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14.juin.202014.6.2020 // Les Crises

La « position discutable » d’une juge sur les armes nucléaires

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Source : Consortium News, Brian Terrell
Traduit par les lecteurs des Crises

Intéressante archive de novembre 2019 dans la suite de notre série « Nucléaire / Armements stratégiques ».

« La question de savoir si les armes nucléaires sont effectivement illégales en vertu du droit international ou national (une position discutable) n’est ni pertinente ni une question qu’il convient d’examiner dans cette affaire », a statué Lisa Godbey Wood, juge à la cour du district sud de Géorgie, ce vendredi 18 octobre, tard dans la soirée. Cet injonction de dernière minute, limitant les droits de la défense de sept militants antinucléaires lors d’un procès qui a débuté le lundi 21 au matin, a fait d’un bref procès une conclusion inéluctable. De plus, cela a rendu leurs condamnations pratiquement sûres, bien mieux que des preuves que pourrait éventuellement entendre un jury non encore constitué.

Le procès concernait sept catholiques qui, le 4 avril 2018, jour du 50e anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King, ont coupé une clôture et sont entrés dans la base sous-marine navale de Kings Bay en Géorgie, port d’attache de six sous-marins nucléaires Trident puis, dans un acte de désarmement symbolique, ils ont versé des bouteilles de leur propre sang sur des plaques militaires et ont martelé des sculptures de missiles nucléaires.

Lors d’une décision antérieure du 26 août, alors que les militants faisairnt valoir que leurs actes étaient protégés en vertu de la Loi sur la restauration de la liberté religieuse (RFRA) [Loi fédérale de 1993 sur la restauration de la liberté religieuse qui « garantit la protection des intérêts en matière de liberté de religion », NdT], le juge Wood a reconnu que « les actes des défendeurs à Kings Bay étaient l’expression de leurs convictions religieuses sincères stipulant qu’ils devaient agir contre la présence d’armes nucléaires à Kings Bay » et que leurs actions étaient « des « actes religieux » au sens de la RFRA ».

« Les lois citées ont résulté en des « pressions importantes » sur les prévenus afin qu’ils ne pratiquent pas leur religion comme ils l’ont fait à Kings Bay », a poursuivi la juge Wood. Elle a également reconnu que les lois en question leur imposaient un lourd fardeau. La juge Wood a néanmoins décidé que l’« intérêt impérieux » du gouvernement était d’avoir des armes nucléaires et que cela primait sur toute autre considération.

A partir de la droite, l’auteur et deux autres activistes de Voices for Creative Nonviolence, Kathy Kelly et Sarah Ball, devant le palais de justice de Brunswick. (Kings Bay Plowshares 7)

Restriction des thèses des accusés

Lors du procès, les militants ont été autorisés à expliquer au jury « leurs croyances subjectives sur la religion mais aussi le caractère immoral et illégal des armes nucléaires », mais, a-t-elle mis en garde, trop de « témoignages et de discussions sur ces sujets risquent de créer un préjudice injuste, de semer la confusion, d’induire le jury en erreur, de retarder indûment, de faire perdre du temps ou de présenter inutilement des preuves accablantes ». En fait, les accusés ont été autorisés à présenter des preuves de leurs convictions religieuses sur le caractère illégal des armes nucléaires, mais sans pour autant pouvoir expliquer les faits qui sous-tendent ces convictions.

La juge Wood a décrété que l’un des témoins experts pourrait embrouiller et induire le jury en erreur, il s’agissait du professeur Francis Boyle de l’Université de l’Illinois. Il avait soumis une déclaration juridique détaillée pour la défense des militants, notant que les traités américains, y compris tant les Conventions de Genève interdisant les armes de destruction massive que la condamnation des armes nucléaires par la Cour internationale de Justice, entre autres, font partie du droit international auquel le gouvernement des États-Unis et ses citoyens sont tenus de se conformer.

La professeure Jeannine Hill Fletcher, théologienne de l’Université Fordham, a également été disqualifiée comme témoin. Elle n’a pas été autorisée à déclarer que les actes des activistes étaient fondées sur des croyances religieuses sincères dans le contexte de leur foi catholique. Le jury n’a pu prendre connaissance que des croyances subjectives des accusés concernant les enseignements de leur église au sujet de la guerre et les armes nucléaires, mais il n’a pas été considéré pertinent de préciser la teneur de ces enseignements ou de vérifier si les croyances subjectives des accusés étaient bien éclairées.

