les élections haïtiennes en 2000, a eu une réaction différente lorsqu’il a appris l’annulation de la réunion.

« S’il y avait une dernière chance et que nous ne l’avons pas exploitée, ce serait une honte pour les États-Unis », a-t-il dit.

L’offensive finale des rebelles

Plusieurs mois plus tard, les rebelles sont entrés à Haïti et ont commencé leur dernière offensive. Il y en avait peut-être 200 au total, dont beaucoup d’anciens soldats de l’armée que M. Aristide avait dissoute des années auparavant. M. Philippe et Louis-Jodel Chamblain ont mené l’assaut final.

Les groupes de défense des droits de l’homme ont identifié M. Chamblain comme étant le chef des escadrons de la mort lorsque les militaires avaient dirigé Haïti après la première éviction de M. Aristide en 1991. Il avait été condamné à deux reprises par contumace – pour son rôle dans un massacre aux Gonaïves en 1994 et pour le meurtre d’un partisan d’Aristide en 1993.

Quant à M. Philippe, M. Curran a déclaré qu’il était soupçonné d’avoir eu des liens avec des trafiquants de drogue avant de quitter Haïti après une tentative de coup d’État ratée.

M. Philippe, qui est maintenant candidat à la présidence d’Haïti, nie tout lien avec le narco-commerce, soulignant qu’il n’a jamais été accusé d’un tel crime.

Le 19 février 2004, les rebelles ont attaqué la prison de Fort-Liberté, près de la frontière. Sans les militaires pour défendre le pays, le gouvernement a dû compter sur la police mal équipée, ses rangs affaiblis par la corruption. Jacques Édouard, le surveillant de la prison, a dit qu’il a été forcé de libérer 73 prisonniers, y compris des assassins reconnus coupables.

Certains prisonniers ont rejoint les rebelles, tandis que d’autres ont pris le contrôle de la ville, volant des résidents et brûlant des maisons jusqu’à l’arrivée des Nations unies un mois plus tard, a déclaré Andrea Loi Valenzuela, un employé des Nations unies sur place.

Lorsque les rebelles ont atteint la ville de Cap Haïtien le 22 février, le chef de la police, Hugues Gabriel, a dit à ses 28 officiers de fuir. « Ils avaient des mitraillettes », dit-il. « Nous avions de petites armes de poing avec peu de munitions. »

À Washington, l’administration Bush a fait connaître sa politique officielle. « Nous ne pouvons pas souscrire à une proposition qui dit que le président élu doit être forcé de quitter le pouvoir par des voyous et ceux qui ne respectent pas la loi et qui apportent une violence terrible au peuple haïtien », a déclaré le secrétaire d’État Powell.

Mais lorsque M. Aristide a demandé des troupes internationales, il ne les a pas obtenues.

M. Powell a déclaré qu’il continuait de faire pression pour obtenir un règlement politique afin de maintenir M. Aristide en fonction. « Nous faisions tout ce que nous pouvions pour soutenir son mandat », a-t-il déclaré lors d’une récente interview. Ce n’est que dans les derniers jours, lorsque Port-au-Prince est apparu « au bord d’un grave bain de sang », a-t-il dit, que les États-Unis ont exploré d’autres options. « Il arrive un moment où vous devez décider si vous devez continuer à soutenir le président Aristide ou s’il vaut mieux essayer une autre voie », a-t-il dit.

Le 29 février, jour de l’anniversaire de M. Philippe, les États-Unis ont conduit le président Aristide en exil en Afrique du Sud.

Questions sans réponses

Presque immédiatement, les démocrates du Congrès et Caricom, l’association des nations des Caraïbes, ont demandé une enquête indépendante sur l’éviction de M. Aristide et sur les raisons pour lesquelles les voisins d’Haïti n’étaient pas venus à son secours.

« Bonté divine, ça ne tient pas debout que le plus grand pays du monde ait peur de 200 voyous », a déclaré la sénatrice démocrate de Californie Barbara Boxer.

Le Département d’État a dit qu’il n’y avait pas matière à enquêter. « Je pense que le rôle des États-Unis a été clair », a déclaré à l’époque un porte-parole, Richard A. Boucher, ajoutant que « l’accent doit être mis sur l’avenir ».

