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28.février.201928.2.2019 // Les Crises

Pour un film d’Hollywood, « Vice » est exceptionnellement astucieux sur la politique. Par James DiEugenio

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Film intéressant en effet, que je vous recommande….

Source : Consortium News, James DiEugenio, 10-01-2019

Le film d’Adam McKay peut-être imparfait, mais il faut absolument le voir pour se rendre compte de la manière dont Cheney a acquis du pouvoir en exploitant le Watergate, la faiblesse d’un président inexpérimenté et le le choc du 11 septembre, écrit James DiEugenio.

En 2015, le réalisateur Adam McKay a fait quelque chose d’inhabituel à Hollywood : faire un bon film à partir d’un bon livre. En fait, on pourrait même aller jusqu’à dire que le film de McKay « The Big Short » [Le casse du siècle, sorti en Novembre 2015, NdT] est encore meilleur que le livre de Michael Lewis. Il est plus amusant, plus rythmé et beaucoup plus novateur sur le plan stylistique.

McKay a même fait quelque chose d’encore plus inhabituel pour Hollywood : faire un bon film sur un personnage peu attirant et antipathique: l’ancien vice-président Dick Cheney. Le film s’intitule « Vice ». [« Vice » sortira le 13 février prochain en France, NdT] à juste titre. Je vais dire des choses critiques sur « Vice » mais permettez-moi tout d’abord de recommander à tous ceux qui lisent ce site d’aller voir ce film. Ce n’est pas souvent qu’Hollywood produit un film aussi juste, ambitieux et intelligent sur la scène politique américaine contemporaine.

Vice : Portrait de l’abus de pouvoir. (@vicemovie sur Twitter)

Au début de sa vie, Cheney s’est fait virer de Yale et s’est fait épingler deux fois pour conduite en état d’ivresse. Sa femme Lynne – qui est devenue plus tard une auteure prolifique – l’a aidé à se reprendre et à se mettre sur la voie d’une carrière politique. À partir de ce moment, McKay, qui a également écrit le scénario, accole à Cheney le leitmotiv suivant qui apparaît sur l’écran à un moment donné :

« Méfiez-vous de l’homme tranquille. Car pendant que d’autres parlent, il regarde. Et pendant que d’autres agissent, il planifie. Et quand ils se reposent enfin, il frappe. »

L’avertissement s’applique aux trois actes clefs du film.

La vacance du pouvoir suite au Watergate

Pendant le scandale du Watergate, Cheney croyait que tout républicain non touché par le scandale était précieux comme l’or. Donald Rumsfeld et lui même ont cherché à combler la vacance du pouvoir à la Maison-Blanche sous Gerald Ford. Afin de compenser les lois restrictives sapant le pouvoir exécutif après le Watergate, un jeune avocat ambitieux émergea : Antonin Scalia. Le futur juge de la Cour suprême des États-Unis a fourni à Cheney la théorie de l’exécutif unifié, une doctrine que Scalia a tirée de l’article 2 de la Constitution des États-Unis et qui confère au président le « pouvoir exécutif ». Cheney a essayé d’utiliser cette doctrine en tant que chef de cabinet du président Ford.

George W. recherche vice-président

L’homme discret réapparaît pendant la campagne présidentielle de George W. Bush. Comme le film le montre, en raison d’un accord qu’il avait conclu avec sa femme, Cheney était seulement censé diriger les recherches d’un vice-président pour Bush. Détectant que W était hésitant et incertain de lui-même sur la scène de la politique étrangère, Cheney conclut un accord avec George W. qui ferait de lui le vice-président le plus puissant de l’histoire. Grâce à ce pacte, Cheney a réalisé quelque chose que Lyndon Johnson avait essayé d’obtenir sans succès auprès de John Kennedy : une coprésidence. Il s’est installé à la Chambre des représentants et au Sénat et avait également des bureaux virtuels à la CIA et au département d’État.