Lors du procès, les jurés ignoraient tout de l’ordonnance de la juge Wood, mais ils ont été très clairement troublés par l’incidence qu’elle avait sur les témoignages qu’ils ont entendus, comme en témoignent les notes qu’ils ont transmises au juge pour clarification. « Est-il vrai qu’il y a des missiles nucléaires à Kings Bay ? » a voulu savoir un juré, une question restée sans réponse considérée comme non pertinente.

L’USS Pittsburgh entrant dans la base sous-marine navale de Kings Bay lors d’une visite de routine en 2011. (U.S. Navy/James Kimber)

Questions sans réponse

Le fait que les prévenus aient laissé cette question ainsi que d’autres questions tout aussi décisives en suspens et sans réponse aurait facilement pu donner au jury l’impression qu’ils ne savaient tout simplement pas de quoi ils parlaient, qu’ils n’agissaient pas sur la base de faits connus concernant Kings Bay et le danger des armes nucléaires mais sur la base de rumeurs, conjectures ou propagande d’ennemis de la nation, voire que c’étaient là des délires paranoïdes.

L’accusé Carmen Trotta a ainsi pu dire au jury : « Un quart de l’arsenal nucléaire américain l’arme la plus sophistiquée de notre planète, est déployé à partir de Kings Bay. Si elles sont utilisées, elles détruiront toute vie sur terre. Elles ne peuvent en aucun cas être légales », mais il ne lui a pas été permis de dire pourquoi il croyait que c’était vrai.

Martha Hennessy a pu parler de l’enseignement social catholique qu’elle a appris de sa grand-mère, Dorothy Day, et de sa conviction que « Nous, notre pays, beaucoup de pays, remplaçons Dieu par ces armes. Nous ne mettons pas notre foi en Dieu. Nous devons étudier les enseignements chrétiens ; mettre notre confiance en ces armes est de l’idolâtrie », mais on n’a pas fourni au jury le contexte qui lui aurait permis de discerner si sa croyance, aussi « sincère fût-elle », trouvait son origine dans les enseignements officiels et réguliers de son Église, ou de sa propre conviction personnelle, peut-être mal inspirée.

Les procureurs du gouvernement ont profité de l’ordonnance de bâillonnement qui a muselé le témoignage des inculpés. Parfois, ils semblaient pousser ces derniers jusqu’à la limite de ce qui leur était permis, dans le seul but d’avoir quelque chose à objecter. Un procureur a harcelé Clare Grady dans une tentative de la faire paraître arrogante, suggérant qu’elle s’était placée au-dessus de la loi, revendiquant le droit d’éteindre les feux rouges si elle le voulait, s’arrogeant « le pouvoir d’annuler la volonté des 320 000 000 de personnes ayant élu des représentants au Congrès afin qu’ils légifèrent ».

« Vous pensez que votre opinion personnelle est la loi suprême de ce pays ! » l’a-t-il interpellée. Alors que le procureur parlait librement de la loi suprême du pays, Clare et les autres témoins de la défense en étaient empêchés. S’il avait été autorisé à témoigner, Boyle aurait pu expliquer au jury que l’expression « loi suprême du pays » n’est pas une notion abstraite ou malléable et que la loi suprême du pays à laquelle Clare obéissait n’était pas son caprice personnel du moment, mais quelque chose de clairement défini à l’article VI de la Constitution américaine :

« tous les traités conclus ou qui seront conclus sous l’autorité des États-Unis constitueront la loi suprême du pays ; et les juges de chaque État seront liés par celle-ci, nonobstant toute disposition contraire de la Constitution ou des lois d’un État. »

Condamnations expéditives

Le jury a condamné chacun des sept accusés pour quatre chefs d’accusation en moins de 90 minutes. Ils risquent jusqu’à 25 ans de prison.

La décision de la juge Wood concernant les témoignages non pertinents est suffisamment inquiétante, mais son jugement entre parenthèses selon lequel l’illégalité des armes nucléaires est « non démontrée » montre un parti pris irrationnel et dangereux qui, en soi, aurait dû la disqualifier, tout au moins dans ce procès. Qu’il soit illégal de fabriquer, entretenir et menacer d’utiliser des armes nucléaires est établi de façon ferme et dans équivoque comme étant la « Loi suprême du Pays ; et les Juges de chaque État sont liés par celle-ci, nonobstant toute disposition contraire de la Constitution ou des lois de tout État ».

