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9.décembre.20199.12.2019 // Les Crises

Une frappe chirurgicale contre la crédibilité des États-Unis : un paradigme américain vole en éclat – Par Alastair Crooke

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Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 23-09-2019

© Photo: Wikimedia

La frappe chirurgicale de la semaine dernière contre l’installation saoudienne de traitement du pétrole brut, le « joyau de la couronne », est également une attaque précise contre la crédibilité saoudienne, contre la crédibilité du « parapluie » de sécurité américain et une humiliation pour Trump, et en particulier contre l’image des États-Unis comme puissance militaire et de renseignement compétente.

Les États du Golfe font la moue en étudiant maintenant leurs propres vulnérabilités et s’interrogent sur leur dépendance à l’égard de ce parapluie américain. Même le Pentagone pourrait s’interroger sur la question suivante : « Alors, qu’est-ce que cela signifie pour CentCom » à la lumière de ce qui s’est passé ? Et surtout, Israël connaîtra un vent très froid qui fera frissonner sa colonne vertébrale : les Israéliens ne peuvent être qu’impressionnés par le ciblage précis et l’efficacité technique de l’attaque. Assez impressionnant – surtout si l’on considère que l’Arabie saoudite a dépensé 65 milliards de dollars en armement l’an dernier, mais sans succès.

Face à cette humiliation, l’administration américaine a « enfumé » ses alliés : elle a jeté de la poudre aux yeux sur l’origine et le lancement des UAV [Unmanned Aerial Vehicle, soit « véhicule aérien sans humain à bord ou drone », NdT] et des missiles de croisière. « Ce ne peut pas être AnsarAllah (les Houthis), parce qu’une telle opération était sophistiquée au-delà de leurs capacités ». Outre l’orientalisme évident de cette affirmation (car si le Hezbollah peut fabriquer des drones intelligents et des missiles de croisière intelligents, pourquoi les Houthis ne pourraient-ils pas le faire ?), les contributions réelles des uns et des autres à la frappe sur Abqaiq sont-elles vraiment importantes ? Ce qui est le plus révélateur, c’est que les États-Unis – avec toutes leurs ressources massives dans le Golfe – ne peuvent fournir les preuves de l’origine de ces drones à Abqaiq.

En fait, l’ambiguïté sur le modus operandi de la frappe ne représente qu’une couche de plus dans la sophistication de l’attaque.

Les États-Unis « enfument » à propos des sites de lancement principalement pour détourner du fait très évident (mais embarrassant) que la pluie de missiles sur Abqaiq, est due principalement à la guerre saoudienne contre le Yémen (soutenue sans réserve par Trump). Les Houthis ont revendiqué l’attaque ; ils disent qu’ils vont présenter publiquement leurs armes (qui, dans le cas du missile de croisière Houthi Quds 1, n’est certainement pas une simple copie du missile iranien Soumar – voir ici), et promettent de répéter leurs attaques dans un avenir proche.

Ce que la frappe de précision a fait, c’est faire éclater le mythe des États-Unis se faisant passer pour le « gardien » du Golfe et le garant de la circulation du pétrole brut qui alimente les veines d’une économie mondiale fragile. Il s’agissait donc d’une frappe de précision visant le paradigme dominant – et elle a fait mouche directement. Elle a mis en évidence le caractère creux des deux revendications. Anthony Cordesman écrit que « les frappes contre l’Arabie saoudite constituent un avertissement stratégique clair : l’ère de la suprématie aérienne des États-Unis dans le Golfe, et le quasi-monopole américain sur la capacité de frappe de précision, s’estompe rapidement ».

Les Iraniens étaient-ils directement ou indirectement impliqués ? Et bien… ça n’a pas vraiment d’importance. Pour bien comprendre les implications, il faut le voir comme un message commun – venant d’un front commun (Iran, Syrie, Hezbollah, Hash’d a-Shaibi et les Houthis). Il s’agissait de faire exploser la crise des sanctions au sens large: un éclatement stratégique (avec des missiles) du « ballon de baudruche » surgonflé de l’efficacité des tactiques américaines de « pression maximale ». Il a fallu se confronter à la politique de sanctions et de droits de douanes de Trump sur le monde et la faire exploser. La Russie et la Chine sont presque certainement d’accord et applaudissent (discrètement).

Cette approche comporte des risques évidents. Le message sera-t-il entendu correctement à Washington ? Car, comme le souligne Gareth Porter dans un contexte différent, la capacité de Washington à comprendre, ou à « bien lire », l’esprit de ses « ennemis » semble avoir été en quelque sorte perdue – par l’échec de Washington à faire preuve de toute forme d’empathie envers « l’altérité » (iranienne, chinoise ou russe). Les perspectives ne sont donc probablement pas très bonnes. Washington ne « comprendra pas le message », mais au contraire, pourrait aggraver la situation, avec des conséquences potentiellement désastreuses. Porter écrit :

« La frappe d’Abqaiq est aussi une démonstration dramatique de la capacité de l’Iran à surprendre stratégiquement les États-Unis, bouleversant ainsi ses plans politico-militaires. L’Iran a passé les deux dernières décennies à se préparer à un éventuel affrontement avec les États-Unis, et le résultat est une nouvelle génération de drones et de missiles de croisière qui donne à l’Iran la capacité de contrer beaucoup plus efficacement tout effort américain visant à détruire ses ressources militaires et la capacité de viser les bases américaines au Moyen-Orient.

