Les Crises Les Crises
30.octobre.202030.10.2020 // Les Crises

La Dette dans l’Antiquité : Entretien avec l’économiste Michael Hudson (1/4)

Merci 100
J'envoie

Source et traduction : appointir.blogspot.com

L’économiste américain Michael Hudson est l’auteur de « … Et Remettez-leur leurs Dettes : Prêts, saisie et rachat de la finance de l’âge de bronze à l’année du jubilé« . John Siman a pu s’entretenir longuement avec lui à propos de son deuxième volume sur l’effondrement de l’Antiquité.

John Siman : Michael, dans le premier volume de votre histoire de la dette – « … et remettez-leur leurs dettes », traitant de l’âge du bronze au Proche-Orient, du judaïsme et du christianisme primitif – vous avez montré comment, sur des milliers d’années, depuis l’invention des prêts à intérêt en Mésopotamie au troisième millénaire avant J.-C., de nombreux rois de diverses civilisations mésopotamiennes proclamaient plus ou moins régulièrement des annulations de dettes de type « Clean Slate »1. Et vous avez montré de quelle façon ces proclamations royales d’amnistie sauvèrent les classes inférieures de la servitude pour dettes, en maintenant un équilibre économique viable pendant de nombreux siècles. Parce que ces rois étaient si puissants – et, pour ainsi dire, si éclairés – ils purent empêcher la polarisation sociale et économique, inévitable lorsqu’il n’y a pas de contrôle sur une classe oligarchique de créanciers extrayant des intérêts exponentiellement croissants des débiteurs.

Mais maintenant, alors que vous écrivez le deuxième volume, la situation que vous décrivez est toute autre. Vous montrez comment les Grecs et les Romains apprirent l’existence de la dette portant intérêt grâce à leurs contacts avec les civilisations du Moyen-Orient, mais échouèrent tragiquement à mettre en place des programmes d’annulation de la dette de type « Clean Slate ». Leur échec a été une sorte d’albatros autour du cou2 des économies occidentales depuis lors.

J’aimerais donc commencer cette conversation à la fin des années 500 avant J.-C., car c’est à cette époque que nous pouvons assister aux débuts de la démocratie athénienne, de la République romaine et deux autres civilisations d’importance. La première était l’Athènes de Cléisthène, qui avait dirigé le renversement du « tyran » Hippias et était devenu le père de la démocratie athénienne. La seconde était la République romaine de Lucius Junius Brutus, qui renversa le dernier des rois mythiques de Rome, le « tyran » Tarquin le Superbe ; la troisième est la civilisation perse de Cyrus le Grand. C’était un « roi divin », à bien des égards dans la tradition antique d’Hammourabi. La quatrième civilisation est celle des juifs post-exiliques accompagnant Ezra et Néhémie, retournant à Jérusalem, reconstruisant le Temple et rédigeant la Bible. Ils furent les inventeurs des années jubilaires durant lesquelles étaient proclamées la remise de dettes, même s’ils dépeignirent cet enseignement comme venant de Moïse.

Donc, à partir de la fin des années 500 avant J.-C., dans quelle mesure la notion d’amnistie de la dette de type Clean Slate était-elle encore présente dans les esprits, et dans quelle mesure fut-elle rejetée ?

Michael Hudson : Chaque type de réforme, de la Mésopotamie à la Grèce, fut présenté comme si celle-ci rétablissait simplement la façon dont les choses étaient à l’origine. Le concept de progrès linéaire était étranger à l’Antiquité. Ils considéraient qu’il n’y avait qu’une seule façon de faire les choses : toute réforme devait donc être la façon dont le monde était censé avoir été au commencement. Tous les réformateurs disaient qu’au début, tout le monde devait avoir été en situation d’égalité. Leurs réformes visaient à rétablir cet état de fait présumé.