Trois mois avant de me trouver dans la salle d’audience de Brunswick, en Géorgie, où ce déni de justice s’est produit, j’étais en Europe, campant devant (et y faisant parfois une visite non autorisée) une base aérienne allemande à Buechel. Un escadron de l’armée de l’air américaine y gère la maintenance de 20 bombes nucléaires B61, prêtes à être chargées sur des chasseurs bombardiers allemands, sur ordre des gouvernements américain et allemand.

Le général Roger Brady, à gauche, observe la procédure de désarmement d’une bombe nucléaire B61 sur une ogive « factice » dans un bunker souterrain de la base aérienne Volkel. (U.S. Air Force, Wikimedia Commons)

Tant les États-Unis que l’Allemagne sont signataires du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (NPT), qui interdit aux États-Unis de partager des armes nucléaires avec un pays quelconque et qui engage l’Allemagne :

« …. à ne pas être destinataire, de quelque cessionnaire que ce soit, de transfert d’armes nucléaires ou d’autres dispositifs explosifs nucléaires ou d’en avoir le contrôle directement ou indirectement… ou d’acquérir autrement des armes nucléaires ou autres dispositifs explosifs nucléaires… »

Les États-Unis soutiennent que les interdictions signées dans le NPT et les autres traités et accords de désarmement ne sont valides qu’en temps de paix. La logique est que, s’il y a une guerre nucléaire, le NPT n’aura à ce moment là pas réussi à sécuriser la paix et sera donc nul et non avenu. Entre-temps, les armes nucléaires stockées à Buechel et dans les bases de cinq autres pays de l’OTAN sont la propriété des États-Unis.

Cela semble absurde à première vue. Considérer que les accords de désarmement ne sont en vigueur qu’en temps de paix, c’est comme être végétarien entre les repas. D’autre part, il est vrai que si (quand ?) l’ordre est donné de charger ces bombes nucléaires américaines sur des avions allemands pour être larguées sur des cibles prédéterminées, à ce moment-là toute notion de droit, d’accords et de coopération entre nations, de bienveillance humaine et de simple décence, est nulle et non avenue. Personne ne sera protégé et personne ne sera tenu pour responsable du chaos et de la destruction qui s’ensuivront. Il n’y aura pas de procès de Nuremberg après la Troisième Guerre mondiale.

Dans son témoignage devant un tribunal de Géorgie, Clare Grady a expliqué que « nous avons utilisé le mot « omnicide » en décrivant une banderole qu’elle avait aidé à accrocher à Kings Bay ». L’omnicide, explique-t-elle, est « un mot qui n’existait pas avant l’ère nucléaire – la mort de tout être vivant. On a mis une bande de scène du crime parce que le Trident [missile nucléaire, NdT] est le plus grand crime que nous connaissions. »

Le doute de la juge Wood quant à l’illégalité des armes nucléaires, sa conviction que les armes de destruction de tous les êtres vivants sont légales et doivent être protégées, montre, au mieux, une ignorance coupable de la loi, voire un mépris total de celle-ci. Si, par contre, elle a raison et que le meurtre de toute vie est légal et que les actions visant à éviter l’« omnicide » [mot non traduit en français, NdT] sont criminelles, alors, l’institution judiciaire a-t-elle encore quelque utilité que ce soit ?

Si la juge Wood a raison et si s’opposer à la destruction de la création tout entière et à l’assassinat de tous est la croyance non pertinente et subjective de certains chrétiens, et non une obligation constitutive et essentielle de notre foi, alors à quoi sert le Christianisme ?

Ce sont là quelques-unes des interrogations cruciales, mais, espérons-le, non les dernières, que Lisa Godbey Wood a soulevées pour nous dans la salle d’audience à Brunswick. Je prie pour qu’elle, mais aussi que s’y penchent avec le zèle et le courage dont les 7 Plowshares de Kings Bay ont fait preuve le 4 avril 2018.

Brian Terrell, brian@vcnv.org, est coordinateur de Voices for Creative Nonviolence.

