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5.août.20165.8.2016 // Les Crises

La Cour de Karlsruhe valide sans conviction le programme OMT de la BCE, par Romaric Godin

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0505Source : La Tribune, Romaric Godin, 21/06/2016

Les juges de Karlsruhe ont dû s'admettre vaincus par la Cour de Luxembourg. (Crédits : Reuters)

Les juges de Karlsruhe ont dû s’admettre vaincus par la Cour de Luxembourg. (Crédits : Reuters)

Les juges constitutionnels allemands ont validé l’OMT, un programme de rachats de titres de la BCE, quatre ans après son lancement. Mais c’est une décision contrainte par la cour de justice de l’UE.

C’est l’épilogue d’un long feuilleton débuté en 2012 et qui a vu des allers-retours entre Francfort, Luxembourg et Karlsruhe. Ce mardi 21 juin, la Cour constitutionnelle (Verfassungsgericht) allemande, qui siège dans cette dernière ville, a finalement, près de quatre ans après son annonce, jugé conforme à la Loi fondamentale allemande (la constitution de la République fédérale) le programme OMT de la BCE. Ce programme, baptisé en anglais de Francfort « Outright Monetary Transactions » (transactions monétaires totales) prévoit de pouvoir racheter une quantité illimitée de dette d’un pays attaqué sur les marchés moyennant le placement de ce pays sous un « programme d’ajustement » (autrement dit, un plan d’austérité) du Mécanisme européen de Stabilité (MES).

Qu’est-ce que l’OMT ?

Annoncé dès la mi-juillet 2012 par Mario Draghi dans un célèbre discours londonien où il s’était engagé à faire « tout ce qu’il faut » (« whatever it takes ») pour sauver l’euro, le programme OMT a été lancé officiellement le 6 septembre 2012. Mais il n’a jamais été utilisé. Sa présence dissuasive a en effet été suffisante pour calmer les esprits et dissuader les investisseurs de vendre en masse leurs titres de dettes de la zone euro. La BCE offrait avec l’OMT au marché une « assurance vie » qui a même déterminé certains opérateurs à revenir vers les pays en crise qui offraient de bons rendements. Avec l’OMT, la première phase de la crise, celle de la dette souveraine et de ses tensions sur les « spreads » (« écarts de taux ») était terminée. La crise prenait une tournure plus économique avec la récession liée à l’austérité et ses conséquences à long termes au niveau social, politique et sur les prix.

Les arguments des plaignants

Dès l’annonce de ce programme, un certains nombres d’associations allemandes, attachées au principe de l’ordolibéralisme, avaient porté plainte contre l’OMT, jugeant qu’il s’agissait là d’une façon détournée de financer les budgets des Etats « mauvais élèves ». Selon eux, le rachat, même sur le seul marché secondaire, revenait à « subventionner » par la baisse des taux le marché primaire et donc à apporter un effet de distorsion du marché pour les pays qui ne respectent pas les grands équilibres budgétaires. Pour ces plaignants, ce programme revient à transférer le risque budgétaire des « mauvais élèves » vers les « bons élèves » par la banque centrale. Les pertes liées à ces rachats sont en effet assumées en partie par les banques centrales nationales, donc par les contribuables. Comme pour les autres programmes de la BCE lancé depuis le début de la crise, l’affaire a été portée devant la Cour de Karlrsuhe.

La navette entre Karlsruhe et Luxembourg

Or, dans une première décision, en janvier 2014, cette Cour avait jugé illégal l’OMT, mais s’était déclarée incompétente puisque la BCE n’est pas soumise à sa juridiction. L’affaire avait alors été transmise à la Cour de Justice de l’UE (CJUE) à Luxembourg pour établir cette légalité. Les juges de Karlsruhe se réservaient par la suite le droit d’établir si la décision de la CJUE autorisait ou non l’application en Allemagne de l’OMT, autrement dit la participation de la Bundesbank au programme, était possible. Le 16 juin 2015, la CJUE avait jugé l’OMT conforme aux traités en fixant certaines conditions, notamment dans la limite et la temporalité des achats de la BCE. C’est sur cette dernière décision que Karlsruhe devait statuer ce mardi.

