Les Crises Les Crises
21.avril.202021.4.2020 // Les Crises

Sabine Santucci, biologiste (CNRS): « En temps de crise, il est plus important que jamais de disposer de résultats fiables »

Merci 39
J'envoie

Source : La Marseillaise, Benjamin Grinda

Afin d’éclairer le débat alimenté par les nombreuses critiques formulées à l’encontre des deux études communiquées par l’IHU Méditerannée infection menées auprès de patients Covid-19 traités à l’hydroxychloroquine, un récent communiqué daté du 30 mars du syndicat CGT campus 06 décrypte les résultats annoncés par l’équipe du professeur Raoult. Des études, qui, pour l’heure, en attendant les résultats d’essais plus solides, « ne permettent pas de conclure sur l’efficacité » de la molécule, indique ce communiqué. Entretien avec Sabine Santucci, biologiste au CNRS / Université Côte d’Azur, l’une des auteures de cette analyse.

La Marseillaise : Pourquoi avez-vous décidé d’émettre ce communiqué ?
Sabine Santucci : Nous jouons notre rôle en tant que scientifique, afin de dépassionner le débat. Sur le site de Pubpeer, des chercheurs ont formulé de nombreuses critiques de la première étude du professeur Raoult. Les remarques sont récurrentes et c’est un signe. Ce qui revenait souvent concernait notamment les résultats de PCR de l’étude. La PCR est une technique analytique très sensible, qui permet de comparer des échantillons préparés et testés exactement dans les mêmes conditions (même machine voire même expérimentateur). La première étude du Pr. Raoult ne répond pas du tout à ces critères, car tous les patients du groupe traité ont été analysés à Marseille, alors que la majorité des patients du groupe témoin ont été analysés dans d’autres centres. Qu’il n’y ait pas eu de panachage de patients traités et non traités sur les différents sites de l’étude est un gros problème. Le groupe contrôle est invalide pour plusieurs raisons, Dans ce groupe un quart des patients ont entre 10 et 14 ans alors que dans le groupe traité aucun patient n’a moins de 20 ans. On compare donc deux groupes de petite taille avec des moyennes d’âge très différentes pour le traitement d’une pathologie dont on sait que l’âge a un impact sur sa progression et sa gravité. Un second problème avec les résultats de ce groupe est que la plupart des données PCR sont manquantes, alors que l’étude repose sur la quantification de la charge virale pendant 7 jours consécutifs, la majorité des patients témoins (11/16) n’ont pas été testés tous les jours, certains même n’ont été testés que 2 jours sur 7. Si un étudiant en Master me rendait un tel travail, je lui dirais que ce n’est pas bon. C’est assez sidérant je dois dire, et même extravagant à ce niveau. Dans la deuxième étude du professeur Raoult, il n’y a même pas de groupe contrôle, ce qui une fois de plus ne permet pas de conclure. On peut juste noter que les résultats obtenus quant au devenir des 80 patients traités par le cocktail hydroxychloroquine/azithromycine sont comparables aux chiffres connus pour les patients Covid-19 en général, c’est-à-dire approximativement 80% de cas bénins, 15% de cas sévère et 5% de cas critiques.

Face à la pandémie, Didier Raoult estime qu’il raisonne en médecin, pas en méthodologiste. Qu’en pensez-vous ?
S.B : On ne peut pas justifier des études aussi faibles par l’urgence. Si des scientifiques ont travaillé depuis longtemps pour établir des protocoles calibrés pour réaliser des essais cliniques solides, ce n’est pas pour qu’ils ne soient pas respectés en cas de crise sanitaire. C’est au contraire plus important que jamais de disposer de résultats fiables, étayés par des essais cliniques coordonnés. S’asseoir sur les règles au prétexte de l’urgence de la pandémie, je trouve cela grave et dangereux. Cela oblige certains médecins à user de l’énergie sur un problème qui n’aurait pas lieu d’exister. Notamment, en ce qui concerne le recrutement des patients pour l’essai clinique Discovery, les investigateurs se sont heurtés au refus de plusieurs malades inclus dans l’étude qui ne veulent que l’hydroxychloroquine.