Source : Consortium News, Brian Terrell, 18-11-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.


Des militants antinucléaires condamnés s’expriment : « Le Pentagone a fait du lavage de cerveaux »

Source : Consortium News, Marjorie Cohn – 30-10-2019
Traduit par les lecteurs des Crises

Le jury qui a condamné les 7 de Plowshares [Plowshares est un mouvement pacifiste et anti-nucléaire chrétien, NdT] de Kings Bay s’est auto-proclamé indifférent aux risques posés par les armes nucléaires. Le juge et le procureur ont dénié aux accusés le droit d’essayer de les sensibiliser sur le sujet, rapporte Marjorie Cohn.

Lancement d’un missile balistique Trident II D-5 à partir du sous-marin USS Kentucky lors d’un essai en 2015. (U.S. Navy/Wikimedia Commons)

Les sept militants pacifistes catholiques qui ont été condamnés le 24 octobre pour leur action symbolique de protestation contre les armes nucléaires à la base navale de Kings Bay, en Géorgie, doivent désormais patienter deux à trois mois pour connaître le verdict. Ils encourent plus de 20 ans de prison.

Dans une interview exclusive accordée à Truthout, l’une des accusées, Martha Hennessy, a déclaré : « Nous vivons dans l’incertitude quant à la durée des peines de prison, mais nous nous réjouissons d’avoir réussi à attirer l’attention sur l’utilisation de la base navale de Kings Bay, dans le sud de la Géorgie. »

La base navale de Kings Bay abrite des sous-marins nucléaires. Chacun est armé de deux douzaines de missiles balistiques Trident D5, dont chacun est 30 fois plus puissant que la bombe atomique que les États-Unis ont lâchée sur Hiroshima en 1945. Les sept militants pour la paix – Martha Hennessy, Mark Colville, Clare Grady, le père jésuite Stephen Kelly, Patrick O’Neill, Carmen Trotta et Elizabeth McAlister, qui sont collectivement connus sous le nom des 7 de Plowshares de Kings Bay – ont été condamnés par un jury fédéral de Géorgie pour conspiration, destruction de biens sur une station navale, dégradation de biens publics et intrusion suite à leur incursion sur la base le 4 avril 2018.

Ils ont pénétré dans la base en amenant des marteaux, des biberons contenant leur propre sang, du ruban de marquage pour les scènes de crime, une copie du livre de Daniel Ellsberg, The Doomsday Machine : Confessions of a Nuclear War Planner et un réquisitoire accusant le gouvernement américain de crimes contre la paix. Ils ont coupé une clôture et sont entrés dans la base sans être repérés. Ils ont endommagé un monument à la gloire du Trident en tapant dessus au marteau, ont versé leur sang et ont laissé sur place un panneau sur lequel était inscrit : « La logique ultime du Trident est l’homicide ». Ils se sont rendus sur trois des sites de la base, dont un bunker de stockage d’armes nucléaires où ils ont endommagé des statues et ont versé leur sang sur divers édifices.

« Nous comprenons que l’État fasse preuve d’une sévérité exceptionnelle, et nous ne sommes pas surpris par le verdict de culpabilité sur tous les chefs d’accusation », a déclaré Hennessy à Truthout. « A l’époque du retrait des traités sur le nucléaire et de la propagande belliciste en politique étrangère, nous en sommes réduits à nous demander ce que l’avenir réserve au monde. »

Un jury qui avoue de lui-même être indifférent

Le jury qui a condamné les 7 de Plowshares de Kings Bay a avoué être indifférent aux risques posés par les armes nucléaires. Le juge et le procureur ont dénié aux accusés le droit d’essayer de les sensibiliser sur le sujet, rapporte Marjorie Cohn.