C’est pourquoi, lorsque Plutarque et même les rois spartiates au troisième siècle avant J.-C. parlaient d’annuler les dettes et de promouvoir l’égalité, ils affirmaient qu’ils restauraient simplement le système original que Lycurgue avait créé. Mais rien n’indique que Lycurgue ait vraiment fait ces choses. Il fut inventé. Lycurgue était un personnage légendaire. Tout comme Moïse dans la tradition juive. Lorsque la Bible fut rédigée et mise en place après le retour de Babylone, ils placèrent l’annulation de la dette et la redistribution des terres – l’année du jubilé – au centre de la loi mosaïque. Il semblait dès lors qu’il ne s’agissait nullement d’une innovation, mais bien de ce que Moïse avait pu dire en son temps. Ils créèrent la figure de Moïse tout comme les Grecs créèrent la figure de Lycurgue. Il fut prétendu que c’est ainsi que les choses devaient être : « c’est ainsi que tout s’est déroulé au début – et notre programme consiste justement dans le rétablissement de cet état de fait » : voilà quelle était leur position.

C’était une projection vers l’arrière : autrement dit, une rétrojection. Félix Jacoby écrivit que l’histoire athénienne était essentiellement une projection à coup de pamphlets par les partis de leur programme idéal à Solon ou à quiconque pourrait être choisi comme modèle. Les écrivains disaient alors que cet homme vertueux originel soutenait le programme qu’ils proposaient à leur époque. C’était l’ancienne analogie avec l' »Originalisme constitutionnel »3 aux États-Unis, qui servait de cadre aux politiques de droite.

JS : Donc, depuis les années 500 avant J.-C., la méthode la plus sûre pour critiquer le statu quo est de dire que vous essayez de retourner au jardin d’Eden ou à tel autre âge d’or de Saturne.

MH : Oui, en proclamant que le monde injuste qui vous entoure n’est absolument pas celui qui était prévu, que cela ne pouvait pas en aucun cas être le plan initial, car le passé devait être un formidable essor vers la prospérité. Le programme des réformateurs s’est donc toujours confondu avec ce que les Pères fondateurs voulaient dire.

JS : C’est très inspirant.

MH : La clé est d’apparaître comme un conservateur, pas comme un radical. Vous accusez le statu quo existant d’être les bénéficiaires des radicaux qui déformèrent l’équitable Plan original que vous essayez, vaille que vaille, de restaurer.

JS : Ainsi, dans les années 500 avant J-C, nous avons Cyrus – et son inscription sur le Cylindre de Cyrus – se vantant d’avoir libéré les Babyloniens de leur dette fiscale et de leurs obligations, et nous avons les Juifs post-exiliques proclamant d’ror [דְּרֹ֛ור] dans le Lévitique 25, proclamant « la liberté dans tout le pays ». Nous avons aussi les réformes de Cléisthène à Athènes, l’isonomie [ἰσονομία, littéralement, l’égalité devant la loi], une véritable tentative de démocratie. Mais commençons par Rome. Que pouvez-vous nous dire des nova libertas, de la « nouvelle liberté » proclamée à Rome après l’expulsion du dernier roi et la fondation de la République ? Brutus et ses amis bien nés ne se sont-ils pas vantés d’être les artisans de la vraie liberté ?

MH : La liberté, pour eux, était la liberté de détruire celle de la population en général. Au lieu d’annuler les dettes et de restituer la propriété foncière à la population, l’oligarchie a créé le Sénat qui protégeait le droit des créanciers à asservir le travail et à saisir les terres publiques et privées (comme cela s’était produit à Athènes avant Solon). Au lieu de restaurer un statu quo ante de cultivateurs libres – libres de dettes et d’obligations fiscales, comme le signifiaient les amargi sumériens et les misharumand andurarum babyloniens – l’oligarchie romaine accusait quiconque de soutenir les droits des débiteurs et de s’opposer à ses saisies de terres de « chercher la royauté ». De tels opposants furent assassinés, siècle après siècle.

Rome est devenue une oligarchie, une autocratie des familles sénatoriales. Leur « liberté » était un exemple précoce de la double pensée orwellienne. Il s’agissait de détruire la liberté de tous les autres afin qu’ils puissent s’emparer de ce qu’ils pouvaient, asservir les débiteurs et créer la société polarisée qu’est devenue Rome.

JS : D’accord, mais ce programme a fonctionné. La République a grandi, s’est développée et a conquis tous les autres pendant des siècles. Puis le Principat est devenu la puissance suprême du monde occidental pendant plusieurs siècles encore.