Vice-président Dick Cheney, Offutt Air Force Base, Nebraska, août 2006. (Photo Maison Blanche/David Bohrer)

L’après 11 septembre

Ces dispositions le placèrent dans une position stratégique lors des attentats du 11 septembre 2001. Cheney a conseillé au président Bush de rester en vol pour des raisons de sécurité pendant qu’il – sans l’autorisation de Bush – donnait l’ordre au secrétaire de la Défense Rumsfeld d’abattre [des avions civils dont on pensait qu’ils pouvaient avoir été détournés, NdT]. Et ce n’était que le début de la domination Cheney sur la guerre contre le terrorisme.

Comme McKay le montre dans le film, Cheney choisissait unilatéralement les suspects qu’il voulait que la CIA arrête et expulse vers des prisons secrètes et sans lois à l’étranger. C’est Cheney, assisté par David Addington, l’avocat néoconservateur, et Doug Feith, analyste au département d’État, qui a construit « l’usine à gaz » du renseignement afin d’éviter tout examen rigoureux des sources et des méthodes des rapports du renseignement.

Tout comme les néoconservateurs du groupe B des années 1970 [groupe constitué notamment d’anciens trotskystes créé par Bush père en 1976, chargé de fournir des renseignements alternatifs à ceux de la CIA, NdT], qui surpassaient allègrement les estimations de la CIA concernant la menace militaire soviétique, Cheney descendait au quartier général de l’agence d’espionnage à Langley, en Virginie, et s’imposait parmi ses officiers et analystes. Le vice-président exigea l’accès à toute l’information, faisant fi de la fiabilité de la source ou de la coercition qui avait été appliquée pour l’obtenir. C’est cette impériosité qui a permis à la désinformation de Rafid Ahmed Alwan al-Janabi, un informateur né en Allemagne, également connu sous le nom de Curveball à la CIA, de jeter les bases erronées de l’invasion de l’Irak.

Bush, Cheney et Rumsfeld quittent le Pentagone pour la cérémonie d’adieu de Rumsfeld, le 15 décembre 2006. (Département de la Défense, sergent d’état-major de l’U.S. Air Force, D.D. Myles Cullen)

Et Cheney s’assura qu’un maximum de coercition s’appliquait aux suspects qu’il avait choisis. Par l’entremise d’Addington, Cheney a recruté John Yoo, un avocat formé à Yale travaillant au ministère de la Justice. Yoo était d’accord avec la théorie exécutive unitaire de Scalia. Il a rédigé des mémorandums juridiques qui indiquaient que, dans la guerre contre le terrorisme, l’Amérique pouvait allègrement faire fi des directives de la Convention de Genève sur le traitement des prisonniers. Les notes de service de Yoo déclaraient que la CIA ne devrait limiter la douleur physique qu’en cas de défaillance d’un organe vital ou de risque de décès. C’est le déni presque total du droit international par Yoo qui a mis l’Amérique sur la voie d’Abu Ghraib, la prison irakienne où la CIA et l’armée américaine ont honteusement supervisé les abus extrêmes et la torture des prisonniers.

Toujours pas terminé

Il est remarquable que McKay ait réussi à faire tenir toutes ces informations sur Cheney dans son film qui ne dure qu’un peu plus de deux heures.

Mais la piste de la perfidie est incomplète. En effet, comme l’a révélé feu Bob Parry [Important journaliste d’investigation américain, fondateur de Consortium News, décédé début 2018, NdT], c’est Cheney qui a dirigé la contre-attaque du Congrès dans l’affaire Iran/Contra. Cheney était à une réunion chez Evan Thomas où a été suggéré que le conseiller à la sécurité nationale John Poindexter commette un parjure pour protéger le président Reagan.