Sam Husseini, directeur des communications à l’Institute for Public Accuracy, une ONG de gauche, a assisté aux trois jours de de procès. Il a déclaré à Truthout : « Le procès était discrètement dirigé de manière insidieuse, le juge et l’accusation travaillant main dans la main. Les accusés ont été autorisés à exprimer leurs convictions religieuses et, dans une certaine mesure, à faire le lien avec les armes nucléaires. Cependant, tout cela a été présenté comme subjectif, et les témoignages d’experts en droit international, ainsi que la justification et la nécessité d’une action urgente ont été écartés. »

Les accusés, qui ont dit qu’ils se conformaient au commandement du prophète biblique Isaïe de « forger des socs de charrue à partir des épées », se sont vu refuser le droit d’invoquer l’état de nécessité, c’est-à-dire de commettre un acte illégal afin de sauvegarder un intérêt supérieur. On leur a également refusé le droit d’invoquer la loi sur le rétablissement de la liberté religieuse, qui « garantit que les intérêts de la liberté religieuse sont protégés ». Ainsi, ils en étaient réduits à témoigner de leurs raisons – subjectives – d’agir.

L’avocat de la défense Bill Quigley a déclaré à Truthout : « Les accusés ont été autorisés à évoquer brièvement leurs objections d’ordre moral à l’égard des armes nucléaires, mais ils ont rapidement été coupés ». La défense n’a pu produire aucun élément ou témoignage extérieur ».

Husseini a ajouté : « La manière dont le juge a mené les débats n’a pas permis de faire ressortir que la maison était en feu – ni même qu’il y avait une maison. [Le jury] n’a pas reçu un éclairage objectif sur la réalité des armes nucléaires, la menace qu’elles représentent, ni sur leur évidente illégalité. »

S’exprimant pour Truthout à l’occasion d’un échange exclusif de courriels, l’avocat de la défense Patrick O’Neill a relaté une anecdote qui souligne encore davantage combien ce jury reflétait l’ignorance généralisée des risques nucléaires aujourd’hui aux États-Unis.

« Quand la juge Lisa Wood a demandé à l’ensemble du jury : « L’un d’entre vous a-t-il une opinion tranchée sur les armes nucléaires – pour ou contre, levez la main, s’il vous plait ? » Sur 73 personnes présentes, aucune n’a levé la main » a déclaré M. O’Neill à Truthout. C’est révélateur, les gens qui vivent dans les affres de l’ère nucléaire, à minuit moins deux minutes sur l’horloge de l’apocalypse, en sont venus à considérer [les armes de destruction massive] comme sans importance. Les armes nucléaires en état d’alerte 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sont maintenant un élément « normal » de la vie des gens.

O’Neill a ajouté : « Le Pentagone a fait du lavage de cerveau pour que les gens accordent leur confiance à un gouvernement qui met en péril la terre entière et la vie telle que nous la connaissons. C’est pour ça qu’on est allés à Kings Bay, en espérant provoquer un sursaut chez les gens. »

Le sous-marin d’attaque de classe Los Angeles USS Pittsburgh se dirige vers la base navale sous-marine Kings Bay pour une visite de routine en 2011. (U.S. Navy/James Kimber, Wikimedia Commons)

Interdiction d’invoquer l’état de nécessité

Si le juge avait permis aux militants pour la paix d’invoquer l’état de nécessité – en d’autres termes, en faisant valoir que leurs actions étaient nécessaires pour éviter l’utilisation d’armes nucléaires – le jury aurait pu prendre une décision très différente. De nombreux éléments démontrent l’état de nécessité.

Pour appuyer son argumentation, Quigley a expliqué dans son mémoire que la démonstration de l’état de nécessité requiert de la défense quatre éléments :

(1) qu’elle se trouvait contrainte à choisir entre deux maux et qu’elle a choisi le moindre. « Par définition, l’emploi d’armes nucléaires ne peut faire de distinction entre cibles civiles et militaires. Chacun des nombreux missiles nucléaires Trident conservés à Kings Bay représente une puissance de feu plusieurs fois supérieure à celle utilisée par les États-Unis à Hiroshima et Nagasaki. »

(2) qu’elle croyait sincèrement et a agi raisonnablement pour prévenir un mal imminent. Le Bulletin des scientifiques de l’atome affirme que le monde est plus proche que jamais de la dévastation nucléaire. Le président Donald Trump a déclaré à plusieurs reprises que « toutes les options sont sur la table » et a menacé la Corée du Nord de « feu et de fureur comme le monde n’en a jamais vu ».