MH : Cela fonctionnait en pillant et en dépouillant les autres sociétés. Cela ne peut continuer que tant qu’il y a une société à piller et à détruire. Une fois constatée l’absence de royaumes à détruire pour Rome, elle s’est effondrée de l’intérieur. C’était essentiellement une économie de pillage. Et elle n’a pas fait davantage que les colonialistes britanniques : elle n’a fait qu’effleurer la surface. Elle n’a pas mis en place les moyens de production qui leur auraient permis de créer suffisamment d’argent pour qu’ils puissent se développer de manière productive. Rome était essentiellement un État de rentiers financiers.

Les rentiers ne produisent rien. Ils vivent de la production existante, ils ne la créent pas. C’est pourquoi les économistes classiques disaient qu’ils soutenaient les capitalistes industriels, et non les propriétaires britanniques, les monopolistes et les banques prédatrices.

JS : Tout cela a été oublié, tant aux États-Unis qu’en Angleterre –

MH : Disons plutôt expurgé du programme d’études.

JS : Ce qui est pire encore que l’oubli.

MH : C’est pour cela que l’on n’enseigne plus l’histoire de la pensée économique aux États-Unis. Parce qu’alors, vous verriez qu’Adam Smith, John Stuart Mill et les « socialistes ricardiens », et même la plus grande partie des économistes du XIXe siècle, avaient une idée complètement opposée de ce qui constituait un marché libre.

JS : Opposée ? Comment cela ?

MH : À l’opposé de l’idée néolibérale selon laquelle la liberté signifie la liberté pour les riches de s’endetter et de détruire l’économie. Opposée à la liberté de Brutus de renverser les rois romains et d’établir une oligarchie autocratique.

JS : Devons-nous voir les rois romains comme des défenseurs du peuple, les défendant contre des oligarques prédateurs ?

MH : Oui, surtout Servius Tullius. Il y eut une grande floraison de Rome, rendant la ville attrayante pour les immigrants en rendant la ville vivable pour les nouveaux arrivants. Cela se fit parce qu’à cette époque, au VIe siècle avant J.-C., toutes les sociétés connaissaient une pénurie de main-d’œuvre. La main-d’œuvre était le facteur de production en pénurie, et non la terre. Même à Athènes, la terre n’était pas en pénurie aux VIe et Ve siècles. Vous aviez besoin de main-d’œuvre, et vous deviez donc faire en sorte qu’il soit intéressant pour les immigrants de rejoindre votre société au lieu de voir votre peuple s’enfuir, comme ils le feraient dans une société dirigée par des créanciers réduisant les clients à la servitude.

JS : Vous écrivez donc que la liberté romaine était en fait la liberté des créanciers oligarchiques face aux pressions des populistes pour la remise des dettes. Qu’en est-il du d’ror du Lévitique 25 – la liberté des Juifs post-exiliques ? Proclamèrent-ils réellement des années de jubilé au cours desquelles les dettes étaient effacées et les esclaves rendus à leurs familles ?

MH : Après le retour des Juifs babyloniens à Jérusalem, je suis sûr qu’ils proclamèrent qu’il était temps que la terre soit rendue à ses propriétaires d’origine – et leurs familles, d’ailleurs, étaient les propriétaires d’origine qui avaient été exilés dans la captivité babylonienne. Je m’en remets largement à Baruch Levine pour cette idée de ge’ullah [גְּאֻלָּה], exigeant la restitution des terres ancestrales. [Voir le colloque que Levine et Hudson co-éditèrent sur la terre et l’urbanisation dans le Proche-Orient ancien, et leur précédent volume sur la privatisation antique ]. Il dut y avoir une sorte de colonisation dans ce sens. Malheureusement, les terres judaïques n’ont pas conservé leurs archives sur des tablettes d’argile pouvant être jetées et récupérées des milliers d’années plus tard. Nous n’avons aucune trace de leur histoire économique après le retour.