Deux ans plus tard, il n’y a pas eu d’enquête. La Caricom refuse de reconnaître le gouvernement intérimaire d’Haïti. Et les questions sur la chute de M. Aristide restent sans réponse.

Entre autres, il y a ce que l’administration Bush savait sur les rebelles, qui ont comploté en République dominicaine, un pays ami des États-Unis.

Leurs activités n’étaient pas passées inaperçues pour les autorités haïtiennes. Edwin M. Paraison, ancien diplomate haïtien en République dominicaine, a déclaré que son gouvernement a contacté à trois reprises les autorités de ce pays pour exprimer sa préoccupation « au sujet d’actions subversives qui étaient en cours de planification sur le territoire dominicain ». Mais, dit-il, on n’a pas fait grand chose.

Les fonctionnaires américains ont dit qu’ils ne prenaient pas les rebelles très au sérieux. « Nous avions l’impression qu’il ne s’agissait pas d’une force importante, ni d’une force bien entraînée, ni d’une menace pour la stabilité en Haïti », a déclaré M. Foley, l’ambassadeur des États-Unis à l’époque. « Maintenant, il s’avère qu’il en était autrement. »

M. Despradel, l’ancien ambassadeur dominicain, a déclaré que les autorités américaines auraient dû savoir ce que faisaient les rebelles.

« Compte tenu des renseignements dont disposent les États-Unis dans l’ensemble des Caraïbes et de leur technologie de pointe qui leur permet d’entendre un moustique dans l’espace, je pense que Guy Philippe est plus fort que ça », a-t-il dit.

Lors d’une audience au Sénat en 2004, on a demandé à M. Noriega s’il connaissait des liens entre M. Philippe et l’IRI – en particulier M. Lucas – pendant les réunions de formation en République dominicaine. Il a dit que non.

« Si c’était le cas, nous aurions certainement arrêté ça », a déclaré M. Noriega. « Nous savions qui était Guy Philippe et qu’il avait des antécédents criminels. »

L’inspecteur général de l’AID a également déclaré que, sur la base d’entretiens avec des fonctionnaires américains et d’un examen des dossiers fédéraux, il n’a trouvé aucune preuve de contacts entre les hommes au cours de l’année où les séances avaient lieu, un point de vue partagé par M. Fauriol. « S’ils s’étaient produits, cela aurait été à l’encontre de tout sens des responsabilités de l’IRI et de toute directive de notre part », a-t-il dit. « Je ne pense pas que ces rencontres aient eu lieu. »

Et dans sa réponse par courriel, M. Lucas lui-même a écrit : « Pour être clair, je ne connais pas Guy Philippe ». Il a ajouté qu’il l’a peut-être rencontré une fois dans les années 1990, alors que M. Philippe était commandant de police à Port-au-Prince.

M. Philippe raconte une autre histoire. Lors d’entretiens avec le Times, il a qualifié M. Lucas de « bon ami » qu’il a connu pendant une grande partie de sa vie. « Il a été mon professeur de ping-pong », a dit M. Philippe.

Non seulement il a dit avoir vu M. Lucas pendant la formation à l’Hôtel Santo Domingo, mais il a dit qu’il l’avait rencontré une ou deux fois en 2000 ou 2001, alors qu’il était en exil en Équateur. « Il travaillait pour l’IRI », a dit M. Philippe. « Ce n’était pas une rencontre planifiée ». Ils n’ont pas parlé de politique, a-t-il dit, ajoutant : « C’est comme quelqu’un que j’aurais connu quand j’étais jeune. »

M. Voltaire, ancien ministre de l’administration Aristide, s’est rappelé avoir rencontré M. Lucas lors d’une réception diplomatique à Lima, au Pérou, en septembre 2001. M. Lucas lui a dit qu’il se rendait en Équateur pour rencontrer un petit groupe d’anciens policiers haïtiens qui s’y étaient formés. Il était notoire que M. Philippe faisait partie de ce groupe.

