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5.novembre.20205.11.2020 // Les Crises

Cour Suprême : Quand Lincoln et les Républicains réorganisaient la Haute Cour pour servir leur programme

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Source : Consortium News, Calvin Schermerhorn
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

L’histoire montre que les querelles politiques quant à l’orientation idéologique de la Haute Cour ne sont pas nouvelles, écrit Calvin Schermerhorn.

En 1867, la Cour Chase, composée de neuf membres, dominée par les républicains du Nord.
(Alexander Gardner/La Cour suprême des États-Unis)

Alors qu’une bataille politique concernant l’orientation de la Cour suprême fait rage à Washington suite à la désignation d’Amy Coney Barrett par le président Donald Trump, l’histoire montre que les luttes politiques autour de l’orientation idéologique de la Cour ne sont pas nouvelles.

Dans les années 1860, le président Abraham Lincoln a travaillé avec ses collègues républicains pour façonner la Cour afin de mettre en œuvre le programme anti-esclavagiste et pro-Union de son parti. C’était une époque où la Cour était sans aucun doute une « créature partisane », selon les termes de l’historienne Rachel Shelden.

Le juge John Catron avait conseillé le démocrate James K. Polk lors de la campagne présidentielle de 1844, et le juge John McLean était un candidat récurrent à la présidence, vêtu d’une robe noire. Et dans les années 1860, les dirigeants républicains allaient modifier le nombre de juges et l’équilibre politique de la Cour pour assurer la domination de leur parti sur sa direction.

La refonte de la Cour

Lorsque Lincoln est devenu président en 1861, sept États du Sud avaient déjà fait sécession de l’Union, et pourtant la moitié des juges de la Cour suprême étaient des Sudistes, dont le juge en chef Roger B. Taney du Maryland. Un autre membre du Sud était mort en 1860, sans être remplacé. Tous avaient été désignés par les Démocrates.

La Cour était « le dernier bastion du pouvoir du Sud », selon un rédacteur en chef du Nord. Cinq juges en exercice faisaient partie de la majorité de la cour (7 contre 2) dans l’arrêt raciste Dred Scott vs. Sandford de 1857, dans lequel Taney écrivait que les Noirs étaient « tellement inférieurs qu’ils ne disposaient d’aucun droit que l’homme blanc soit tenu de respecter, et que donc le nègre pouvait être réduit, à juste titre et légalement, en esclavage à son profit« .

Certains républicains ont déclaré qu’il était « du devoir du Parti républicain de réorganiser la Cour fédérale et d’annuler cette décision, qui… déshonore le département judiciaire du gouvernement fédéral ».

Après que Lincoln ait, en avril 1861, appelé 75 000 volontaires pour réprimer la rébellion du Sud, quatre autres États ont fait sécession. Et le juge John Archibald Campbell de Géorgie en a fait tout autant, démissionnant le 30 avril.

Le juge en chef Taney a aidé la Confédération lorsqu’il a tenté de limiter le pouvoir du président. En mai 1861, il a émis une ordonnance d’habeas corpus dans l’affaire Ex Parte Merryman, déclarant que le président ne pouvait pas détenir arbitrairement des citoyens soupçonnés d’aider la Confédération. Lincoln a ignoré cette décision.

Le juge en chef Roger Taney a tenté de limiter les pouvoirs de Lincoln pendant la guerre civile.
(Division des impressions et des photographies de la Bibliothèque du Congrès)

Remodeler la Cour

Pour contrer le bloc sudiste de la cour, les dirigeants républicains ont utilisé les nominations judiciaires pour protéger le droit du président à combattre la guerre civile. L’administration Lincoln anticipait également la reconstruction et une majorité républicaine au pouvoir.

Neuf mois après le début de son mandat, Lincoln a déclaré que « le pays avait largement atteint les limites de notre système judiciaire actuel », qui, depuis 1837, comprenait neuf juridictions fédérales, ou « circuits ». Les juges de la Cour suprême sillonnaient les circuits, présidant ces tribunaux fédéraux.

