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27.septembre.201927.9.2019 // Les Crises

Les dérives de l’Histoire, par Chris Hedges

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Source : Truthdig, Chris Hedges,

Mr. Fish

Le travail des historiens, comme celui des journalistes, consiste à manipuler les faits. Certains utilisent les faits pour dire des vérités, même si elles sont désagréables. Mais beaucoup d’autres les omettent, les mettent en évidence et parfois les déforment de manière à entretenir les mythes nationaux et à étayer les récits dominants. L’échec de la plupart des historiens populaires et de la presse américaine à raconter des histoires d’oppression et de luttes contre l’oppression, en particulier par les femmes, les gens de couleur, la classe ouvrière et les pauvres, a contribué au triomphalisme et au chauvinisme écœurant qui empoisonnent notre société. L’historien James W. Loewen, dans son livre « Lies Across America : What Our Historic Markers and Monuments Get Wrong » [Mensonges en Amérique : en quoi nos marqueurs et monuments historiques sont erronés, NdT], qualifie les monuments qui célèbrent notre histoire hautement sélective et déformée de « paysage du déni ».

L’historien Carl Becker a écrit : « L’Histoire est ce que le présent choisit de se rappeler sur le passé ». Et en tant que nation fondée sur les piliers du génocide, de l’esclavage, du patriarcat, de la répression violente des mouvements populaires, des crimes barbares commis pour étendre l’empire et de l’exploitation capitaliste, nous choisissons de nous souvenir de très peu de choses. Comme James Baldwin ne s’est jamais lassé de le souligner, cette amnésie historique est très dangereuse. Elle nourrit notre aveuglement. Elle nous coupe de la reconnaissance de notre propension à la violence. Elle nous amène à projeter sur d’autres – presque toujours les personnes les plus vulnérables – le mal inconscient qui gît dans notre passé et dans nos cœurs. Elle fait taire les voix des opprimés, de ceux qui pourraient nous dire qui nous sommes et nous permettre par l’introspection et l’auto-critique de devenir un peuple meilleur. « L’Histoire ne se contente pas de renvoyer au passé… l’histoire est littéralement présente dans tout ce que nous faisons », écrit Baldwin.

Si nous comprenions notre passé réel, nous verrions comme absurdes les assertions de Donald Trump selon lesquelles l’enlèvement des statues confédérées est une attaque contre « notre histoire ». L’histoire de qui est-elle attaquée ? Et est-ce l’histoire qui est attaquée ou le mythe déguisé en histoire et perpétué par la suprématie blanche et le capitalisme ? Comme le souligne l’historien Eric Foner, « Les monuments publics sont construits par ceux qui ont suffisamment de pouvoir pour déterminer quelles parties de l’histoire méritent d’être commémorées et quelle vision de l’histoire doit être véhiculée. »

L’affrontement entre le mythe historique et la réalité historique se joue dans le dénigrement du président à l’égard des athlètes noirs qui protestent contre la violence policière aveugle contre les personnes de couleur. « Peut-être devrait-il trouver un pays qui fonctionne mieux pour lui », a déclaré le candidat Trump au sujet du quart-arrière professionnel Colin Kaepernick, qui s’est agenouillé pendant l’hymne national lors des matchs de la Ligue nationale de football pour protester contre les violences policières. D’autres joueurs de la NFL ont plus tard imité sa protestation.

Vendredi, lors d’un rassemblement politique en Alabama, Trump a beuglé : « N’aimeriez-vous pas voir l’un de ces propriétaires de la NFL, quand quelqu’un manque de respect à notre drapeau, dire : ‘Faites sortir ce fils de pute du terrain tout de suite. Dehors ! Il est viré. Il est viré’ ». Ce commentaire et un tweet du samedi matin de Trump qui a critiqué le basketteur professionnel Stephen Curry, un autre athlète d’origine afro-américaine, a incité un certain nombre de personnalités sportives à réagir avec colère. L’un d’eux s’est adressé au président sous le nom de « U bum » sur Twitter. [Bum désigne un clochard insolent. Ici c’est une insulte volontairement irrespectueuse de James LeBron, basketteur professionnel, NdT]

La guerre des mots entre le président et les athlètes noirs est une guerre de récits historiques.