M. Craner, le président de l’IRI, a dit que M. Lucas aurait pu se trouver dans un bar en Équateur lorsque M. Philippe était présent, même si M. Lucas ne pouvait pas en être certain. M. Lucas a dit : « Nous avons exploré en profondeur des scénarios où Guy Philippe était potentiellement présent dans la salle, même si je n’ai pas pu le confirmer ». Il a reconnu avoir été au Pérou pendant la période citée par M. Voltaire.

Balayer l’espoir de parvenir au calme

Un jour d’août dernier, le premier ministre intérimaire d’Haïti, Gérard Latortue, a invité un journaliste du Times à une réunion privée du cabinet. En présence de ses ministres assis autour d’une longue table en bois, M. Latortue a dit qu’il voulait délivrer un message personnel : Haïti est maintenant un endroit sûr à visiter.

« J’aimerais vraiment que les gens sachent maintenant qu’il y a une amélioration », a déclaré le premier ministre, un ancien homme d’affaires de Floride et fonctionnaire des Nations unies. « Allez où vous voulez et après, rapportez ce que vous avez vu… quoi que ce soit ». Et il a ajouté : « Nous vivons des temps exceptionnels. »

Plusieurs jours plus tard, dans un quartier de Port-au-Prince, des policiers anti-émeute en uniforme ont déferlé sur une foule lors d’un match de football, ciblant des gens à tuer – avec des armes et des machettes – à l’extérieur du stade. Incapables de partir, les gens criaient et se blottissaient sur le sol. On estime que 10 personnes ont été tuées lors de cet événement, qui avait été financé par les États-Unis pour promouvoir la paix dans la région.

Les choses se sont seulement détériorées à partir de là. Des bandes de kidnappeurs avides de rançons ont mené une guerre croissante contre la capitale. Il y a plusieurs mois, le chef de la police haïtienne, Mario Andrésol, a déclaré qu’un quart de ses forces était corrompues ou liées aux ravisseurs. Les assassinats, la violence collective, la torture et les arrestations arbitraires ont engendré une situation « catastrophique » en matière de droits de l’homme, a déclaré un haut fonctionnaire des Nations unies en octobre.

Après le départ de M. Aristide, l’espoir d’un Haïti plus stable et plus pacifique a été exprimé par des chefs d’entreprise haïtiens et des responsables d’autres pays, y compris les États-Unis. « L’administration Bush croit que si nous faisons tous notre part et le faisons bien, Haïti aura la démocratie qu’elle mérite », a déclaré M. Noriega à l’American Enterprise Institute en avril 2004.

Ces espoirs ont été déçus à presque chaque tournant, et pour des raisons qui vont au-delà de la pauvreté désespérée d’Haïti. Le gouvernement intérimaire est largement considéré comme politisé et inepte. Les forces de sécurité locales et internationales sont en sous-effectif et dépassées par la prolifération des armes à feu et de la drogue. Les États-Unis, qui ont envoyé des troupes pour aider à stabiliser le pays immédiatement après l’éviction de M. Aristide, les ont retirées plusieurs mois plus tard, même s’ils jouissent d’un respect sans pareil en Haïti.

Le gouvernement de M. Latortue, mis en place en tant que responsable non élu, a anéanti tout espoir de réconciliation lorsque le premier ministre a fait l’éloge des rebelles en les qualifiant de « combattants de la liberté ». Ensuite, M. Chamblain, le rebelle condamné deux fois par contumace pour son rôle dans des assassinats politiques, a été acquitté d’un meurtre lors d’un nouveau procès dénoncé comme une imposture par les groupes de défense des droits de l’homme. Son autre condamnation a également été révoquée.

Au même moment, l’ancien premier ministre de M. Aristide, Yvon Neptune, a été emprisonné pendant un an sans inculpation, ce qui a provoqué un tollé international. Ce n’est qu’après qu’une grève de la faim l’a presque tué que le gouvernement a porté des accusations de meurtre. Un autre grand partisan d’Aristide, le révérend Gérard Jean-Juste, a été arrêté à plusieurs reprises ; Amnesty International qualifie le père Jean-Juste, atteint de leucémie, de « prisonnier d’opinion ».

Néanmoins, le gouvernement de Latortue ne peut être tenu responsable de tous les problèmes immédiats d’Haïti.