Adam McKay en 2015. (Wikimedia)

Mais tout ce qui précède vous en dira peu sur ce que l’on ressent en visionnant ce film. Comme pour « The Big Short », ce qui est exceptionnel avec « Vice », c’est l’approche cinématographique de McKay. Une fois de plus, il utilise une batterie de dispositifs visuels sans précédent dans le cinéma contemporain. Vers la moitié du film, par exemple, avant que Cheney ne devienne vice-président, le film semble se terminer brutalement. Le générique tourne, avec une musique cordiale et joyeuse. Ce qui sous entend que nous nous serions tous mieux porté si Cheney n’était pas devenu coprésident.

Dans « Vice », cependant, de telles innovations brillantes n’aident pas forcément l’intrigue dans son ensemble. « The Big Short » concernait un événement, à savoir l’effondrement économique de 2007-08. Dans « Vice », il s’agit de la vie et de la carrière d’un homme.

Si McKay avait réduit, plutôt qu’accru, son inventivité visuelle, il aurait sûrement mieux expliqué le parcours de Cheney qui a fini par devenir un personnage digne de Lago, le traître de Shakespeare. (Une parodie de scène de chambre à coucher écrite et interprétée en vers shakespearien – ce qui arrive – ne résout pas l’énigme de l’explication des personnages). Un récit un peu plus direct aurait aussi permis aux acteurs – Christian Bale dans le rôle de Cheney et Amy Adams dans celui de sa femme – d’exprimer d’avantage leur potentiel et leur talent. Les acteurs sont parfaits pour les rôles, mais en raison de l’attention que McKay porte à d’autres questions, ni l’un ni l’autre ne peut s’exprimer totalement.

Je reste néanmoins très enthousiaste au sujet du film et de McKay. Comment peut-on ne pas admirer un réalisateur millionnaire qui s’identifie en tant que social-démocrate et fait de si bons films ? Puisse-t-il continuer sur cette voie et se bonifier avec le temps.

James DiEugenio est chercheur et écrivain sur l’assassinat du président John F. Kennedy et d’autres mystères de cette époque. Son livre le plus récent est « The JFK Assassination : The Evidence Today. »

Source : Consortium News, James DiEugenio, 10-01-2019

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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Commentaire recommandé

Kokoba // 28.02.2019 à 08h43

Cheney et Rumsfeld…
Ces 2 salopards existent depuis un sacré moment.

En France, on ne se rend pas compte de toute la puissance, l’influence et la malfaisance qu’ont eu les neo-conservateurs.
Guerre des Balkans, Kosovo, invasion de l’Irak, destruction de la Libye, Syrie, partition du Soudan, Afghanistan, tension perpetuelle avec la Russie. Ukraine, révolutions de couleur, blocus de Cuba, destabilisation du Venezuela, coup d’etat au Bresil, regime changes divers.

Sans faire de point Godwin, ces types auront fait une carrière digne des pires criminels Nazis.
A la différence, qu’ils ne seront jamais jugés pour leurs actes.

11 réactions et commentaires

  • Kokoba // 28.02.2019 à 08h43

    Cheney et Rumsfeld…
    Ces 2 salopards existent depuis un sacré moment.

    En France, on ne se rend pas compte de toute la puissance, l’influence et la malfaisance qu’ont eu les neo-conservateurs.
    Guerre des Balkans, Kosovo, invasion de l’Irak, destruction de la Libye, Syrie, partition du Soudan, Afghanistan, tension perpetuelle avec la Russie. Ukraine, révolutions de couleur, blocus de Cuba, destabilisation du Venezuela, coup d’etat au Bresil, regime changes divers.

    Sans faire de point Godwin, ces types auront fait une carrière digne des pires criminels Nazis.
    A la différence, qu’ils ne seront jamais jugés pour leurs actes.

      +65

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    • Madudu // 28.02.2019 à 13h05

      Ils seront jugés, détrompez-vous !

      Par l’Histoire ou par des institutions, suivant qu’ils sont encore vivants au moment de leur défaite ou qu’ils sont morts avant.