À ce titre, Didier Raoult est décrit comme «antisystème»…
S.B : Contrairement à ce qu’avancent certains politiques, Raoult n’est pas si antisystème qu’on le prétend. C’est au contraire le fruit du système qu’on tente de nous imposer dans le secteur de la recherche depuis plusieurs années. C’est un système qui considère que les meilleurs sont ceux qui publient le plus, selon des critères de sélection plus quantitatifs que qualitatifs. Les évaluations annuelles se basent sur le nombre des papiers publiés, qui jouent un rôle déterminant dans l’attribution des financements aux laboratoires. Didier Raoult a très bien utilisé ce système, avec plus de 3000 publications, il a ses propres financements et tout un réseau de politiques qui le soutient. Donc quand on dit qu’il est hors système, c’est exactement l’inverse. Il est en revanche hors contrôle, la preuve : si sur la seule base de sa réputation scientifique, il est capable de sortir des études aussi bancales en temps de crise, c’est bien la faillite d’un système et c’est représentatif de la manière dont est gérée la recherche actuellement. Il y a 10 ans, cela n’aurait peut-être pas été possible.

Quelles problématiques posent le financement de la recherche actuellement ?
S.B : On est pris dans un cercle vicieux : pour être financé, il faut publier.
Juste avant l’épidémie, les chercheurs étaient en plein mouvement contre le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Avec ce projet de loi, on constate que le système va s’aggraver, avec une évaluation quantitative des équipes de recherche. Or si on avait financé des travaux portant sur les coronavirus à la hauteur nécessaire après l’épidémie de 2003, on en saurait davantage sur cette famille de virus, ce qui nous aurait permis peut-être de développer plus rapidement des stratégies thérapeutiques ciblées.
C’est également le cas d’autres thématiques qui pâtissent de ce système, car le financement se base désormais sur des appels à projets, et plus sur de l’argent récurrent. Avec l’Agence nationale de la recherche (ANR), il y a encore des appels à projets de recherche fondamentale, mais le taux de succès est très faible, de l’ordre de 10 %. Les projets sont de plus en plus orientés, notamment avec la LPPR, afin de privilégier des projets d’innovation, qui ambitionnent des retombées économiques à court et moyen terme. C’est donc de plus en plus difficile de faire de la recherche fondamentale. Face à cette diminution de la manne récurrente d’argent public de l’État, les scientifiques peuvent être amenés à fonctionner via un réseau politique, ce qui est très problématique. Car les régions et les villes participent à notre financement.

Comment sont évaluées les publications scientifiques ?
S.B : Une fois qu’une publication est prête, le papier est envoyé à un éditeur de la revue. Celui-ci transmet le papier à plusieurs reviewers qui restent anonymes. Ils retournent ainsi un avis. Soit la publication est acceptée en l’état ce qui est très rare, soit il y a des révisions mineures ou majeures, soit il est rejeté si les résultats ne sont pas assez robustes. Pour la première étude du professeur Raoult, elle n’a pu être reviewée, car elle a été transmise le 16 mars et publiée le 17. Par ailleurs, l’un des co-auteurs de l’étude est le chef d’édition de la revue, ce qui représente un conflit d’intérêt manifeste.

Que pensez-vous du choix de Didier Raoult de communiquer sur les réseaux sociaux ?

S.B :Mettre à disposition les résultats en ligne, ce n’est pas inintéressant pour mettre ses données à disposition. Encore faut-il laisser le temps à la communauté scientifique d’exprimer son avis, avant de déclarer «fin de partie pour le Covid», et de communiquer au grand public qu’un remède a été trouvé, avant même d’ailleurs d’avoir sorti son étude, juste sur la base d’une étude chinoise qui ne rapportait aucune donnée brute.