Juan Gabriel Valdés, un chilien qui dirige la mission des Nations unies en Haïti, a déclaré que le pays avait besoin de 25 000 à 30 000 policiers, soit plus de trois fois le nombre actuel. L’aide internationale – 1,08 milliard de dollars on été promis – a mis du temps à arriver dans les bidonvilles, où la violence couve.

« Si Haïti a fait ressortir quelque chose, c’est que la sécurité et le développement doivent aller de pair », a déclaré Caroline Anstey, directrice de branche Caraïbes de la Banque mondiale. « Une meilleure sécurité aurait signifié des résultats de développement plus rapides sur le terrain. Un développement plus rapide aurait contribué à une meilleure sécurité. »

Les États-Unis ont joué un rôle moins important depuis le départ de leurs troupes au milieu de 2004. Ils ont promis 230 millions de dollars à Haïti de juillet 2004 à septembre 2006, a dit l’AID.

Mais Mark L. Schneider, vice-président directeur de l’International Crisis Group, a déclaré que les États-Unis ont retiré leurs forces trop tôt, confiant la tâche aux soldats de la paix de l’ONU alors que le pays était encore en proie à un conflit armé.

Le 24 janvier, un porte-parole du département d’État, Sean McCormack, a déclaré que les forces des Nations unies « font du bon travail », ajoutant : « Je ne suis pas d’accord avec l’idée que les États-Unis ne se sont pas profondément impliqués. »

Pourtant, la violence en Haïti, particulièrement les enlèvements, ronge la société.

Un journaliste du Times était avec les troupes des Nations unies à Bel Air, un bidonville de Port-au-Prince, quand ils ont trouvé et libéré André Boujour, 41 ans, qui a déclaré avoir été enlevé deux semaines plus tôt et détenu dans une cabane de 3 mètres sur 3, accessible uniquement par un étroit chemin à travers un dédale de cabanes serrées.

M. Boujour a dit qu’il a été enlevé après avoir livré plusieurs milliers de dollars qu’il avait recueillis auprès de ses amis et de sa famille pour libérer sa sœur kidnappée.

« Une tragédie de partisanerie »

Quand M. Curran et M. Einaudi sont allés en Haïti, ils ont dit qu’ils croyaient que travailler avec le gouvernement élu, quels que soient ses défauts, aiderait une démocratie jeune mais déjà en effervescence à s’implanter. Ils ont dit qu’ils croyaient que les gens qui élaborent la politique à Washington partageaient cet espoir. Puis, ont-ils dit, ils se sont heurtés à quelque chose qui les dépassait.

« Haïti est une tragédie, et c’est une tragédie d’esprit partisan, de haine et d’hostilité », a déclaré M. Einaudi. « Il s’agit de clivages entre Haïtiens et aussi entre Américains, car Haïti en est venu à symboliser au sein des États-Unis un point de friction entre démocrates et républicains qui n’a pas facilité la bipartisme ou une politique ou une communication stable ».

M. Fauriol a dit que l’IRI était également mécontent du gouvernement intérimaire. « Nous devons faire face à la réalité et la réalité est plutôt imparfaite ». Malgré cela, il a écrit au printemps dernier que « les espoirs démocratiques d’Haïti ont eu une autre chance ». Les activités de l’Institut en Haïti ne comprennent plus M. Lucas. Il travaille maintenant pour le programme Afghanistan du groupe.

M. Reich et M. Noriega ont tous deux quitté le gouvernement. Avant son départ, M. Noriega a déclaré que l’Amérique « continuera d’être un fervent partisan de la démocratie en Haïti ».

M. Maguire, le spécialiste d’Haïti, est sceptique. « Je ne constate pas que les États-Unis exportent la démocratie », a-t-il dit. « Je pense qu’il s’agit plutôt d’exporter une sorte de peur, que si nous ne faisons pas les choses comme le veulent les États-Unis et les puissants intérêts de notre pays, nous serons peut-être aussi sacrifiables que l’était M. Aristide. »

M. Curran a quitté le Service extérieur des États-Unis et travaille pour l’OTAN. En dernière analyse, a dit M. Einaudi, l’ancien ambassadeur américain n’était tout simplement pas à la hauteur du lobby anti-Aristide à Washington.