(3) qu’elle croyait raisonnablement que son action pouvait contribuer à éviter ce mal. « Ce n’est qu’en rendant symboliquement ces armes nucléaires inoffensives que nous avons un espoir de désarmement réel. »

(4) qu’elle croyait raisonnablement qu’il n’y avait pas d’alternative légale à l’infraction à la loi. « Depuis des décennies, les accusés parlent, écrivent, prient, pétitionnent et font pression en faveur du désarmement nucléaire et de la paix. Il ne reste plus que de telles actions pour faire bouger les lignes. »

Dans son mémoire, Quigley cite le Nuclear Posture Review [le document qui précise la doctrine nucléaire des USA et est revu périodiquement, NdT] de 2018, qui permettrait aux États-Unis de répliquer à une attaque non nucléaire au moyen d’armes nucléaires. L’horloge de l’apocalypse, mise à jour par le Bulletin des scientifiques de l’atome, continue d’être à minuit moins deux minutes. Les États-Unis refusent de se joindre à la majorité des pays du monde pour ratifier le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires.

Trump a fait sortir les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, et il pourrait bien se retirer du nouveau traité START [traité de réduction des armes stratégiques négocié entre les États-Unis et l’Union soviétique puis la Russie dans les années 1990, NdT] « ce qui laisserait les armes nucléaires hors de tout contrôle », écrit Quigley.

Pour Ellsberg, les inculpés avaient « absolument le droit » d’invoquer l’état de nécessité. Comme il l’a dit dans une déclaration à l’Institute for Public Accuracy, « une action qui serait illégale dans d’autres circonstances peut être reconnue comme légale dès lors qu’on peut raisonnablement la considérer comme nécessaire pour éviter un péril plus grand encore. C’est le cas pour l’omnicide, c’est-à-dire le meurtre collatéral de quasiment tous les êtres humains de la planète dans une guerre où les missiles nucléaires des sous-marins Trident seraient lancés ».

Le juge a estimé que les accusés auraient pu dénoncer les armes nucléaires sans entrer illégalement à Kings Bay et qu’ils auraient pu recourir au processus politique pour infléchir la politique nucléaire. Mais, écrit Quigley dans sa requête en réexamen, « il n’y a absolument rien de factuel dans le dossier » à l’appui des conclusions du juge. En fait, la défense a essayé sans succès de présenter des preuves que les accusés avaient essayé de faire changer les choses par le recours au processus politique « pendant des décennies sans succès ».

Dans une déclaration déposée auprès du tribunal, Ellsberg s’est exprimé sur l’importance de la désobéissance civile :

Ce n’est qu’au terme de campagnes de désobéissance civile généralisées qui ont sensibilisé le public et lui ont fait prendre conscience des enjeux […] liés au droit de vote des femmes, aux droits civils et au droit de se syndiquer, que les processus électoral, législatif et juridique se sont mis en mouvement pour étendre et protéger ces droits d’une manière que nous tenons aujourd’hui comme des acquis fondamentaux en démocratie.

Interdiction de faire témoigner un expert

Quigley a écrit : « Fait révélateur, le magistrat a accordé au gouvernement le droit d’empêcher le jury d’entendre l’argumentaire sur les armes nucléaires sans, ne serait-ce qu’une fois, débattre ni même reconnaître l’incontestable risque de mort qu’elles représentent. »

De plus, le juge a rejeté la demande présentée par la défense de faire témoigner le professeur Francis Boyle pour son expertise sur l’illégalité des armes nucléaires en droit international comme en droit américain. « Ces prévenus ont agi légalement et raisonnablement pour faire obstacle à des crimes inacceptables et fondamentalement interdits, les crimes de guerre », a écrit Boyle dans une déposition. Il a conclu que les accusés ne nourrissaient pas l’intention criminelle qui pourrait leur valoir une condamnation pour ces chefs d’inculpation.

Mais, autant « les convictions subjectives des prévenus quant à l’illégalité des armes nucléaires peuvent constituer des éléments de contexte pertinents, autant la question de savoir si les armes nucléaires sont ou non illicites en droit international ou national (une affirmation douteuse) n’est pas pertinente et hors sujet dans cette affaire », a écrit la juge Lisa Godbey Wood.

Interdiction d’invoquer la défense de la liberté religieuse

La juge a également rejeté la requête de la défense selon laquelle l’accusation avait contrevenu au droit à la pratique religieuse, qui est garanti par le Religious Freedom Restoration Act (RFRA). Bien que le juge ait conclu que les accusés avaient, de premier abord, montré qu’ils constituaient un cas de défense RFRA, le ministère public a fait valoir de manière convaincante son intérêt à poursuivre les accusés pour leurs actes à Kings Bay en invoquant la sécurité des biens et des personnes qui y vivent, ainsi que le fonctionnement de la base.

