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9.mars.20229.3.2022 // Les Crises

Un an après le coup d’État en Birmanie, le pays est enlisé dans une impasse sanglante

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La communauté internationale peut se sentir impuissante, mais il y a beaucoup de choses qu’elle peut faire — sans avoir besoin de Washington en leader.

Source : Responsible Statecraft, Doug Bandow
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Réactions à l’extérieur de la prison d’Insein lors de la libération par la junte de Birmanie de prisonniers, notamment de personnes ayant manifesté contre le coup d’Etat militaire à Yangon (Birmanie) le 18 octobre 2021. REUTERS/Stringer

La Tatmadaw (l’armée birmane) a fait son premier coup d’État il y a six décennies. L’an dernier en février, les généraux ont réussi leur dernière prise de pouvoir, contre le gouvernement semi-civil qu’ils avaient créé dix ans auparavant. En conséquence, la Birmanie — aussi appelée Myanmar — est en train de sombrer dans le chaos et la guerre civile, avec des forces armées faisant face à des insurrections rurales.

Confrontée à des manifestations imprévues à travers le pays et une désobéissance civile importante, l’armée birmane a déployé la force létale. On pense que la Tatmadaw a tué 1 500 personnes, emprisonné 12 000 (dont environ 9 000 encore en prison), détruit 2 200 structures civiles — dont des maisons — et déplacé 320 000 personnes.

De plus en plus pris pour cible, les soldats répliquent par des atrocités. En décembre, Human Rights Watch a détaillé leur dernière attaque brutale : « Durant une année où les atrocités de l’armée birmane ont été monnaie courante, des rapports crédibles d’un massacre de 11 personnes dont 3 enfants, qui avaient été attachés, fusillés puis brûlés, ont suscité la répulsion et l’indignation. » Cette attaque n’est que la dernière d’une longue liste.

Alors que l’horreur s’étend, le reste du monde reste dans l’ensemble impuissant. Michelle Bachelet, la Haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, s’est plainte que la réponse internationale ait été « inefficace et manque d’un sens de l’urgence qui soit proportionnel à l’intensité de la crise. » Elle conclut que « la responsabilité de l’armée reste cruciale pour toute solution à l’avenir — les gens l’exigent massivement. » Pas seulement les bonnes personnes malheureusement, aussi celles avec des armes.

Sa frustration est partagée par les activistes birmans. Wai Wai Nu a écrit : « alors que nous nous rassemblons de plus en plus nombreux pour demander justice, liberté et démocratie, la communauté internationale a échoué à réellement être solidaire avec nous, publiant de nobles déclarations de condamnation mais ne faisant pas grand-chose de concret pour protéger nos vies. »

Que peut-on faire ? Après leur première prise de pouvoir, les forces armées ont fait face régulièrement à des oppositions, mais leur autorité n’a jamais été sérieusement contestée. Après un soulèvement pro-démocratique, les militaires ont organisé des élections en 1990, que la Ligue nationale pour la démocratie (LND) de Aung San Suu Kyi a gagnées avec une écrasante majorité. La Tatmadaw a refusé de reconnaître les résultats et a organisé une répression politique. En 2007 des moines bouddhistes ont mené une série de manifestations, qui ont été réprimées sans pitié. Chacune de leur côté, de multiples minorités ethniques ont commencé à se battre pour leur autonomie après l’indépendance de la Birmanie.

A partir de 2008, les forces armées ont créé un système hybride avec une façade civile. Sous la nouvelle constitution, la Tatmadaw dirigeait les trois ministères de la sécurité et était assurée d’avoir un quart des sièges parlementaires. Les militaires pouvaient bloquer tout changement constitutionnel et Suu Kyi, une lauréate du Prix Nobel largement vénérée, s’est vu interdire d’exercer la fonction de présidente.