« Le problème », a dit M. Einaudi, « c’est qu’il s’est engagé dans une bataille qu’il ne pouvait pas gagner. »

Source : The New York Times, Walt Bogdanich & Jenny Nordberg, 29-01-2006

 

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wollaston // 05.10.2018 à 09h01

et après ça on nous dit que ce sont les russes qui font de l’ingérence!
et après ça on nous dit qu’il est choquant que M. Poutine ait mis les ONG dehors!
mais il me semble que tout gouvernement lucide devrait mettre dehors toutes les ONG étrangères à son pays.
et même celle du pays quand elles sont financées par l’étranger (disinfolab par exemple).
merci pour cet article.

5 réactions et commentaires

  • wollaston // 05.10.2018 à 09h01

    et après ça on nous dit que ce sont les russes qui font de l’ingérence!
    et après ça on nous dit qu’il est choquant que M. Poutine ait mis les ONG dehors!
    mais il me semble que tout gouvernement lucide devrait mettre dehors toutes les ONG étrangères à son pays.
    et même celle du pays quand elles sont financées par l’étranger (disinfolab par exemple).
    merci pour cet article.

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  • Sam // 05.10.2018 à 09h19

    C’est édifiant. Preuve en est que les peuples se taisent parce qu’ils ont peur. S’il en est un qui se lève, « la démocratie » en fera un exemple par la terreur. La méthode est toujours la même, le bain de sang et la corruption.
    L’oligarchie repose sur les escadrons de la mort.
    Et il a ajouté : « Nous vivons des temps exceptionnels. »

    A la lumière de ces éléments, on peut se demander ce que Macron faisait avec des gangs là bas. Préparer une « transition démocratique » ?

      +3

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  • DocteurGrodois // 05.10.2018 à 10h04

    Qu’on ne se fasse pas d’illusions sur le « republican » dans l’acronyme IRI, car les interventions US en Haiti font le consensus bipartisan depuis 1915.

    Et Aristide, qui était dans les valises des marines US venus le remettre au pouvoir sous Bill Clinton, n’était pas moins fantoche que son remplaçant Latortue livré par avion depuis la Floride en 2004 sous W Bush.

    A mon humble avis, l’intérêt d’Haiti sont surtout les sommes considérables en aides internationales qui affluent depuis les années 90 mais dont les haïtiens n’ont jamais vu le premier centime. Après le tremblement de terre de 2015, c’est le Clinton-Bush Haiti Fund (ça ne s’invente pas) qui gérait les fonds destinés à la reconstruction. Et ils ont immédiatement commencé les travaux d’urgence, comme la construction d’un hôtel 5 étoiles destiné aux nombreux « travailleurs humanitaires ».

      +11

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    • Ayiti Cheri // 05.10.2018 à 19h55

      Sur le tremblement de terre du 12 janvier 2010, le fonds de reconstruction (Fond de Reconstruction d’Haiti) étai géré par la Commission Intérimaire pour la Reconstruction d’Haiti (CIRH) et administré par la Banque Mondiale, non par le Clinton-Bush Fund.
      D’autre part, Aristide a été réélu haut la main en 2000 et jouissait encore d’une réelle popularité parmi les couches les plus pauvres de la population, il était donc un peu moins « fantoche » que Latortue.
      Enfin, c’est bien de critiquer l’ingérence Américaine, mais n’oubliez pas que derrière tout ça il y a aussi la bourgeoisie Haïtienne, une classe sans partage et raciste qui maintien la majeur partie de la population dans une situation d’indigence inacceptable. Aristide voulait transformer la misère indigne en pauvreté digne, c’est pour cela qu’il a été éjecté.

        +4

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  • Quintus // 05.10.2018 à 10h59

    Article éclairant sur la réalité de l’ingérence américaine dans ce pays à l’importance stratégique. Maladresse ou froid calcul, cette duplicité par rapport à ? Tout ce que cette ingérence a réussi à faire, c’est détruire l’économie du pays et discréditer la démocratie aux yeux des Haïtiens, à un tel point que, de manière analogue à ce qui se passe dans d’autres pays, la dictature des Duvalier gagne de plus en plus de nostalgiques.

      +3

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