JS : J’ai apporté les transcriptions de plusieurs papyrus égyptiens pour que vous les regardiez. Je veux aussi vous montrer un papyrus en araméen de Judée. Ce n’est pas une preuve directe que les Juifs post-exiliques avaient des années de jubilé, mais c’est une preuve indirecte, parce qu’il dit qu’une dette particulière doit être payée, même pendant une période d’amnistie générale, même si elle est due dans une shmita [שמיטה], une année de sabbat. Il semble donc que les Juifs aient trouvé des failles –

MH : On dirait bien, en effet ! Les créanciers babyloniens entreprirent d’user d’un stratagème similaire, mais cela fut rejeté (nous avons des dossiers judiciaires confirmant les actes royaux du misharum).

JS : D’après les commandements mosaïques de remise de dette, peut-on déduire qu’il y avait une sorte de programme de remise de dette déjà en place dans la Jérusalem post-exilique ?

MH : Oui, mais cette disposition prit fin avec le rabbin Hillel ( environ 110av. 10 av. J.-C.) et la clause Prozbul. Les débiteurs devaient signer cette clause à la fin de leurs contrats de dette en disant qu’ils renonçaient à leurs droits à amnistie de dettes dans le cadre de l’année du Jubilé pour obtenir un prêt. C’est pourquoi Jésus se battit contre les pharisiens et les dirigeants rabbiniques. C’est ce qui est dit dans Luc 4 [Et il lui fut remis le livre du prophète Esaïe. En ouvrant le livre, il trouva le lieu où il était écrit : « L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres ; il m’a envoyé pour guérir les cœurs brisés, pour délivrer les captifs, pour rendre la vue aux aveugles, pour libérer les blessés, pour proclamer l’année du Seigneur » = l’année du Jubilé]. Luc a également souligné que les Pharisiens aimaient l’argent !

JS : Laissez-moi vous interroger sur l’Égypte. Malheureusement, comme vous l’avez dit, les Juifs post-exiliques ne nous ont pas laissé de tablettes d’argile et presque pas de papyrus, mais nous possédons de nombreux papyrus concernant les rois ptolémaïques d’Égypte. Ainsi, d’environ 300 avant J.-C. à la mort de Cléopâtre, nous avons la preuve officielle que les rois égyptiens proclamèrent des amnisties de dettes. Peut-être que l’une des raisons, ou peut-être la raison principale de cette décision, est qu’ils étaient si puissants, comme les rois de Mésopotamie. Ainsi, même si les rois ptolémaïques étaient biologiquement et génétiquement des Grecs macédoniens – mariés à leurs sœurs, eux aussi – ils aspiraient à régner dans l’ancienne tradition pharaonique égyptienne : « Nous sommes des rois-dieux et nous possédons tout dans le royaume ».

MH : Il est certain que les rois hellénistiques célébrèrent les anciennes fêtes pharaoniques Sed, qui remontent à des milliers d’années et qui étaient une sorte de jubilé. Les Égyptiens avaient des annulations de dettes régulières, car sous les pharaons, les dettes qui à annuler étaient essentiellement des dettes fiscales. Elles étaient dues à la couronne, et le pharaon annulait en fin de compte les dettes qu’il se devait à lui-même. Et nous voyons cela des milliers d’années plus tard sur la pierre trilingue, la pierre de Rosette, que les prêtres rédigèrent pour ce jeune garçon qu’était Ptolémée V, lui expliquant que c’était ainsi que l’Égypte avait toujours fait, et que pour agir en tant que pharaon, il devait faire de même.

JS : Je pense qu’il est utile de souligner ici que la même combinaison verbe plus nom pour la remise des dettes que les prêtres utilisèrent en grec sur la pierre de Rosette est également utilisée par Matthieu dans le Notre Père [opheilēmata ἀφῆκεν, aphēken/aphes opheilēmata]. Elle apparaît dans de nombreux papyri. Le même verbe et nom en grec, encore et encore et encore.

Mais revenons aux Grecs des années 500 avant J.-C. Ils sont à quelques centaines d’années de l’âge sombre, et leur société s’est donc reconstituée après l’effondrement démographique. Elle a été reconstituée, mais sans la « royauté divine » de style proche-oriental et ses proclamations de type Clean Slate. C’est tout le contraire. Socrate eut des conversations avec les rhapsodes qui avaient mémorisé et récité l’Iliade. Même dans leur grande épopée, le légendaire roi des rois grecs Agamemnon apparaît comme une sorte de perdant narcissique. Comment décririez-vous la royauté grecque, en particulier les soi-disant tyrans ?