La décision des juges allemands

Finalement, les juges du Verfassungsgericht ont suivi la CJUE et ont accepté ses raisons. Les plaignants sont donc déboutés. Pour Karlsruhe, « l’inaction du gouvernement fédéral allemand et du Bundestag » sur l’application de l’OMT ne « viole pas les droits des plaignants ». De plus, les droits du Bundestag, notamment budgétaires, « ne sont pas remis en cause ». Pour le justifier, la Cour de Karlsruhe suit à la lettre la décision de la CJUE qui a jugé que la BCE poursuivait des objectifs de transmission de la politique monétaire. Or, la souveraineté allemande sur la politique monétaire a été transférée au niveau européen, à la BCE, par les traités. Si l’OMT reste dans ce cadre, il échappe naturellement au contrôle allemand.

Par ailleurs, la Cour constitutionnelle s’estime rassurée par l’obligation de « proportionnalité » des mesures de la BCE prise dans la mise en place concrète l’OMT qu’a imposée la CJUE. Ce principe vise à assurer qu’il n’existe pas de distorsion majeure des prix du marché et, ainsi, d’incitations pour les pays « protégés » par l’OMT à dépenser plus et à transférer son risque vers les banques centrales et les budgets nationaux des autres Etats membres.

Les critiques à la CJUE

Reste que cette soumission à la décision de la CJUE est ouvertement contrainte. Les juges allemands semblent conserver leur premier avis négatif sur l’OMT, mais la décision venue de Luxembourg les contraint à la soumission. Le Verfassungsgericht émet ainsi des doutes sur la qualité de la décision de la CJUE et ne cache pas ses « inquiétudes sur la façon dans les faits ont été établis dans cette affaire, sur la façon dont ont été menées les discussions et sur la façon dont a été menée la revue juridique des actes de la BCE ». Karlsruhe critique ouvertement et en détail le fonctionnement de la CJUE qui a fondé sa décision. Les juges allemands estiment que la CJUE a bien trop fait confiance à la BCE en ne « mettant pas en doute ou au moins en ne discutant pas » l’assertion selon laquelle l’OMT poursuit un but de politique monétaire. Karlsruhe estime que la cour de Luxembourg aurait dû « tester les affirmations de la BCE au regard des indications qui vont à l’évidence à l’encontre d’un objectif de politique monétaire de l’OMT ». Bref, les juges en rouge sont particulièrement amers et accusent directement la CJUE de prendre quelques libertés avec le droit communautaire. Mais ils ne peuvent agir contre Luxembourg. La CJUE est souveraine pour examiner la conformité aux traités, Karlsruhe ne peut contester sa décision et doit donc accepter sa décision, même de mauvaise grâce.

Les conditions sont fixées

La Cour constitutionnelle expose donc les conditions futures d’application de l’OMT, telles qu’elles ont été fixées par la CJUE. Si la Bundesbank doit participer à cette action, elle devra s’assurer que les « achats ne sont pas annoncés au préalable, que le volume des achats soit limité, qu’il existe un temps minimal entre les achats et l’émission de titres, que les achats concernent les Etats membres aient un accès au marché, que l’on ne conserve les titres à maturité que dans des cas exceptionnels et que les achats soient limités à la stricte nécessité ». Ces conditions sont globalement conformes à celles que se fixe, dans le cadre de ses programmes d’achat la BCE.

Succès pour Mario Draghi

Mario Draghi peut avoir le sourire. Cette décision du Verfassungsgericht ne valide pas seulement l’OMT, un programme qui n’est pas d’actualité et n’a jamais été utilisé. Elle conforte la BCE sur la légalité de ses programmes lancés depuis mars 2015 de rachats de titres dans le cadre de l’assouplissement quantitatif. C’est une défaite certaine pour les associations plaignantes, mais aussi pour ceux qui, de près ou de loin, avaient en Allemagne soutenu cette plainte et régulièrement critiqué la BCE, notamment la Bundesbank et le ministre des Finances allemand, Wolfgang Schäuble. Mais cette défaite pourrait aussi être utilisée par le parti eurosceptique Alternative für Deutschland (AfD) qui reste très critique vis-à-vis de l’engagement allemand dans l’euro et qui pourrait jouer sur les risques que font peser l’OMT sur le contribuable allemand ainsi que sur la soumission forcée de la très prestigieuse cour de Karlsruhe à la CJUE. L’affaire de l’OMT est classée, quatre ans après, mais elle pourrait laisser des traces.