De fait, communiquer en s’affranchissant de l’avis des pairs exacerbe les théories du complot ?

S.B: Je pense que c’était le rôle du ministre de la Santé et de la Recherche d’expliquer et de faire de la pédagogie à ce niveau, pour expliquer pourquoi ces études ne sont pas valables. Le problème, c’est que le gouvernement, qui était en retard sur la gestion de la logistique de crise subit de plein fouet la défiance des citoyens. En plus, il y a déjà eu des scandales médicaux en France. Face à une parole politique décrédibilisée, des scientifiques atones, l’opinion publique s’est donc engouffrée vers cette personnalité scientifique d’envergure qui a le seul mérite d’exister, alors qu’en face, c’est le néant, avec des personnels soignants livrés à eux-même, sans masques et oeuvrant dans l’urgence dans un hôpital public exangue. Dans un autre contexte, il n’aurait pas eu cet impact.

Que pensez-vous des prises de position de certaines personnalités politiques en faveur de la prescription de chloroquine ?

S.B: Je trouve que c’est inconséquent et inconscient. Ce ne sont pas des scientifiques, sans aucun recul sur les études, et qui ont néanmoins une influence sur l’opinion publique, ce qui est catastrophique. C’est le cas du maire de Nice Christian Estrosi, qui a indiqué avoir été « guéri » par le traitement hydroxychloroquine / azithromycine, alors que cela ne prouve rien : il fait peut-être partie des 80 % de cas bénins. Et à partir d’un cas individuel, il émet une généralité, ce qui est bien l’inverse d’une démarche scientifique. C’est quasiment de l’obscurantisme, cela relève de la croyance. Et comme beaucoup de gens ont besoin de croire, il fallait bien se douter que de tels propos auraient des conséquences, en France et même au-delà. On aurait pu attendre du couple Véran / Vidal qu’ils clarifient avec force ce genre de situation, tout comme une prise de position aurait été souhaitable de la part des organismes de recherche pour couper court à cette affaire, ce qui n’a pas été fait. Le vide thérapeutique terrifie les malades et les soignants, mais cela ne légitime pas ces comportements extravagants pour combler ce vide.

Entretien réalisé par Benjamin Grinda

Source : La Marseillaise, Benjamin Grinda

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation. 

9 réactions et commentaires

  • J // 22.04.2020 à 08h37

    Il y a à présent de nombreuses études qui confortent le traitement de Raoult, jusqu’au Brésil. Raoult a très bien expliqué pourquoi il considère comme superflue l’exigence du double aveugle : il ne demande pas aux gens, à l’issue du traitement, s’ils se portent mieux, il mesure des choses précises, objectives. Si c’est par effet placebo (ou quelque autre biais de cet ordre) qu’il a obtenu de ce qu’il a obtenu (et bien d’autres l’ont suivi avec les mêmes résultats), alors il est criminel de refuser de recourir à l’effet placebo.

      +4

    Alerter
  • jean-pierre Georges-Pichot // 22.04.2020 à 11h19

    Titulaire de deux doctorats, j’ai personnellement l’expérience d’avoir rédigé deux gros pensums que personne n’a jamais lu. La recherche étant organisée sur la base d’un concours permanent où l’on est jugé au poids du papier noirci, je suis enclin à soupçonner que le docteur Raoult ne soit pas le seul à écrire n’importe quoi pour avoir des sous, et sans, en général, que cela se sache, car il s’écrit beaucoup plus de choses qu’il ne s’en lit.

      +1

    Alerter
    • Chris // 22.04.2020 à 12h26

      Euh… vous n’avez pas développé votre commentaire. Vous voulez prouver quoi ?