« Le système de défense aérienne de l’Iran a été continuellement mis à niveau, à commencer par le système russe S-300 qu’il a reçu en 2016. L’Iran vient également de dévoiler en 2019 son système de défense aérienne Bavar-373, qu’il considère comme plus proche du système russe S-400, convoité par l’Inde et la Turquie, que du système S-300.

« Ensuite, il y a le développement par l’Iran d’une flotte de drones militaires, ce qui a incité un analyste à qualifier l’Iran de « superpuissance des drones ». Parmi ses réalisations en matière de drones, mentionnons le « drone furtif » Shahed-171 avec missiles à guidage de précision et le Shahed-129, qu’il a conçu à partir du Sentinel RQ-170 des États-Unis et du MQ-1 Predator de l’US Sentinel » [surlignement et liens ajoutés]

Comprendre le message de Porter représente la clé pour comprendre la nature du « grand virage » qui a lieu dans la région. Les avions robots et les drones – tout simplement – ont changé l’analyse stratégique. Les anciennes vérités ne tiennent plus – il n’y a pas de solution militaire américaine simple pour l’Iran.

Une attaque américaine contre l’Iran n’apportera qu’une réponse iranienne ferme – et une escalade. Une invasion américaine complète – comme l’invasion de l’Irak en 2003 – n’est plus dans les capacités américaines.

Il n’y a qu’une réponse politique. Mais pour l’instant, les États-Unis et MbS sont tous deux dans une phase de déni : ce dernier semble croire que la poursuite de la vente partielle d’Aramco pourrait résoudre ses problèmes (bien que les marchés viennent de se réveiller au risque géopolitique pour les actifs, comme Aramco), et Trump semble toujours croire que la pression maximale pourrait encore réussir.

Pour le reste d’entre nous, la « politique » est assez évidente pour l’Arabie saoudite : accepter la défaite au Yémen et, avec elle, son corollaire – s’engager avec l’Iran et la Russie est une condition sine qua non à tout règlement. Certes, cela coûtera cher à MbS, tant politiquement que financièrement. Mais quelle est l’alternative ? Attendre d’autres Abqaiqs ? Pour être juste, il y a des rapports qui indiquent que les Saoudiens comprennent que leur situation est maintenant existentielle. Nous verrons bien.

Et pour Trump, la leçon est claire. La frappe d’Abqaiq aurait pu facilement être pire (avec une plus grande interruption de l’approvisionnement en pétrole). Les marchés pétroliers et plus généralement les marchés ont pris conscience des risques géopolitiques qui pèsent sur la politique de pression maximum de Trump. Et ils deviennent nerveux, alors que le commerce mondial faiblit.

Les manchettes telles que « Des attaques de fin de semaine époustouflantes détruisent 50% de la production pétrolière de l’Arabie saoudite… L’économie peut-elle survivre à un prix du pétrole plus élevé… ? » sont probablement un peu trop alarmistes mais cela ouvre le débat. Une rupture d’approvisionnement pourrait facilement plonger les fragiles économies américaine et mondiale dans une récession si les prix plus élevés devaient être maintenus.

Personne n’en est plus conscient que le président Trump, car ses chances de réélection en 2020 pourraient dépendre de la capacité des États-Unis à éviter la récession. D’une manière générale, les présidents américains qui se présentent pour un second mandat sont toujours réélus, à moins que l’économie ne soit entrée en récession à la fin de leur premier mandat. C’est ce qui est arrivé à Jimmy Carter et George H.W. Bush, qui ont tous deux perdu leur chances de réélection à cause de la récession au cours de leurs mandats.

Déjà, l’Arabie saoudite et Trump sont en train de reculer sur une éventuelle confrontation (de diversion) avec l’Iran (au lieu d’aborder la question du Yémen, qui reste à l’origine des difficultés de l’Arabie saoudite). La question est de savoir combien de temps pourrait durer le déni des failles de la politique de pression maximale sur l’Iran ? Jusqu’aux élections ? Probablement oui. Trump doit caresser l’ego de son électorat – tout en évitant le champ de mines potentiellement mortel de la récession – s’il veut obtenir un deuxième mandat. Et cela signifie se plier à l’obsession des Évangélistes et de l’AIPAC [lobby créé en 1951 aux États-Unis visant à soutenir Israël, NdT] pour l’Iran décrit comme le « mal absolu » de notre époque – une « opportunité » positive pourrait être la fin du règne de Netanyahou (bien que Gantz ne soit pas une « colombe » concernant l’Iran).

Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, 23-09-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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LibEgaFra // 09.12.2019 à 08h33

Et pendant ce temps les bases russes en Syrie visées à de multiples reprises par des escadrilles de drones lancées de bien plus près sont indemnes de toute frappe.

5 réactions et commentaires

  • LibEgaFra // 09.12.2019 à 08h33

    Et pendant ce temps les bases russes en Syrie visées à de multiples reprises par des escadrilles de drones lancées de bien plus près sont indemnes de toute frappe.

      +15

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    • Phil // 09.12.2019 à 17h20

      Avec le système Pantsir pas de problème quand la surface à protéger n’est pas trop grande. Un drone à 30m d’altitude est théoriquement visible à 25km. Le drone houthi UAV-X a une signature radar de F22 car il est en composite et déboule à 240km/h, le km est fait en 15 secondes. Si on le voit à 5000m c’est déjà bien. A Tartouz aux manettes c’est des russes bien entrainés. Les EAU ont 50 systèmes Pantsir, on peut pas dire qu’il font des merveilles avec.
      Avec 4 systèmes Pantsir éloignés les uns des autres de 5km je protège une base sans problème. Avec leur 50 Pantsir les EAU peuvent protéger un cercle de 80km de diamètre.
      En mai quand j’ai vu les caractéristiques de l’UAV-X houthi, j’y ai vu une arme stratégique assez imparable.
      A la portée d’un bon bricoleur.
      Plans et programme via internet.
      Un cout de 2500€ qui permet de saturé une DCA si elle a la possibilité de le voir.
      18kg d’explosifs qui éventre un tanker à 20m et un mur en béton armé à 10m.
      1200 ou 1500km de portée.
      J’y ai des potes et je ne suis pas en guerre contre les USA, mais pour les renvoyer à l’époque Far-west pour 3 à 6 mois j’avais trouver que c’était faisable avec 5 millions de dollars.

        +4

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  • calal // 09.12.2019 à 08h53

    l’arabie saoudite a obtenu des autres membres de l’opep un abaissement de la production de petrole.
    Si la demande de petrole s’effondre pour cause de baisse de la consommation en occident,la seule facon de maintenir les prix,c’est de diminuer la production (venezuela out,irak out,syrie out,iran out,russie sanctionnee…)
    Pourquoi faut il maintenir les prix? pour racketter les consommateurs,maintenir la rentabilite du schiste aux us?,maintenir les revenus qui servent a rembourser des prets contractés pour construire des conneries inutiles etc…
    pis si le prix du petrole baissait,ca ferait desordre pour la transition ecologique et toussa…

      +9

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  • Kokoba // 09.12.2019 à 15h43

    Article un peu vieux mais le sujet reste d’actualité.

    Le monde vient de se rendre compte que la défense anti-aérienne des USA, c’est du pipeau.
    Les patriots, çà vaut rien du tout.

    Encore un petit effort et on se rendra aussi compte que la défense AA du pays qu’il ne faut pas nommer laisse aussi beaucoup à désirer.
    Malgré toute la propagande, l’Iron Dome ne vaut pas grand chose.

    A l’heure actuelle, seule la Russie a un système qui tient la route.
    Et encore, a condition, qu’il soit complet, bien installé, bien configuré, avec des opérateurs bien formés (et pas saoul à la vodka)
    Et de toute manière, il ne faut pas lui demander une efficacité 100%.
    Cela n’existe pas.

      +4

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  • Casimir Ioulianov // 09.12.2019 à 16h40

    Tiens d’ailleurs les actions ARAMCO ont commencé à être mises en ventes , pour les Saoudiens … qui ne se bousculent pas au portillon malgré le certificat d’investissement « Halal ». (Les gardiens des lieus saints ont sans doute saigné la boite avant , au couteau , en disant une prière…)
    Malgrès le Saint certificat, ni la City, ni Même Wall-Street n’en on voulu, le truc est côté à Ryad , un marché qui assure comme chacun le sait la parfaite transparences des entreprises qui y sont cotées (doux euphémisme). Ça sent « l’investissement du siècle », genre qui ferait passer Madoff pour un Saint homme.
    Pour en revenir au pétard, je vois pas pourquoi un « gugus dans un garage » au fin-fond du Yemen serait incapable de programmer ce qu’on faisait dans les années 1970 avec les exocets. En pratique plein de composants sont sourçables facilement, voir dans nos poubelles et pour qui bosse en terrain connu il n’y a pas besoin d’un guidage complexe.
    Enfin les Russes ont pas eut de problèmes de drones parce qu’ils ont de la DCA (Pantsir) avec des radars capables de faire la différence entre une mouette et un DJI. Le patriot est conçu pour intercepter des avions … et pas des petits. Déjà pendant la guerre d’Irak en 91 ils avaient du mal avec les skuds à Saddam qui sont pourtant de gros jouets. Si Israël a développé son propre système contre les roquettes après en avoir acheté ; c’est pas un hasard.

      +3

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