MH : Il n’y eut jamais vraiment de rois grecs du type de ceux que l’on trouve tout au long de l’âge du bronze au Proche-Orient et qui survécurent jusqu’au premier millénaire en Assyrie et même en Perse. Les politiques grecques qui émergèrent de l’âge sombre furent dirigées par ce que certains astucieux spécialistes de l’Antiquité classique appellent les mafiosi, quelque chose comme les kleptocrates post-soviétiques. Ils formaient des monopoles politiques fermés réduisant les populations locales à la clientélisation et à la dépendance. Dans les différents régimes politiques, ils furent renversés et exilés, principalement par des réformateurs aristocratiques issus de familles d’élite (souvent des branches secondaires, comme Solon). Plus tard, les écrivains oligarchiques appelèrent ces derniers « tyrans » comme invective, tout comme le mot Rex – roi – devint une invective dans la Rome oligarchique.

Ces tyrans-réformateurs consolidèrent leur pouvoir en redistribuant les terres des familles dirigeantes (ou à Sparte, les terres conquises de Messénie, avec sa population réduite à l’état d’hilotes) à l’armée citoyenne dans toute la Grèce – sauf à Athènes. C’était l’une des villes les plus réactionnaires du VIIe siècle, comme le montre ce que l’on sait des lois de Draco. Après quelques coups d’État ratés au VIIe siècle, Solon fut nommé en 594 pour éviter le genre de révolution qui avait conduit les « tyrans » réformateurs à renverser des aristocraties étroites dans les villes voisines de Mégare et de Corinthe. Solon décréta une réforme à mi-chemin, abolissant l’esclavage de la dette (mais non l’obligation du débiteur de rembourser ses dettes avec son propre travail), et ne redistribua pas les terres athéniennes des élites de la ville.

Athènes fut l’une des dernières à se réformer, mais parce qu’elle était une société autocratique très polarisée, elle bascula – comme la troisième loi du mouvement de Newton : toute action a une réaction égale et opposée – pour devenir la plus démocratique de toutes les cités grecques.

Par le passé, certains historiens spéculèrent sur le fait que Solon aurait pu avoir été influencé d’une manière ou d’une autre par la loi judaïque ou d’autres pratiques proche-orientales, mais ce n’est pas réaliste. Je pense que Solon était simplement un pragmatique répondant à des demandes généralisées lui demandant de faire ce que les réformateurs – les soi-disant tyrans – faisaient dans toute la Grèce. Il ne redistribua pas la terre comme ils le firent, mais il mit au moins fin à l’esclavage pour dette. Les débiteurs libres (principalement des cultivateurs terriens) étaient saisis et vendus en dehors d’Athènes à des marchands d’esclaves. Solon essaya également de récupérer une partie des terres dont des familles riches s’étaient emparées. Du moins, c’est ce qu’il écrit dans ses poèmes pour décrire ses actions.

Donc, pour répondre à votre question, je pense que l’annulation de la dette n’était pas une politique se diffusant depuis l’Est, mais une réponse pragmatique spontanée telle qu’elle fut largement préconisée jusqu’à Rome avec sa Sécession de la Plèbe un siècle plus tard – suivie par une grande partie de la Grèce au 4ème siècle avant JC, et les rois de Sparte à la fin du 3ème siècle avant JC.

Les Athéniens pauvres étaient tellement en colère contre Solon parce qu’il n’était pas assez révolutionnaire qu’il s’exila pendant 10 ans. Les véritables créateurs de la démocratie athénienne furent Pisistrate [mort en 528/7 av. J.-C.], ses fils, également appelés tyrans, puis Cléisthène en 507. Il faisait partie de la famille riche mais marginale des Alcméonides, qui avaient été expulsés au VIIe siècle. Solon leur avait permis de revenir, et ils étaient soutenus par Delphes (à laquelle la famille contribuait fortement). Cléisthène se battit contre les autres familles oligarchiques et restructura la politique athénienne sur la base de la localité plutôt que de l’appartenance à un clan. On attribue à Servius Tullius le mérite d’avoir organisé à peu près la même réforme à Rome. La société archaïque de Lewis Henry Morgan [1877] décrit cette restructuration des circonscriptions électorales comme la grande étape de la création d’une démocratie de type occidental.