La défense, cependant, a fait reconnaître à Scott Bassett, officier des communications de la base de Kings Bay, qu’il avait fait savoir au Washington Post que les protestataires n’avaient menacé ni le personnel ni les biens, et qu’aucune des installations militaires de la base – y compris les sous-marins et systèmes d’armement – ne s’en étaient trouvée endommagée.

Réactions au verdict

Les 7 de Plowshares de Kings Bay demandent aux gens de signer une pétition mondiale sollicitant de toute urgence que les accusations portées contre eux soient abandonnées.

La militante pour la paix et colonelle à la retraite Ann Wright a résumé l’ironie de la poursuite des 7 de Plowshares de Kings Bay, en écrivant sur Facebook : « Les armes nucléaires américaines sont si mal protégées que les 7 ont pu entrer dans la zone plus sécurisée ! On devrait les récompenser pour avoir souligné à quel point les armes sont mal gardées, au lieu de les juger !!!! »

« Je ne pense pas avoir commis de crime », a déclaré l’accusée Liz McAlister dans Democracy Now ! « Je pense que le crime c’est les armes. Le crime, c’est l’argent dépensé pour les armes. Le crime, c’est l’argent prélevé sur les besoins réels de notre pays et de notre monde pour l’engloutir dans ces armes de destruction massive. Et nous devons arrêter ça. Et c’est le message que je veux continuer à soutenir. »

Depuis, l’avocat de la défense Quigley a confié à Truthout qu’il pensait que ce verdict allait « faciliter les condamnations et compliquer les défenses » à l’avenir.

« Si le jury avait pu entendre ce qui est factuel au sujet des bombes nucléaires qui se trouvent à Kings Bay – avec 3 800 fois la puissance destructrice d’Hiroshima et la possibilité réelle de mettre fin à toute vie sur la planète – il aurait probablement pris une décision différente quant à la légalité de ce que ces personnes courageuses ont fait », a-t-il déclaré.

Marjorie Cohn est professeure émérite à la Thomas Jefferson School of Law, ancienne présidente de la National Lawyers Guild, secrétaire générale adjointe de l’International Association of Democratic Lawyers et membre du comité consultatif de Veterans for Peace. Son livre le plus récent est « Drones and Targeted Killing : Legal, Moral, and Geopolitical Issues ». [drones et assassinats ciblés : Questions juridiques, morales et géopolitiques, NdT].

Source : Consortium News, Marjorie Cohn

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Commentaire recommandé

LibEgaFra // 14.06.2020 à 14h51

Pour tous les pays normalement constitués, les armes nucléaires sont des armes dissuasives, sauf pour les USA pour qui elles sont des armes offensives à utiliser en première intention.

5 réactions et commentaires

  • Actustragicus // 14.06.2020 à 12h16

    J’ai l’impression de voir rejouer Antigone…

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  • LibEgaFra // 14.06.2020 à 14h51

    Pour tous les pays normalement constitués, les armes nucléaires sont des armes dissuasives, sauf pour les USA pour qui elles sont des armes offensives à utiliser en première intention.

      +8

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    • Anonymement // 14.06.2020 à 16h02

      La diplomatie anglaise a également affirmé qu’elle se réservait le droit à mener une frappe nucléaire « préventive » contre la Russie.
      Rien que des gens civilisés, les anglo-saxons.

        +5

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    • marc // 15.06.2020 à 14h50

      Pour l’instant, depuis 1945, les USA n’ont pas récidivé, votre stress est justement un effet direct de leur politique de dissuasion.

        +0

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  • Blabla // 14.06.2020 à 18h39

    Ironiquement, c’est une minorité religieuse (aux USA) tellement décriée (chez nous) pour une indifférence enverss les affaires du monde qui agit contre le risque ultime. Si la cause de la vie était la priorité, tous les mouvements religieux et humanitaires devraient assiéger le tribunal pour les soutenir, mais comme la concurrence prime, on les laussera condamner. En attendant, les USA se rapprochent d’une guerre civile qui pourrait faire sauter tous les freins…

      +0

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