Les républicains ont adopté la loi sur le pouvoir judiciaire de 1862, celui-ci remaniait le système judiciaire fédéral en faisant passer de cinq à trois le nombre de circuits fédéraux dans le Sud et de quatre à six le nombre de ceux-ci dans le Nord. L’ancien neuvième circuit, par exemple, ne comprenait que l’Arkansas et le Mississippi. Le nouveau neuvième circuit comprenait maintenant le Missouri, le Kansas, l’Iowa et le Minnesota. L’Arkansas intégrait le sixième, et le Mississippi du cinquième.

En 1862, après la démission de Campbell et la mort de McLean, Lincoln a pourvu trois sièges vacants à la Cour suprême en désignant des républicains loyaux Noah H. Swayne de l’Ohio, Samuel Freeman Miller de l’Iowa et David Davis de l’Illinois. La haute cour compte alors trois républicains et trois Sudistes.

Les affaires des captures de 1863 permirent aux républicains de vérifier s’ils avaient réussi à obtenir un tribunal favorable. La question était de savoir si l’Union pouvait se saisir des navires américains qui entraient dans les ports confédérés sous blocus. Dans un jugement de 5 contre 4, la haute cour – y compris les trois personnes désignées par Lincoln – a sonné son accord.

Les républicains du Congrès ont trouvé le moyen d’élargir la cour tout en résolvant ce qui constituait un problème judiciaire géopolitique. En 1863, le Congrès a créé un nouveau circuit, le dixième, en ajoutant l’Oregon, devenu un État en 1859, au circuit de la Californie. Le Tenth Circuit Act a également ajouté un dixième juge à la Cour suprême. Lincoln a élevé à ce siège le démocrate Stephen Field, pro-Union.

Et après la mort du juge en chef Taney en 1864, Lincoln a choisi son rival politique, le secrétaire au Trésor Salmon P. Chase, concepteur de la politique monétaire nationale, pour le remplacer. Avec Chase, Lincoln a réussi à créer une haute cour pro-administration.

Le démantèlement de la Cour

Après l’assassinat de Lincoln en avril 1865, le président Andrew Johnson du Tennessee, qui lui a succédé, a rapidement commencé à annuler les acquits de Lincoln. C’était un démocrate unioniste à qui la vice-présidence avait été attribuée tel un rameau d’olivier offert au Sud. Pour remercier en partie de ce geste, il a gracié les Confédérés de rang subalterne. Johnson s’est également opposé aux droits civils des Africains-Américains nouvellement libérés.

Il a également menacé de nommer des juges aux vues similaires. Mais le Congrès, dominé par les républicains, a empêché Johnson d’élever à la haute cour des rebelles non ralliés. La loi sur les circuits judiciaires de 1866 a réduit le nombre de circuits fédéraux à sept et stipulait que tant qu’il n’y aurait pas seulement sept juges, aucun poste vacant à la Cour suprême ne serait pourvu.

Le rédacteur en chef démocrate du Philadelphia Evening Telegraph a soupiré disant qu’au moins les républicains « ne pouvaient pas faire le plein de la Cour suprême en ce moment ».

Lincoln a désigné trois républicains à la Cour en 1862, dont le juge Noah H. Swayne.
(Collection Brady-Handy de la Bibliothèque du Congrès)

Judiciariser le papier-monnaie

Les républicains ont refusé d’envisager la nomination de Johnson en 1868 à la candidature, choisissant plutôt le général Ulysses S. Grant. Il l’a emporté, et après l’investiture du président Grant, le Congrès a adopté la loi sur les juges de circuit de 1869, ramenant à neuf le nombre de juges à la Cour suprême.

Peu de temps après, les républicains ont dû faire face à un problème financier de leur propre fait.