JS : Permettez-moi de revenir maintenant sur la façon dont Athènes et les autres cités sortirent de l’âge des ténèbres.

MH : À en juger par l’art et la poterie, la Grèce n’a pas commencé à se redresser avant le 8e siècle avant J.-C.

JS : Nous parlons donc des années 700 avant J.-C., la Grèce a appris des civilisations du Proche-Orient, de la mythologie à l’alphabet en passant par les poids et mesures.

MH : Et les pratiques commerciales, les pratiques de crédit.

JS : Oui, tout cela vient du Proche-Orient, y compris la pratique de faire payer des intérêts. Mais qu’en est-il des annulations de dettes de type Clean Slate? Je veux argumenter ici logiquement – non pas à partir de preuves historiques solides, mais seulement de manière déductive : si les Grecs avaient voulu appliquer le concept d’annulation des dettes de type Clean Slate, ils auraient dû l’apprendre aussi du Proche-Orient, mais ils ne pouvaient pas le faire parce qu’il ne disposait pas d’un « roi divin » de style Hammourabi.

MH : Je pense que vous n’avez pas compris comment la civilisation occidentale a évolué ici. Tout d’abord, qui « voulait » une royauté au Proche-Orient ? Certainement pas les oligarchies émergentes. Les élites dirigeantes voulaient utiliser la dette portant intérêt pour s’enrichir – en obtenant le contrôle de la force de travail des débiteurs.

Deuxièmement, je ne pense pas que les Grecs et les Italiens connaissaient les proclamations royales du Proche-Orient autrement que comme pratique étrangère plus orientale encore que l’Asie mineure. S’endetter était un désastre pour les pauvres, mais un moyen pour leurs mécènes occidentaux d’acquérir du pouvoir, des terres et des richesses. La connexion entre le Proche-Orient et la Grèce ou l’Italie se faisait par l’intermédiaire de commerçants. Si vous êtes un commerçant phénicien ou syrien en communication avec la mer Égée ou l’Italie, vous allez créer un temple comme intermédiaire, généralement sur une île. Ces temples devenaient ensuite des lieux de rencontre cosmopolites où les oligarques des principales familles des villes grecques se rendaient visite dans le cadre d’un groupe panhellénique. On pourrait dire que Delphes était le « Davos » de l’époque.

C’est à travers ces centres commerciaux que la culture se diffusait – via les familles les plus riches qui voyageaient et établissaient des relations avec les autres familles dirigeantes. La finance et le commerce furent toujours cosmopolites. Ces familles prirent connaissance des obligations et des contrats de dettes du Proche-Orient, et finirent par réduire une grande partie de leurs populations locales à la clientélisation, sans que les rois ne les annulent. Cela aurait été la dernière chose qu’elles auraient voulu.

JS : Donc, en l’absence d’une « royauté divine » à la Hammourabi, la servitude pour dettes et la polarisation brutale vont-elles presque inévitablement se produire dans toute société qui adopte une dette portant intérêt ?

MH : Nous constatons un équilibre des forces dans l’ancien Proche-Orient, grâce au fait que ses dirigeants avaient le pouvoir d’annuler la dette et de restituer les terres prises par les riches aux petits exploitants. Ces rois étaient assez puissants pour empêcher la montée d’oligarchies qui réduiraient la population au péonage et à la servitude pour dettes (et, ce faisant, priveraient le palais de revenus et de corvée, et même du service militaire des débiteurs, qui devraient fournir leur travail à leurs créanciers privés). Nous n’avons pas de protection similaire dans la civilisation occidentale actuelle. La civilisation financière moderne a ôté le pouvoir d’empêcher une oligarchie de créanciers accaparant les terres de contrôler la société et ses lois.