Les historiens sont récompensés pour étayer la structure sociale au pouvoir, en produisant d’épais volumes sur les élites dirigeantes – habituellement des hommes blancs puissants comme John D. Rockefeller ou Theodore Roosevelt – et en ignorant les mouvements sociaux sous-jacents, et les radicaux qui ont été les véritables moteurs du changement culturel et politique aux États-Unis. Ou ils se replient sur des thèmes obscurs et hors-sujet, d’importance mineure, devenant des spécialistes autoproclamés du banal ou du trivial. Ils ignorent ou minimisent les faits et les actes incommodes qui ternissent le mythe, y compris la suppression physique de groupes, de classes et de civilisations et la pléthore de mensonges racontés par les élites dirigeantes, les médias et les institutions puissantes pour justifier leur emprise sur le pouvoir. Ils évitent les questions transcendantales et morales, y compris les conflits de classes, au nom de la neutralité et de l’objectivité. Le mantra de l’érudition désintéressée et l’obsession pour la collecte de données s’ajoutent, comme l’écrivait l’historien Howard Zinn, « à la crainte que l’utilisation de notre intelligence pour faire avancer nos objectifs moraux soit quelque peu inappropriée ».

« L’objectivité est un mot intéressant et souvent mal compris », a déclaré M. Foner. « Je dis à mes élèves que ce que l’objectivité signifie, c’est que vous avez l’esprit ouvert, et non un esprit vide. Tout le monde a des préjugés, des valeurs, des présupposés. Et vous les apportez dans l’étude de l’histoire. Mais si vous commencez à rencontrer des preuves, des recherches, qui remettent en cause certaines de vos hypothèses, vous pouvez avoir à changer d’avis ; c’est cela, être objectif. Vous devez avoir l’esprit ouvert dans vos rencontres avec les preuves. Mais ça ne veut pas dire que vous ne prenez pas position. Vous avez une obligation. Si vous avez fait toutes ces études, toutes ces recherches, si vous comprenez mieux que la plupart des gens les grands enjeux de l’histoire américaine, simplement parce que vous avez fait des recherches et qu’ils ne l’ont pas fait, vous avez une obligation en tant que citoyen de les révéler… Nous ne devrions pas rester des spectateurs. Nous devrions être des citoyens actifs. Être historien et citoyen actif ne sont pas mutuellement contradictoires. »

Les historiens qui excusent les élites du pouvoir, qui évitent la complexité et minimisent les vérités gênantes, sont récompensés et promus. Ils reçoivent des postes d’enseignants, de gros contrats d’édition, de généreuses subventions de recherches, des engagements pour des conférences lucratives et des récompenses. Les diseurs de vérité, comme Zinn, sont marginalisés. Friedrich Nietzsche appelle ce processus « l’oubli créatif ».

« Au lycée » a dit Foner, « j’ai eu un manuel d’histoire qui s’intitulait ‘Histoire de l’Histoire américaine’ qui était très unidimensionnel. Il s’agissait avant tout de l’essor des libertés. L’esclavage y était presque entièrement omis. La détresse générale des Afro-Américains et des autres non-blancs était pratiquement absente de cette histoire. C’était très partial. C’était très limité. C’est la même chose avec toutes ces statues et [le débat à leur sujet]. Je ne dis pas qu’on devrait démolir toutes les statues de tous les Confédérés. Mais si nous revenons en arrière et regardons la présentation publique de l’histoire, en particulier dans le Sud, à travers ces monuments, où sont les Noirs du Sud ? Où sont les monuments aux victimes de l’esclavage ? Aux victimes du lynchage ? Les monuments représentant les leaders noirs de la Reconstruction ? Les premiers sénateurs et membres du Congrès noirs ? À mon avis, en plus de démonter certaines statues, nous devons en monter d’autres. Si nous voulons une commémoration publique de l’histoire, elle doit être suffisamment diversifiée pour inclure toute l’histoire, et non pas seulement l’histoire que les personnes au pouvoir veulent que nous nous rappelions. »

« Les monuments de la guerre civile glorifient les soldats et les généraux qui se sont battus pour l’indépendance du Sud », écrit M. Foner dans « Battles for Freedom : The Use and Abuse of American History », « expliquant leur motivation en se référant aux idéaux de liberté, aux droits des États et à l’autonomie individuelle ; c’est-à-dire tout sauf l’esclavage, la ’’pierre angulaire de la Confédération’’, selon son vice-président, Alexander Stephens. Fort Mill, en Caroline du Sud, a un monument commémoratif honorant les ’’esclaves fidèles’’ des États confédérés, mais il serait difficile de trouver des monuments n’importe où dans le pays aux esclaves rebelles comme Denmark Vesey et Nat Turner, aux 200.000 soldats noirs et marins qui ont combattu pour l’Union (ou, d’ailleurs, aux milliers de blancs du Sud qui sont restés fidèles à la nation). »