        +2

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  • fanfan // 28.02.2019 à 10h03

    «Vice» : un film outrancier et simpliste
    par Stéphane Lacombe
    « Consacré à Dick Cheney, vice-président sous l’administration Bush entre 2000 et 2008, le film d’Adam McKay, partial et partiel, flirte avec le complotisme. »
    … « Adam McKay a construit une belle mécanique cinématographique au service d’une histoire tronquée et simplifiée, bien à l’écart des enjeux ayant façonné la carrière de Dick Cheney. N’en déplaise à l’auteur du film, les idées contribuent à guider le destin des hommes, et cela n’est en rien incompatible avec l’aveuglement, l’égotisme, la cupidité et la violence. »
    https://laregledujeu.org/2019/02/27/34797/vice-un-film-outrancier-et-simpliste/

      +3

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    • sauvingnin // 01.03.2019 à 22h36

      Le journal de BHL qui défend Dick Cheney. What else?

        +5

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  • Toff de Aix // 28.02.2019 à 11h56

    En même temps, pas besoin d’aller voir un film US pour être au courant de la « carrière » et des exploits des pires malfaiteurs de l’histoire de l’humanité. Il suffit de regarder l’état de l’Irak, de la Syrie, du moyen Orient en fait, pour s’en rendre compte. Cheney n’en est qu’un parmi tant d’autres, à la retraite ou encore en activité. Faire reposer sur ses seules épaules (et celles de quelques autres faucons) l’essentiel de la politique étrangère des usa sur les vingt dernières années est mensonger et biaisé ideologiquement. Obama et sa bande ont fait aussi pire, voire plus, que leurs prédécesseurs… Sans parler des prédécesseurs de Cheney… Cheney n’est quelque part que l’héritier d’une longue, très longue tradition politico-capitalistico-mafieuse, qui remonte aux débuts de la dynastie Rockefeller, et à sa mainmise sur l’essentiel des ressources pétrolières de l’Amérique, puis du moyen Orient.

      +37

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  • Philvar // 28.02.2019 à 15h54

    Les jugements des hommes qui font l’histoire par les petits qui la subissent m’a toujours interpellé et fourni de la matière sur la nature humaine. De tels juges sont-ils jaloux, aigres, doués d’une vue de myopes ? Que croyez-vous que les mêmes petits à leurs époques pensaient des grands envahisseurs historiques qui ont remué, bousculé des millions d’êtres humains et mélangé les gènes et les cultures dont seules les meilleures subsistaient ? Alors qu’eux subissaient, de nos jours, grâce aux énormes moyens de communication, des observateurs concernés de loin portent des jugements sans même avoir d’autres références que les manipulations de l’information qu’ils subissent. C’est vraiment intéressant.

      +3

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  • vert-de-taire // 28.02.2019 à 16h33

    « et mélangé les gènes et les cultures dont seules les meilleures subsistaient ? »
    que peut signifier cette proposition ?

    le survivant (gène ou culture) est le meilleur ?
    je m’empresse de rire avant de devoir en pleurer:

      +6

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    • ellilou // 28.02.2019 à 17h00

      Darwinisme social étendu aux civilisation? Je partage votre constat… 🙁

        +2

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      • Haricophile // 01.03.2019 à 08h29

        Darwinisme ou Eugénisme ? That is the question…

          +0

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  • Fredmos // 01.03.2019 à 11h45

    Pour moi, les films américains même quand ils critiquent le système ne remettent jamais en cause les fondements d’une société qui piétine les hommes. Bref, c’est toujours la faute d’un homme, mais les valeurs fondamentales de l’Amérique restent sauves. Cheney et co sont le produit d’une société, d’une élite financière et institutionnelle. Tout comme Macron en France.

      +7

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    • Michel 65 // 03.03.2019 à 10h03

      Je pense que les propos (attribués à) de Dick Cheney à la fin du film, s’adressant aux américains, résument assez bien
      la question que vous soulevez. Les américains ne s’intéressent pas à la politique étrangère, ils ne connaissent pas le monde ou si peu.
      Pour le moment la majorité (de ceux qui s’expriment) des américains adhèrent au système, et considèrent « qu’il » les protège.

        +0

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