Les généraux s’attendaient apparemment à une opposition fragmentée, ce qui leur aurait permis de diviser, conquérir et continuer à diriger. Cependant, une écrasante majorité de birmans ont voté pour le LND, qui a formé le premier gouvernement civil depuis 1962. Le nouveau parlement a créé le poste de conseiller spécial de l’État pour Suu Kyi, d’où elle gouvernait en réalité « au-dessus » du président. Pourtant, les réformes se faisaient attendre. Freedom House a continué à classer le pays en « non libre » malgré le virage partiel vers une gouvernance civile :

« La transition pour Myanmar d’une dictature militaire à une démocratie a marqué le pas sous la gouvernance de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), qui est arrivée au pouvoir en 2015 lors d’élections relativement libres. Les militaires, connus sous le nom de Tatmadaw, ont conservé une influence considérable sur la politique, et le gouvernement a largement échoué à faire respecter les droits humains et à faire de la paix et la sécurité des priorités dans les zones touchées par des conflits armés.

Une opération militaire en 2017 et le conflit en cours ont forcé des centaines de milliers de personnes de la minorité Rohingya, un groupe ethnique majoritairement musulman, à chercher refuge au Bangladesh, et ceux qui sont restés dans l’Etat de Rakhine continuent à faire face à la menace de génocide. Des journalistes, des activistes et des personnes ordinaires ont encouru des accusations pour crime et de la détention pour avoir porté une voix dissidente pendant 2020, alors qu’une coupure Internet prolongée rendait difficile l’accès à des nouvelles vitales et à l’information dans les Etats de Rakhine et de Chin. »

Malgré tout, la Tatmadaw n’était pas satisfaite. L’élection de novembre 2020 avait été remportée par la LND avec une marge encore plus grande, laissant le parti militaire loin derrrière. La gouvernance civile non seulement s’enracinait, mais la Tatmadaw continuait à perdre de la légitimité.

C’est pourquoi les généraux ont injustement accusé le gouvernement de fraude électorale, arrêté des fonctionnaires et des dirigeants de la LND, et ont nommé Hlaing Premier ministre. La Tatmadaw a prétendu faire respecter la loi, et a menacé des journalistes qui la qualifiaient de « junte » ou de « régime ». Le plan de Hlaing était a priori de fermer la LND, d’exclure Suu Kyi de la politique (via une vague de fausses accusations criminelles), et de manipuler à nouveau le processus politique pour en assurer le plein contrôle à la Tatmadaw.

Les militaires s’attendaient à une soumission généralisée comme auparavant. Cependant, le pays a changé au cours de la dernière décennie. La population est plus jeune, plus expérimentée, et ne veut pas accepter docilement un retour à la dictature. Des manifestations de masse ont éclaté après le coup d’Etat. Elles ont été sauvagement réprimées, selon le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, avec « des tactiques militaires et un armement de combat, incluant fusils semi-automatiques, snipers, et balles réelles. » Les gens organisent maintenant des « flashmob » et des manifestations silencieuses qui s’assemblent et se dispersent rapidement, vidant les rues et les commerces. De plus, la désobéissance civile a fait chuter ou bloqué une grande partie de l’économie, qui l’an dernier a diminué d’un cinquième.

Plus inquiétant pour le régime, l’opposition armée s’étend. Des milices ethniques qui avaient conclu des cessez-le-feu avec les militaires ont à nouveau pris les armes. Des activistes urbains sont également en train de se transformer en résistance violente. « Les groupes résistants ciblent de manière plus sophistiquée les forces du régime et coopèrent plus fortement avec des groupes armées ethniques très différents », rapporte l’analyste Richard Horsey.

La réconciliation semble toujours plus éloignée. Les généraux ont commis trop de crimes pour céder le pouvoir ou participer à un nouveau gouvernement démocratique. Un nombre croissant de birmans rejettent la légitimité de la Tatmadaw et disent vouloir une nouvelle armée diversifiée sous contrôle civil. Aucun côté n’est actuellement assez fort pour prendre l’avantage. Les difficultés auxquelles font face les birmans risquent d’augmenter.