Les « Filles unies de la Confédération », souligne Loewen, ont fait édifier la majeure partie des monuments confédérés du Sud entre 1890 et 1920. Cette campagne de commémoration faisait partie de ce que Foner appelle « un effort conscient pour redorer et glorifier la cause confédérée et ainsi légitimer le système récemment mis en place de Jim Crow. »

Le général Nathan Bedford Forrest, que Loewen désigne dans ses écrits comme « l’un des racistes les plus vicieux de l’Histoire américaine », a été l’un des plus gros trafiquants d’esclaves du Sud, le commandant des forces qui ont massacré les soldats noirs de l’Union après leur reddition à Fort Pillow et le fondateur du Ku Klux Klan. Pourtant, comme l’indique Foner, « il y a, dans le Tennessee, plus de statues, de monuments et de bustes de Forrest que de n’importe quelle autre figure historique de l’État, le président Andrew Jackson inclus. »

« Il n’y avait qu’une transgression suffisamment scandaleuse pour exclure les chefs confédérés du Panthéon des héros » écrit Fones. « Aucune statue de James Longstreet, un commandant bien plus capable que Forrest, n’honore le territoire du Sud, et le général James Fleming Fagan est oublié dans la galerie de portraits des personnages célèbres de l’histoire de Arkansas à Little Rock. Leur crime ? Ils ont tous les deux soutenu les droits des Noirs lors de la Reconstruction. »

Le mythe américain repose aussi fortement sur une histoire distordue de la conquête de l’Ouest.
« La mythologie de l’Ouest est profondément enracinée dans notre culture dit Foner « que ce soit dans les westerns ou dans l’idée du pionnier solitaire, de l’individu vivant à la dure dans l’Ouest, et bien sûr, le principal mensonge est que l’Ouest était en quelque sorte vide avant que les blancs, pionniers, chasseurs, trappeurs et fermiers n’arrivent de l’Est pour le coloniser. En fait, l’Ouest avait de tout temps été peuplé. La vraie histoire de l’Ouest est l’affrontement de toutes ces populations différentes, les Indiens [Native Americans], les Asiatiques en Californie, les pionniers venant de l’Est, les Mexicains. L’Ouest était un endroit très multiculturel. Il comporte plusieurs Histoires. Beaucoup de ces Histoires sont passées sous silence ou subordonnées à la seule Histoire de la migration vers l’Ouest. »

« Le racisme fait certainement partie de l’Histoire de l’Ouest », dit Foner « Mais on n’en verra rien dans un film de John Wayne [ou] dans les peintures de [Frederic] Remington ou d’autres. C’est une histoire qui n’aide pas à comprendre le présent. »

Le racisme de Remington, affiché dans les peintures de nobles colons blancs et de cow-boys luttant contre les « sauvages », était proclamé. « Les Juifs, les Indiens, les Italiens, les Huns », écrivit-il, étaient « les déchets de la terre que je déteste ». Dans la même lettre, il a ajouté : « J’ai des Winchester et quand le massacre commence… je peux en avoir ma part, et j’en ferai encore plus. »

Nietzsche a identifié trois approches de l’histoire : monumentale, antiquaire et critique, la dernière étant « l’histoire qui juge et condamne ».

« L’histoire monumentale est celle qui glorifie l’État-nation représenté dans des monuments qui ne remettent pas en question la société », a déclaré Foner. « Beaucoup d’histoires sont comme ça. La montée de l’histoire en tant que discipline coïncide avec la montée de l’État-nation. Chaque nation a besoin d’un ensemble de mythes pour justifier sa propre existence. Un autre de mes écrivains préférés, Ernest Renan, l’historien français, a écrit : ’’L’historien est l’ennemi de la nation’’. Il ne veut pas dire que ce sont des espions. L’historien débarque et démantèle les mythologies qui contribuent à asseoir la légitimité de la nation. C’est pourquoi les gens ne les aiment pas trop. Ils ne veulent pas entendre ça. Beaucoup de gens sont ainsi. C’est très bien. Ils recherchent leurs racines personnelles, leur histoire familiale. Ils vont sur ancestry.com pour trouver d’où vient leur ADN. Ce n’est pas vraiment de l’histoire ancienne. Ils n’ont pas beaucoup de contexte historique. Mais cela stimule les gens à penser au passé. Ensuite, il y a ce que Nietzsche appelle l’histoire critique – l’histoire qui juge et condamne. elle adopte une attitude morale. Il ne s’agit pas seulement de faire le lien entre les faits. elle vous dit ce qui est bon et ce qui est mauvais. Beaucoup d’historiens n’aiment pas faire ça. Mais pour moi, c’est important. Il est important que l’historien, après avoir fait les recherches et présenté l’histoire, dise où il se situe par rapport à toutes ces questions importantes de notre histoire. »