Source : La Tribune, Romaric Godin, 21/06/2016

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Commentaire recommandé

Ailleret // 05.08.2016 à 02h33

En France, le Conseil Constitutionnel aurait dû démissionner en bloc en 1992, lorsque Mitterrand et Dumas imposèrent le traité de Maastricht, contraire à la Constitution de la Ve République. Il ne l’a pas fait, et depuis il s’est largement déshonoré.
Aujourd’hui, c’est le tour de la Cour de Karlsruhe, mais bon, vous vouliez une « Europe fédérale », Messieurs les Allemands ? Alors rappelez-vous cet article fédéraliste de votre loi fondamentale (1949) :
« Bundesrecht bricht Landesrecht » (le droit fédéral l’emporte sur le droit des Länder).
https://de.wikipedia.org/wiki/Artikel_31_des_Grundgesetzes_f%C3%BCr_die_Bundesrepublik_Deutschland
Deutschland ist nun ein Land der E. U. geworden…

12 réactions et commentaires

  • Chris // 05.08.2016 à 00h30

    J’aurais été fort surprise que la Cour aille à l’encontre de la politique de la BCE.
    Cette soumission illustre parfaitement l’analyse proposée par Jean-François Gayraud « Quelle guerre financière », pour rappel :
    http://www.diploweb.com/Quelle-guerre-financiere.html

      +8

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  • LA ROQUE // 05.08.2016 à 00h47

    Alors là franchement cela ne faisait aucun doute.
    Les juges de la cour de Karlsruhe ne sont que des pantins
    manipulés, ils n’ont plus de pouvoir eux non plus!

      +6

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  • Ailleret // 05.08.2016 à 02h33

    En France, le Conseil Constitutionnel aurait dû démissionner en bloc en 1992, lorsque Mitterrand et Dumas imposèrent le traité de Maastricht, contraire à la Constitution de la Ve République. Il ne l’a pas fait, et depuis il s’est largement déshonoré.
    Aujourd’hui, c’est le tour de la Cour de Karlsruhe, mais bon, vous vouliez une « Europe fédérale », Messieurs les Allemands ? Alors rappelez-vous cet article fédéraliste de votre loi fondamentale (1949) :
    « Bundesrecht bricht Landesrecht » (le droit fédéral l’emporte sur le droit des Länder).
    https://de.wikipedia.org/wiki/Artikel_31_des_Grundgesetzes_f%C3%BCr_die_Bundesrepublik_Deutschland
    Deutschland ist nun ein Land der E. U. geworden…

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    • Zevengeur // 05.08.2016 à 09h58

      Je pense que la cour de Karlsruhe a plus de pouvoir que le conseil constitutionnel français.

      De plus, cette cour est constituée de magistrats professionnels et donc compétents à la différence de notre conseil dont les 9 membres sont des « politicards » nommés par le président de la république et les 2 chambres.
      Ces derniers sont donc en général plutôt des profils de type « arrivistes incompétents crasses » (Ex : Fabius)

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  • Louis Robert // 05.08.2016 à 04h48

    Ne soyez pas cyniques, bonnes gens, continuez de désigner cette cour comme « la très prestigieuse cour de Karlsruhe » et portez bien haut le flambeau de la foi en cette justice mercantile. Tout n’est plus que marchandise, ainsi le veut la « nouvelle normalité », modérée et polie.

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  • PatrickLuder // 05.08.2016 à 06h36

    Il est loin le temps ou le rôle des banques centrales étaient de définir et conduire la politique monétaire, de surveiller et gérer les systèmes de paiement et d’assurer la solidité du système bancaire, notamment en jouant le rôle de prêteur en dernier ressort. Ce qui était censé être exceptionnel et ponctuel est devenu un acte journalier normal. La création monétaire ex nihilo ne connaît que les limites de l’imagination. Son rôle de stabilisateur n’est plus qu’un souvenir, aujourd’hui le fonctionnement « normal » des banques centrales est devenu le point critique de la crise systémique qui nous pend au bout du nez.