Que peut faire le reste du monde ? Les Etats-Unis ne vont pas entrer en guerre en Birmanie, et sûrement personne d’autre ne le fera. Un embargo sur les armes des Nations Unies ciblerait la Tatmadaw mais risque un veto de la Russie et de la Chine au Conseil de Sécurité. Des sanctions économiques plus sévères affecteraient l’armée — mais également l’ensemble de la société, et aurait peu de chances de faire perdre le pouvoir à la Tatmadaw. Tout le reste s’apparente à ce que l’ONU a appelé « émettre de nobles déclarations de condamnation ».

L’objectif le plus important devrait être de casser le financement de la Tatmadaw et de punir ses dirigeants. Des sanctions économiques pourraient cibler les commandants de l’armée et leurs complices civils. Des restrictions plus étendues, notamment sur la vente de minéraux et d’hydrocarbones, frapperaient aussi bien la population que les militaires. Le gouvernement US devrait consulter le gouvernement d’union nationale en exil, les expatriés et les ONG pour s’assurer que le peuple birman puisse supporter un tel traitement.

Washington devrait promouvoir une coalition élargie en faveur d’une interdiction par l’ONU de ventes d’armes à la Tatmadaw. Cela nécessiterait l’assentiment ou l’acquiescement de la Chine et de la Russie. Afin de les convaincre, Washington devrait centrer son argumentaire sur la stabilité plus que sur la démocratie. La Chine entretenait de bonnes relations avec le gouvernement LND. Des usines détenues par des chinois ont déjà été détruites par des manifestants ; un conflit plus violent mettrait en danger tous les investissements et plans de la Chine. Moscou met aussi en jeu sa relation future avec le pays s’il soutient le régime alors que la résistance civile s’accroît. Armer la Tatmadaw pour combattre son propre peuple garantit l’inimitié de tout régime postérieur à la junte.

Les citoyens et les ONG peuvent aussi contribuer à la cause de la démocratie birmane. Des manifestations publiques et des campagnes de dénigrement pourraient embarrasser le régime et ses soutiens. Les secours pourraient également soutenir financièrement les activistes et la population, qui ont vu leur économie souffrir.

La Birmanie est une tragédie humaine pour laquelle la réponse ne viendra pas de l’étranger. Washington et les autres Etats démocratiques devraient se consacrer à épauler le peuple birman dans sa lutte pour être maître de son avenir. Après six décennies de régime militaire, la Tatmadaw devrait se retirer, au lieu de contraindre ses victimes à la destituer dans la violence.

Source : Responsible Statecraft, Doug Bandow, 07-02-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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4 réactions et commentaires

  • Fabrice // 09.03.2022 à 08h28

    Il est intéressant de rappeler que tout ne tourne pas autour des sujets imposés covid (il existe plus du coup pouf !?) puis crise ukrainienne puis quoi ?

    Que voir le reste du monde continu de tourner pour l’Ukraine j’invite ceux qui veulent approfondir de regarder les sujets sur le site qui traite de la thématique.

    Pour la Birmanie j’ai toujours pensé que ceux qui tapaient sur madame Suu Kyi n’avaient rien compris en la jugeant responsable des maux que l’on reprochaient au pays qu’au lieu de l’enfoncer ils auraient dû renforcer le soutien à son sujet car ils ne faisait que saper son intérêt pour la junte et forcément quand elle fut arrêtée rien n’empêchait ceux-ci d’agir ! chapeau les moralistes d’avoir joués les idiots utiles de cette caste.

    Un petit exemple de ces moralistes qui agissent bien loin des faits spécialistes du « yaka faut qu’elle » https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2017/09/06/birmanie-enigmatique-et-decevante-aung-san-suu-kyi_5181523_3216.html incapable de comprendre que même si elle était la tête du pays officiellement elle était officieusement avec un pouvoir bien ténu face aux militaires qui attendaient la moindre occasion normal à force de vivre dans une monarchie républicaine on oubli que les autres pays de sont pas identiques.

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    • Alinco // 11.03.2022 à 16h48

      C’est aussi ce que j’ai toujours pensé. Pour ce qui est des « pisse-copie » du Monde, rien d’étonnant de leur part.

        +0

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