« Que ce soit Frederick Douglass, Eugene Debs, Elizabeth Cady Stanton, Martin Luther King Jr, ce sont les gens qui on essayé de rendre l’Amérique meilleure », a dit Foner. « King, en particulier, était un type très radical. »

Pourtant, comme le souligne Foner, King est en fait « figé dans un seul discours, une phrase : je veux que mes enfants soient jugés par le contenu de leur caractère, et pas seulement par la couleur de leur peau. Mais ce n’est pas le seul but du mouvement des droits civiques. Les gens l’oublient, il est mort en dirigeant une marche des pauvres, en menant une grève des travailleurs de l’assainissement. Il ne parlait pas seulement des droits civils. Il avait fait de l’égalité économique une question fondamentale. »

Max Weber a écrit : « Ce qui est possible n’aurait jamais été réalisé si, dans ce monde, des gens n’avaient pas tenté l’impossible à plusieurs reprises. »

Foner, comme Weber, soutient que ce sont les visionnaires et les réformateurs utopistes comme Debs et les abolitionnistes qui ont provoqué un véritable changement social, et non les politiciens « pratiques ». Les abolitionnistes ont détruit ce que Foner appelle la « conspiration du silence par laquelle les partis politiques, les églises et autres institutions cherchaient à exclure l’esclavage du débat public », écrit-il:

« Pendant la majeure partie des années 1850 et les deux premières années de la guerre de Sécession, Lincoln envisageait couramment le modèle d’un politicien pragmatique – préconisant un plan pour mettre fin à l’esclavage qui impliquait une émancipation progressive, une compensation monétaire pour les propriétaires d’esclaves et l’établissement de colonies de Noirs libérés en dehors des États-Unis. Ce projet insensé n’avait aucune possibilité de passer. Ce sont les abolitionnistes, que certains historiens considèrent encore comme des fanatiques irresponsables, qui ont mis en ‘avant le programme – une fin immédiate et non compensée à l’esclavage, les Noirs devenant des citoyens américains – qui a fini par se concrétiser (avec l’aide finale de Lincoln, bien sûr). »

Les querelles politiques qui dominent le discours public ne remettent presque jamais en question le caractère sacré de la propriété privée, de l’individualisme, du capitalisme ou de l’impérialisme. Ils affirment que les Américains sont un peuple « bon » et qu’ils surmontent constamment les préjugés et les injustices qui ont pu se produire dans le passé. Les débats entre les démocrates et les Whigs, ou républicains et démocrates d’aujourd’hui, trouvent leur origine dans la même allégeance aux structures dominantes du pouvoir, au mythe de l’exceptionnalisme américain et à la suprématie blanche.

« C’est une querelle de famille sans désaccords réels et sérieux », a dit Foner.

Ceux qui défient ces structures, qui cherchent l’impossible, qui osent dire la vérité, ont été, tout au long de l’histoire américaine, rejetés comme des « fanatiques », mais, comme le souligne Foner, ce sont souvent les « fanatiques » qui font l’histoire.

Source : Truthdig, Chris Hedges, 24-09-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

Commentaire recommandé

Fritz // 27.09.2019 à 07h01

Grâce aux fanatiques admirés par Chris Hedges, les états du sud ont fait sécession après l’élection de Lincoln, la guerre de Sécession a fait plus de 600.000 morts, les esclaves afro-américains ont été affranchis dans les pires conditions, le Sud écrasé s’est vengé par le Ku Klux Klan, un racisme effrayant et de multiples lynchages…. Bilan magnifique, en vérité.

Allez, tous ensemble : John Brown’s body lies a-moulderin’ in the grave (ter), but his soul goes marching on…

Ah, j’oubliais la pique obligée contre Trump, qui « beugle ». C’est quoi ce racisme anti-rouquin ?