On pourrait donc dire que la civilisation occidentale est caractérisée par sa décadence. Elle réduit les populations à l’austérité sur la voie du péonage de la dette. La nouvelle oligarchie d’aujourd’hui appelle cela un « marché libre », mais c’est le contraire de la liberté. On peut penser à la décontextualisation grecque et romaine des réglementations économiques du Proche-Orient comme si le FMI avait pris le contrôle de la Grèce et de Rome, empoisonnant d’emblée sa philosophie juridique et politique. La civilisation occidentale n’est donc peut-être qu’un vaste détour. C’est l’objet de mon prochain livre, L’effondrement de l’Antiquité ( The Collapse of Antiquity). Ce sera le deuxième volume de ma trilogie sur l’histoire de la dette.

JS : Alors, ne sommes-nous qu’un vaste détour ?

MH : Nous devons rétablir une économie équilibrée où l’oligarchie est contrôlée, afin d’éviter que le secteur financier n’appauvrisse la société, n’impose l’austérité et ne réduise la population au clientélisme et au servage de la dette.

JS : Comment y parvenir sans une « royauté divine » à la Hammourabi ?

MH : Il faut avoir recours au droit civil pour faire ce que les rois du Proche-Orient firent autrefois. Il faut un corps de droit civil avec un gouvernement démocratique fort agissant pour façonner les marchés dans l’intérêt général à long terme de la société, et non pas dans celui du 1% s’enrichissant en appauvrissant le 99%. Il faut un droit civil protégeant la population contre une oligarchie dont le plan d’affaires consiste à accumuler des richesses de manière à appauvrir l’économie dans son ensemble. Il faut pour cela un droit civil qui annulerait les dettes lorsqu’elles deviennent trop importantes pour que la population puisse les payer. Cela nécessite probablement un système bancaire et de crédit public – en d’autres termes, la déprivatisation d’un système bancaire devenu dysfonctionnel.

Tout cela nécessite une économie mixte, comme l’étaient les économies du Proche-Orient à l’âge du bronze. Le palais, les temples, le secteur privé et les entrepreneurs faisaient office de freins et de contrepoids les uns par rapport aux autres. La civilisation occidentale n’est pas une économie mixte. Le socialisme était une tentative de créer une économie mixte, mais les oligarques ripostèrent. Ce qu’ils appellent un « marché libre » est une économie monolithique non mixte, centralement planifiée et financiarisée, avec la liberté pour l’oligarchie d’appauvrir le reste de la société. Cela fut réalisé par le foncier monopolisant la terre dans l’Europe féodale, et cela se fait aujourd’hui par la finance.

1 Une annulation de dette de type “clean slate“, littéralement “ardoise propre“ et qu’on pourrait traduire par “table rase“ est une proclamation faite par un roi ou un dirigeant ordonnant le retour de la terre à son propriétaire originel l’ayant vendue par suite de difficultés économiques, ordonnant la libération de tout sujet réduit en esclavage pour dettes, et annulant les dettes passées. (NDT)

2 Référence au poème de Coleridge, l’albatros.

3 Doctrine constitutionnelle américaine selon laquelle la Constitution doit être interprétée selon le sens qui lui était donnée lors de son institution (NDT).

Publié en 2018 sur Naked Capitalism & sur michael-hudson.com, entretien mené par John Siman.
Source et traduction : appointir.blogspot.com

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation. 

Commentaire recommandé

James Whitney // 30.10.2020 à 08h17

En 2015 j’ai lu « Killing the Host » de Michael Hudson publié par ISLET-Verlag parce qu’aucun éditeur étasunien a voulu publier un œuvre de cet auteur. C’est grâce à lui que j’ai appris le B.a.-ba de la chose économique. Je suis ravi qu’enfin Les Crises l’a découvert.

La troisième partie de cet œuvre est dédié à la politique économique de l’Union Européenne, à ne pas rater, surtout les chapitres sur la Grèce et la Lettonie : deux cas d’école.

6 réactions et commentaires

  • James Whitney // 30.10.2020 à 08h17

    En 2015 j’ai lu « Killing the Host » de Michael Hudson publié par ISLET-Verlag parce qu’aucun éditeur étasunien a voulu publier un œuvre de cet auteur. C’est grâce à lui que j’ai appris le B.a.-ba de la chose économique. Je suis ravi qu’enfin Les Crises l’a découvert.