À partir de 1862, le Congrès avait adopté trois Legal Tender Acts [établissant que la monnaie papier serait légale,NdT] – initialement pour aider à financer la guerre, autorisant le paiement des dettes au moyen de papier-monnaie non garanti par de l’or ou de l’argent. Le secrétaire au Trésor de l’époque et aussi président de la Cour suprême, Salmon P. Chase, avait élaboré ces lois.

Mais dans une affaire de 1870, Hepburn vs Griswold, Chase s’est ravisé dans une décision par 4 à 3, jugeant les Legal Tender Acts non constitutionnels. Cette décision menaçait la politique monétaire nationale et les relations privilégiées des républicains avec les industries dépendant des commandes du gouvernement.

Le président Grant, qui se préparait à la décision de Chase, travaillait déjà à une solution politique. Le jour de la décision Hepburn, il a nommé deux candidats favorables à l’argent-papier à la Cour suprême, William Strong (Pennsylvanie) et Joseph P. Bradley (New York). Comparant l’administration républicaine à « un bureau de courtage », un journal démocrate a hurlé que « la tentative d’entasser ses partisans à la Cour suprême pour obtenir une décision judiciaire souhaitée… (a) apporté honte et humiliation à tout un peuple ».

Cela a également amené pour la première fois une majorité républicaine à la haute cour.

Le juge en chef Chase s’est opposé à ce que la question de la monnaie-papier soit réexaminée. Mais la Cour suprême a fait volte-face, statuant par 5-4 dans les affaires Knox vs Lee et Parker vs Davis en 1871, que le gouvernement pouvait effectivement imprimer de la monnaie pour payer ses dettes. Chase meurt en 1873, et son successeur Morrison Waite se fait le champion du programme républicain en faveur des entreprises.

Faites attention à ce que vous souhaitez

La transformation républicaine du système judiciaire fédéral dans les années 1860 et 1870 a bien servi le parti pendant la guerre civile et a construit un cadre juridique pour une économie industrielle en voie de modernisation.

Mais en fin de compte, les désignations effectuées par Lincoln et Grant à la haute cour ont fini par être désastreuses pour les droits civils. Les juges Bradley, Miller, Strong et Waite ont eu tendance à restreindre les garanties des droits civils comme le quatorzième amendement, qui assure une égale protection des lois. Leurs arrêts dans l’affaire United States vs. Cruikshank en 1876 et dans les affaires de droits civils en 1883 ont tous deux sonné le glas des droits civils des Noirs [Le droit de réunion prévu par le premier amendement et le deuxième amendement ne s’appliquent alors qu’au gouvernement fédéral US, et non aux États, laissant les Afro-Américains du Sud à la merci de gouvernements d’État de plus en plus hostiles, dominés par des législatures démocrates blanches, États-Unis vs Cruikshank, NdT] .

En remodelant la cour à son image, le parti républicain a obtenu ce qu’il voulait – mais pas ce qui était nécessaire pour tenir la promesse d’une « renaissance de la liberté. »

Calvin Schermerhorn est professeur d’histoire à l’Université d’État de l’Arizona.

Source : Consortium News, Calvin Schermerhorn, 16-10-2020
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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2 réactions et commentaires

  • degorde // 05.11.2020 à 09h43

    En outre la Cour Chase a laissé une juridiction militaire juger et condamner à mort les assassins de Lincoln, alors que seuls les tribunaux ordinaires étaient compétents. Ce qu’une autre Cour a admis 20 ans plus tard.
    Au delà de cet article très intéressant on réalise que la Cour a toujours été un enjeu politique.
    La proposition des démocrates dite « packing the Court » après la nomination d’ACB ne fait que reprendre la tentative similaire de Roosevelt en 1937 qui lui a valu une très lourde défaite politique.

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  • Bastoune // 05.11.2020 à 15h02

    Pour mieux comprendre il faut aussi garder en tete que republicains de l’epoque signifie a peu pres democrates d’aujourd’hui et democrates de l’epoque signifie a peu pres republicains d’aujourd’hui.

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