18 réactions et commentaires

  • Fritz // 27.09.2019 à 07h01

    Grâce aux fanatiques admirés par Chris Hedges, les états du sud ont fait sécession après l’élection de Lincoln, la guerre de Sécession a fait plus de 600.000 morts, les esclaves afro-américains ont été affranchis dans les pires conditions, le Sud écrasé s’est vengé par le Ku Klux Klan, un racisme effrayant et de multiples lynchages…. Bilan magnifique, en vérité.

    Allez, tous ensemble : John Brown’s body lies a-moulderin’ in the grave (ter), but his soul goes marching on…

    Ah, j’oubliais la pique obligée contre Trump, qui « beugle ». C’est quoi ce racisme anti-rouquin ?

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    • Mr K. // 27.09.2019 à 09h58

      @ Fritz
      Vous avez mal lu, ou en diagonale rapide.

      Vous écrivez : « Grâce aux fanatiques admirés par Chris Hedges, les états du sud ont fait sécession après l’élection de Lincoln, la guerre de Sécession a fait plus de 600.000 morts […] « .
      Chris Hedges s’appuie abondamment sur l’historien Eric Foner dans son texte. Dont une des majeures citation (dernière partie du billet) vient en contradiction totale avec ce que vous écrivez, qui est donc factuellement faux.
      Ce n’est qu’après les deux premières années de guerre que Lincoln a radicalisé sa position sous l’influence de « fanatiques » :

      « Pendant la majeure partie des années 1850 et les deux premières années de la guerre de Sécession, Lincoln envisageait couramment le modèle d’un politicien pragmatique – préconisant un plan pour mettre fin à l’esclavage qui impliquait une émancipation progressive, une compensation monétaire pour les propriétaires d’esclaves et l’établissement de colonies de Noirs libérés en dehors des États-Unis. […] »

      Le texte de Chris Hedges est principalement une réflexion sur l’Histoire.
      Votre matière de prédilection @Fritz, si je ne m’abuse.
      Quelle mouche simpliste vous a piqué?

        +9

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      • Fritz // 27.09.2019 à 10h53

        J’ai bien lu ce passage, et je n’ignore pas que Lincoln avait une position publique nuancée sur la question de l’esclavage (« Si je pouvais sauver l’Union en libérant tous les esclaves, je le ferais ; si je pouvais sauver l’Union en ne libérant aucun esclave, je le ferais ; et si je pouvais sauver l’Union en libérant certains esclaves et pas les autres, je le ferais aussi »).

        Seulement, la réputation d’abolitionniste d’Abraham Lincoln a poussé les excités de Caroline du Sud à faire sécession en décembre 1860 (« The Union is dissolved ! »), puis à tirer sur le Fort Sumter.

        Je cite tout cecei de mémoire, comme j’ai cité le début de la chanson de John Brown, pour bien montrer que M. Hedges préfère les activistes à la Brown aux politiciens prudents à la Lincoln. Las, tous les deux l’ont payé de leur vie.

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        • RGT // 28.09.2019 à 10h29

          L’esclavage n’était pas la cause principale et réelle de le guerre de sécession.

          La cause principale était la montée en puissance d’une économie capitaliste industrielle au nord qui entrait en conflit direct avec une économie rurale au sud.

          L’esclavagisme était simplement une excuse pour que le nord puisse dominer le sud en utilisant un prétexte « humaniste ».
          En fait, le nord utilisait une forme d’esclavage bien plus profitable et sournoise : L’esclavage économique dans lequel les nouveaux serfs modernes devaient se prostituer ainsi que leurs enfants pour parvenir à survivre dans des conditions largement plus lamentables que les esclaves du sud.

          Simplement parce qu’au sud, les esclaves étaient achetés et qu’il fallait « préserver son investissement » en les maintenant en bonne santé et pas trop stressés sinon ils étaient totalement incapables de travailler.

          Dans le nord, comme la main d’œuvre était quasi-gratuite (un bout de pain moisi suffisant pour la journée) il était possible d’en abuser au delà de toute limite.
          De plus, avec l’immigration massive de gueux il était aussi possible de faire baisser le coût « effarant » de cette main d’œuvre.

          A la fin de la guerre, les esclaves ont été « libérés » afin de venir grossir les rangs de main d’œuvre corvéable à merci pour le plus grand bonheur des oligarques du nord.

          Si l’esclavage avait été réellement rentable, les ploutocrates du nord l’auraient défendu avec acharnement. Mais comme ils avaient un « business model » bien plus profitable il l’ont décrié pour des motifs mensongers.

          La pire domination n’est pas souvent celle qu’on croit.