    La troisième partie de cet œuvre est dédié à la politique économique de l’Union Européenne, à ne pas rater, surtout les chapitres sur la Grèce et la Lettonie : deux cas d’école.

      +16

    Alerter
  • pseudo // 30.10.2020 à 12h51

    comme quoi on vit dans le faux. faux argent (électronique imprimable à volonté), fausses croyances (marché libre, démocratie … représentative), faux progrès (iphone, et autres déploiements technologique plus nocifs qu’autre chose (mines ouvertes polluantes)), faux futur (on nous fait croire qu’on peut vivre à coup d’éolienne et autre conneries), fausse histoire (manipulée de bout en bout pour justifier l’injustifiable), fausse politique (un théâtre de débat où tout est prévu et manigancé d’avance en coulisse), fausse qualité (on achète des produits dont on pense qu’ils sont meilleurs, mais il s’avère que c’est pire).

    Finalement, c’est la société du faussaire.

      +14

    Alerter
  • julien bonnetouche // 30.10.2020 à 17h46

    Bonsoir,
    L’annulation de la dette, avec en corollaire l’abandon du capital est (si je puis dire) monnaie courante depuis la nuit des temps.
    Il a ainsi été calculé, quelques années derrière nous, quand les taux étaient à 4%, qu’un euro placé sous Jésus Christ, donnerait aujourd’hui une boule d’or grosse comme la terre. C’est impossible naturellement.
    Cela montre bien, le rééquilibrage régulier au cours des siècles entre débiteurs et créanciers.

      +4

    Alerter
  • Olivier // 31.10.2020 à 09h41

    Que se passe-t’il donc pour les personnes qui ne voulaient pas vivre au-dessus de leurs moyens (qui economissaient et n’empruntaient pas pour acheter du faux)? Ou qui n’avaient pas accès à la dette ?
    La question derrière est que fait-on des biens achetés avec l’argent-dette ?

      +2

    Alerter
  • RGT // 31.10.2020 à 10h45

    Outre le fait de permettre à l’oligarchie de prospérer en abusant du servage de la dette qui n’est plus « annulable » et donc transférable à toutes les générations d’héritiers à venir pour des siècles et des millénaires, « notre » société possède aussi une caractéristique qui a entraîné la chute de la Rome antique : la spoliation des ressources des autres par le biais de la « colonisation » (que l’on nomme aujourd’hui « libération de féroce dictateur » ou « révolution de couleur », au choix).

    Cette « noble pratique » permet d’avoir accès à des ressources quasi-illimitées (un monde fini ne peut pas avoir des ressources infinies) qui permettent d’entretenir une fuite en avant des oligarques (et entraîner leurs « esclaves » dans cette spirale infernale) en retardant simplement de quelques heures l’effondrement final de cette organisation qui par nature ne peut pas perdurer.

    Ce ne sont pas les invasions barbares qui ont entraîné la chute de Rome, ce sont bel et bien les « traditions » prédatrices et la nécessité d’aller piller les autres pour que les « élites » parviennent à survivre.

    Et quand les « barbares » ne veulent plus se laisser tondre ils se rebiffent, cela entraîne immédiatement la décomposition d’un système politique qui était dès le départ totalement vicié.

    Aujourd’hui, nous avons un « alignement des planètes » causé par l’incroyable accumulations de dettes (mais surtout les intérêts qui représentent largement plus que le principal) ET la colère des « moins que rien » qui ne veulent plus se laisser tondre à blanc.

    À mon avis, ça va mal finir, et comme dans la Rome antique les populations qui n’y étaient pour rien (subissant la dictature violente des « élites ») se retrouveront encore à devoir payer pour les appétits féroces de leurs anciens « bienfaiteurs ».

    L’histoire ne se répète pas, elle bégaye.

      +2

    Alerter
  • Fernet Branca // 02.11.2020 à 12h27

    Quelques sesterces ce n’est pas un drachme.
    Désolé je n’ai pu résister.

      +2

    Alerter
  • Afficher tous les commentaires

Les commentaires sont fermés.

Et recevez nos publications