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  • Fabrice // 05.08.2016 à 06h36

    J’aimerais savoir si les médias standards (mainstream c’est leur donner beaucoup d’importance) vont relayer cette nouvelle et de quelle manière ?

    – Auront nous droit à une description triomphante du genre la cours de Karlsruhe valide la politique d’OMT succès de la politique économique européenne,

    – ou plus relativiste Karlsruhe s’incline et accepte la politique d’OMT ou un silence complet (au moins la Tribune fait son travail).

    Je doute d’une allusion dans les médias télé, une vague chance d’allusion dans d’autres journaux même si le risque que cela soit fortement biaisé.

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  • Bruno Kord // 05.08.2016 à 08h29

    La CJUE prend « quelques libertés avec le droit communautaire » quand cela arrange nos maîtres;
    Les juges constitutionnels doivent se soumettre.
    Quel résumé de l’effondrement de la démocratie dans l’Union Européenne.

      +6

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  • Zevengeur // 05.08.2016 à 09h51

    Si je comprends bien, la cour de Karslruhe a validé la décision de la CJUE parceque l’Allemagne a ratifié le TUE.

    Je me demande cependant s’il n’y a pas une contradiction légale entre l’arrêté de 2005 (*) de la cour et cette décision. La cour semblerait donc s’être fait « influencer » politiquement.
    (Y a t’il des juristes dans la salle ?)

    (*) « …la cours a considéré qu’il n’existe pas de peuple européen, et qu’il ne peut exister de souveraineté européenne. Elle a donc fixé des limites absolues aux transferts de compétences de l’état allemand aux instances européennes… »

    https://zevengeur.wordpress.com/2016/06/12/de-jeanne-darc-a-latlantisme-europeiste-600-ans-de-trahisons-des-elites-francaises/#Partie4

      +4

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  • Anthony // 05.08.2016 à 11h15

    Bonjour, avec le brexit les insulaires auront une date butoir qui les dédouanera des dettes futures contractées par nos …
    Bien vu car même après l’éclatement de l’UE la dette contractée, avant, reste due.

    – je cite l’article: »… Si la Bundesbank doit participer à cette action, elle devra s’assurer que les « achats ne sont pas annoncés au préalable,…. »

    Important, Il n’y aura pas de délit d’initiés.

      +2

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  • RGT // 05.08.2016 à 18h40

    Important, Il n’y aura pas de délit d’initiés

    Vous avez vraiment un humour corrosif

    J’avoue que votre commentaire (qui pour l’instant est le dernier) me permet d’envisager le week-end avec le sourire…

    Non pas sur le fait, mais sur l’ironie de cette réflexion…

      +1

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  • ann // 07.08.2016 à 12h29

    Il me semble évident que les très grosses difficultés de la Deutsch Bank, assise sur plus de 55 années de PIB de produits dérivés pourris, est ce qui a fini par corrompre totalement ces juges, qui ne veulent surtout pas assumer une telle faillite. Et le problème est le même dans tous les PIGS, et même en Angleterre et en France. La Suisse est même la plus touchée, avec près plus de 151 années de PIB de produits dérivés, dont plus de 15% sont déjà soit en défaut de paiement total, soit en défaut partiel.

    En fait, le problème est le même absolument partout en Europe. Les leviers des banques, l’injection de fausse monnaie, n’a conduit qu’à l’inflation des actifs, industriels comme immobiliers, et vont accélérer la formation de bulles absolument incontrôlables comme pour les subprimes de 2008. Aux USA, ou la situation est carrément désespérée, c’est le retour des Subprimes, auquel il faudra ajouter les prêts étudiants, les prêts automobiles, les encours sur les cartes de crédit, les prêts à fort levier des High Yields, notamment dans le Shale Oil. Mais le plus grave, c’est l’accumulation de dettes publiques comme privées, ce qui génère encore plus de produits dérivés, et sans aucun rendement, quand il n’est pas carrément « négatif ».

    Ce qui nous attend au bout de ce tunnel, c’est un grand « reset » des monnaies, avec la fin du dollar hégémonique. Et nul ne sait prédire comment les USA accepteront cette perte immense de pouvoir…

      +2

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