          Je tiens à préciser que je suis totalement opposé à toute forme d’esclavagisme, qu’il soit « traditionnel » ou « moderne ».

            +7

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      • Sandrine // 27.09.2019 à 11h30

        Sans doute que @Fritz se place du point de vue de l’histoire critique et il trouve peut-être que la solution à 2 états aurait été préférable à celle qui a été préférée sous l’impulsion desdits fanatiques qui a finalement abouti à une situation de ségrégation très violente sous couvert de respect des droits de l’homme

          +3

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        • lon // 28.09.2019 à 10h35

          Bah , droits de l’homme, Lincoln est parti en guerre pour préserver l’Union , pas pour les beaux yeux des esclaves . Les sudistes furent largement responsables de la situation , un cas typique où un sentiment de culpabilité sous-jacente mène à une surenchère d’auto-justification absurde et de position radicale et violente .
          Toute ressemblance entre une élite fédéraliste poursuivant un projet fédéraliste américain depuis 1776 ,clair dans ses grandes lignes, et une élite européenne poursuivant un  » projet européen  » depuis 45 ne peut être que forcément fortuite ….

            +5

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    • Sandrine // 27.09.2019 à 10h24

      Je ne vois pas où est le racisme « anti-rouquin » dans le fait de critiquer l’opposition de Trump à l’enlèvement des statues confédérées parce que selon lui ce serait une attaque contre l’histoire commune des Américains. En Russie, actuellement, vous avez plein de musées à ciels ouverts de statues datant de l’ancien régime soviétique (regroupées dans certains coins de parcs publics par exemple). Ces statues n’ont pas été détruites, tout un chacun peut encore aller les admirer s’il le souhaite, mais elles ne trônent plus au milieu des places centrales de l’espace public, ce qui me parait traduire une gestion prudente, « laïque » et progressiste de la « mémoire nationale »… A l’opposé, en tout cas de ce que l’on peut trouver dans certains pays de l’Europe de l’est ex-communistes où des statues de fascistes tortionnaires de l’époque de la seconde guerre mondiale sont installés au carrefour de villes importantes : j’ai vu par exemple récemment un buste rutilant de Ante Pavelic à Split. S’agit-il d’une ancienne statue restaurée où ou d’une œuvre contemporaine, aucune idée ; mais toujours est-il que cela a beaucoup choqué la touriste que j’étais !

        +12

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  • Pierrot // 27.09.2019 à 10h20

    Einstein a dit que le peuple américain était un peuple inculte car il n’avait pas d’histoire.
    Pierre Conessa a écrit dernièrement un livre sur cette question. Il explique que si vous rentrez dans une librairie aux états unis et que vous demandez un livre sur l’ histoire des états unis on ne vous en donnera pas car cela n’existe pas.
    L’histoire ne relève pas de l’état fédéral.
    Les américains ont une vision de l’histoire à travers le cinéma d’Hollywood. Autant dire que l’esprit critique y est très limité.

    D’ailleurs certains historiens américains se sont regroupés pour montrer une autre histoire de l’Amérique avec les aspects critiques et ils ont fait quoi un livre ? non ils ont fait une série de film intitulé  »une autre histoire de l’Amérique »
    réalisé par Oliver Stone avec des documents d époque. On le trouve à la Fnac environ 12 h de film.

      +11

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    • Jean-Pierre Georges-Pichot // 28.09.2019 à 10h24

      Les Américains ne lisent pas. C’est un fait. Il n’est pourtant pas exclu que la connaissance passe par d’autres voies et connaisse malgré tout une certaine diffusion. En ce qui concerne l’histoire noire, Spike Lee a expliqué dans le temps que sa motivation pour tourner son film sur Malcolm X était le fait que les jeunes noirs autour de lui n’avaient aucune idée de leur histoire propre. Il a réagi par un film. Un Français aurait sans doute plutôt écrit un livre. Cela résulte aussi du différentiel de niveau économique.

        +1

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  • Jean D // 27.09.2019 à 11h00

    Texte intéressant, cependant il s’adresse surtout aux lecteurs aux Etats-Unis. On aurait aimé en savoir un peu plus sur l’enseignement de l’histoire dans les écoles là-bas. Est-ce aussi indigent que le prétend par exemple Pierre Conesa, et dicté par Hollywood (https://www.youtube.com/watch?v=etvPGe22Cfg) ?