        +1

      Alerter
  • Babar // 22.04.2020 à 16h14

    Didier Raout publie certes beaucoup mais dans son cas opposer la qualité et la quantité n’est pas pertinent. Il publie certes beaucoup dans des revues de moyenne importance mais aussi, bien que plus rarement (ce qui aussi est le cas de tous les scientifiques encore que beaucoup de scientifiques ne publient jamais dans les 10 revues majeures généralistes type Nature ou Science) dans de très grandes revues. Et certaines de ses publications notamment sur les virus géants qui sont une de ses découvertes majeures ont réellement modifié des concepts fondamentaux sur ce qu’est un virus.

      +1

    Alerter
  • Francois Marquet // 22.04.2020 à 16h40
  • FrédéricB // 22.04.2020 à 22h34

    Juste pour illustrer les propos de la biologiste, voici deux liens obtenus par Google Scholar, un outil qui permet de « mesurer » la notoriété des chercheurs scientifiques.

    Citation de Didier Raoult :
    https://scholar.google.fr/citations?hl=en&user=n8EF_6kAAAAJ

    Citations d’Albert Einstein :
    https://scholar.google.fr/citations?hl=en&user=qc6CJjYAAAAJ

    On remarque (dans l’onglet « CITED BY ») que D. Raoult est plus cité et que ses index (h-index et i10=index) sont plus élevés que ceux d’A. Einstein…

    C’est sur ces bases (Google Scholar ou CiteSeer) et avec de tels indices que les évaluations des chercheurs sont maintenant effectuées. Ces indices permettent aux « managers de la recherche », qui n’étant la plupart de temps pas des scientifiques ont une grande difficulté à juger de la valeur scientifique de travaux, de distribuer les crédits et ainsi d’orienter le travail des chercheurs.

      +0

    Alerter
    • Babar // 23.04.2020 à 08h57

      D’une part Einstein est le sempiternel contre exemple cité, d’autre part en physique on publie moins qu’en biologie et enfin et surtout Einstein était actif au début du 20ème siècle et Raoult au début du 21ème et la science est un domaine particulièrement évolutif…

        +1

      Alerter
    • Goubliboulga // 26.04.2020 à 08h10

      C’est bien, vous prouvez encore une fois que « comparaison n’est pas raison ».

        +0

      Alerter
  • Lohr64 // 24.04.2020 à 02h50

    Un peu comme tout le monde, j’imagine, je suis depuis deux mois les échanges concernant le « procédé Raoult ».
    Etant Américain d’origine française, je suis a cheval sur deux cultures et je précise cela car ça me permet de voir ce qui se dit sur quoi tant en Europe qu’au USA. Souvent, la synchronicité des dépêches m’alerte sur certains points.
    Ce qui s’est passé en France depuis deux mois et en train de démarrer ici.
    Petit rappel:
    En France: les labos et les régulateurs contre le « procédé Raoult » démonisent la Chloroquine.
    Aux USA: Les MSM pro Démocrates commencent a attaquer la Chloroquine suite aux déclarations de Trump demandant un essai clinique parce qu’il avait une « intuition » que le « procédé Raoult » pourrait marcher.
    Je fait la distinction entre Chloroquine et « procédé Raoult » puisque la démarche officielle a été la même ici et en France: prescription de la Chloroquine en milieux hospitalier pour les cas avancés et graves.
    La présentation du Dr Raoult n’était en aucun cas ambiguë quand au produits utilisés, les posologies et l’administration en début de maladie. Le procédé ne guéri pas en lui-même, il abaisse la charge virale et atténue la réaction dans la seconde phase de la maladie.
    Ça ne convaincra pas tout le monde mais les Russes utilise un procédé a base de Méfloquine (Lariam) et une combinaison d’antibiotiques. Pas vraiment aux antipodes du procédé Raoult.
    Ce qui semble déranger c’est que Trump a pris contrôle des stock disponibles d’ hydroxichloroquine et l’antibiotique associé rendant leur disparition plus difficile.

      +1

    Alerter
  • Afficher tous les commentaires

Les commentaires sont fermés.

Et recevez nos publications