    Autre interrogation, je me demande si pour comprendre le « roman national » états-unien, il ne faudrait pas remonter au Mayflower. Le mythe de la nouvelle Jérusalem n’est-il pas toujours prégnant ? Cette mentalité religieuse, ce sentiment de prédestination, n’est-il pas un puissant frein à l’écriture et la diffusion d’une Histoire objective ?

    D’ailleurs je trouve la définition de l’objectivité excellente : « c’est cela, être objectif. Vous devez avoir l’esprit ouvert dans vos rencontres avec les preuves »

      +8

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    • Jean-Pierre Georges-Pichot // 28.09.2019 à 10h51

      On remonte toujours au Mayflower pour expliquer les Etats-Unis, et ce n’est sans doute pas injustifié, dans une certaine mesure. C’est l’effet de fondation, même si la plupart des Américains d’aujourd’hui sont d’origines très différentes. Mais il faudrait vraiment une argumentation serrée pour faire des Puritains les responsables d’une supposée indifférence américaine à l’histoire objective. Après tout, ils portaient un impératif social majeur : la lecture de la Bible. C’est à dire la lecture. Puis, par pente inévitable, la lecture critique… D’où l’Histoire. C’est ce qui est arrivé en Europe. Aux E.U. , les Puritains, plus spécifiquement, portaient la haine absolue du mensonge, et de l’infidélité aux engagements pris. En politique, l’adhérence têtue aux droits formulés par la Constitution. Il y a pas mal de choses sympathiques dans tout cela. Le puritanisme de la Nouvelle-Angleterre n’est pas ce que l’Amérique a donné de pire. Encore récemment, Edgar Snowden prend soin de rappeler ses origines familiales, qui remontent justement au Mayflower. Il fait de sa prise au pied de la lettre des principes constitutionnels originels le fondement légal et la motivation de son action en sauvetage des libertés publiques universelles.

        +3

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    • Jean D // 28.09.2019 à 12h18

      Merci pour votre réponse et de pointer la difficulté à mesurer le poids du mythe du mayflower dans le « roman » national étatsunien aujourd’hui. Peut-être en tant qu’européens on donne trop d’importance à cette tradition dans la mentalité des étatsuniens ?

      Il y a pourtant une donnée qui interroge : comment se fait-il que les Etatsuniens soient si nuls en géographie ? C’est un peuple hautement éduqué et pourtant, en majorité, il ne s’intéressent pas à ce qui se passe hors de ses frontières. J’ai l’impression que les Etatsuiniens considèrent qu’ils vivent dans le plus beau pays du monde, une sorte de « paradis terrestre ».
      [modéré]

        +1

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  • Alain // 27.09.2019 à 12h06

    Il faudrait aussi mettre fin au mythe du brave Yankee du nord se battant pour la liberté des Noirs. Il s’agissait avant tout d’empêcher le sud de commercer avec l’Angleterre et de l’enchaîner à l’industrialisation naissante du nord. Il s’agissait aussi de transformer les esclaves des plantations en prolétariat, finalement encore moins bien traité quoique libre, exploité par l’industrie et les affaires.

    De plus l’abolition de l’esclavagisme dans les états du nord a été très progressif et les propriétaires indemnisés

      +10

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  • Vincent P. // 27.09.2019 à 13h19

    Les E.U n’ont pas d’histoire.
    Mayflower, Far West, sécession et guerres mondiales : voilà tout ce qu’ils ont à glorifier.
    La courte existence de ce non-pays a pleinement participé à réduire le spectre de l’histoire, à éliminer le millénaire et demi de notre roman national au profit des seuls deux derniers siècles, jusqu’à considérer que le second conflit mondial relèverait du temps long.
    Aujourd’hui, on nous montre des images des années 70/80 en noir et blanc pour instiller l’idée que c’est tellement loin, et la création de Youtube pour un 2000, c’est sous les Carolingiens !
    Bref, les E.U brillent par leur non-culture et la façon dont ils l’imposent, tel le brillant modèle qu’ils représentent toujours, en dépit du bon sens.
    Peut-être peut-on même imputer leur insolente arrogance à l’inconnaissance propre à leur ridicule jeunesse ?
    En cela, je trouve que Trump incarne à la perfection l’adolescent stupide que sont les E.U.

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  • François // 27.09.2019 à 14h30

    Comme le soulignait Michel de Certeau, la pratique historiographique consiste à tester des modèles présents ( sociologique, économique, linguistique, démographique etc) sur une période du passé, et ce, afin d’en tester les limites. Par exemple, on va plaquer le modèle de la transition démographique à l’ancien régime. Plus exactement on va le tester dans les différentes provinces du royaume de France. Au résultat on obtient ainsi une cartographie qui indique des transitions démographiques différentes selon les régions. Ainsi apparait une limite au modèle présent qui postule une transition démographique uniforme. Le passé apparait par le fait d’une limite à un modèle présent. Autrement dit autrefois, ça n’était pas comme aujourd’hui ! En ce sens c’est du présent conjugué au passé.

    Pareillement, l’historien doit toujours se poser la question de ce qui lui vient du passé et qui guide sa pratique et ses choix. Par exemple l’université est héritière en partie des cercles intellectuels du XVII siècle. Rapidement, ces cercles se sont constitués autour du pouvoir pour lui fournir des moyens d’agir. Les sciences sociale sont là pour permettre à la société d’opérer une transformation sur elle-même. Ce passé influe sur la pratique historienne. En ce sens, c’est du passé conjugué au présent. Cela s’appelle l’élucidation historiographique, elle permet de mettre à distance les notions d’impartialité et d’objectivité au profit de celui d’honnêteté intellectuelle. Cela se combine parfaitement avec le respect des faits. Exemple Louis XVI est mort le 21 janvier 1793.

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  • Jean-Pierre Georges-Pichot // 28.09.2019 à 10h05

    Sur l’histoire. Toute collectivité repose sur un certain nombre de mensonges partagés. Tout solidarité est une complicité. Cela fait de l’historien un personnage-limite. L’historien intégral ne peut-être qu’apatride, et a intérêt à crier de loin. Exemple récent et pertinent : l’histoire de la collaboration en France, qui n’a pu se développer que lorsque des étrangers, souvent des Américains en l’occurrence, ont débouché les toilettes. Ce que je lis sur les Etats-Unis ne m’étonne donc pas : mais en France, Adolphe Thiers est un des personnages qui a le plus de rues en son honneur. Il en a même une à Paris, ce qui étonne Eric Hazan. On peut cependant observer, avec prudence, que les peuples de langue anglaise sont parmi les plus solidaires. Revenir au début pour en déduire quelques conséquences, et comprendre la possibilité d’un Trump.

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  • lon // 28.09.2019 à 10h10

    La guerre de Sécession fut la victoire définitive des idées d’Hamilton et Madison ,les fédéralistes créateurs de l’Etat fédéral . C’est le conflit sur l’extension de l’esclavage aux nouveaux états de l’Ouest voulue par l’oligarchie sudiste , qui a mis le feu aux poudres . Le Nord qui s’industrialisait ne pouvait perdre sa base prolétaire, qui voyait dans l’esclavage un moyen de réduire les salaires . Entre un Sud aimablement confédéré qui n’était même d’accord sur les standards d’écartement des rails de chemins de fer, et un Nord centralisé et industriel , pas besoin d’être prophète pour deviner l’issue de la guerre . L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs ; cette guerre sera donc vue du Nord la « Civil War » , ce qui en dit long sur l’à priori idéologique , et vue du Sud  » « the War between the States » , ce qui est encore plus explicite .
    Il est faux d’affirmer comme certains ici que l’histoire américaine n’existe pas, elle est même enseignée dans les lycées , mais c’est une matière confidentielle tout comme en Europe , qui en France connait vraiment l’histoire à part les afficionados et les lecteurs des Crises ? Les Etats-Unis sont un pays plein de contradictions , on crache sur l’Etat et ses dangers de dérive dictatoriale mais l’Etat fédéral est le plus gros employeur du pays ; on entretient le mythe d’une conquête de l’Ouest due à l’initiative de courageux pionniers , quand en fait c’est Washington qui a planifié le processus de bout en bout , avec primes et incitations diverses, et un prix d’acquisition de terres défiant toute concurrence .

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    • Fritz // 28.09.2019 à 16h13

      Merci pour cette mise au point, @Ion. Bien sûr que l’histoire américaine existe. Et les États-Unis ont de bons historiens universitaires et érudits, comme Stanley Payne dont je recommande ici le Fascism in Spain 1923-1977. Quant à la colonisation, faut-il rappeler l’importance du Land Ordinance Act et du Homestead Act (1862)…

      Seule nuance : là-bas, quand on parle de l’État fédéral, on dit : « le gouvernement » (the government). Les Américains réservent le mot état (state, sans majuscule) aux états fédérés (ou confédérés, entre 1861 et 1865).

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