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Ukraine : Bush, Obama, Trump, Biden et la géopolitique américaine

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Au milieu de la crise actuelle, Fiona Hill et d’autres anciens conseillers font le lien entre la campagne de pression du président Trump concernant l’Ukraine et le 6 janvier. Et ils sont prêts à parler.

Source : New York Times, Robert Draper – 11-04-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Fiona Hill se souvient très bien de la première fois où elle est entrée dans le Bureau ovale pour discuter avec le président de l’épineux sujet de l’Ukraine. C’était en février 2008, la dernière année de l’administration de George W. Bush. Hill, qui était alors responsable du renseignement national pour la Russie et l’Eurasie au sein du National Intelligence Council, a été convoquée pour une session stratégique sur le sommet à venir de l’OTAN à Bucarest, en Roumanie. Parmi les sujets de discussion figurait la possibilité que l’Ukraine et un autre ancien État soviétique, la Géorgie, entament le processus d’adhésion à l’OTAN.

Dans le bureau ovale, se souvient Hill, décrivant une scène qui n’a pas été rapportée auparavant, elle a dit à Bush et au vice-président Dick Cheney que proposer une voie d’adhésion à l’Ukraine et à la Géorgie pourrait être problématique. Alors que l’appétit de Bush pour « la promotion de la diffusion de la démocratie » n’avait pas été freiné par la guerre en Irak, le président russe Vladimir Poutine voyait l’OTAN avec suspicion et était farouchement opposé à ce que les pays voisins rejoignent ses rangs. Il considèrerait cela comme une provocation, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles les principaux alliés des États-Unis au sein de l’OTAN s’opposaient à cette idée. Cheney a pris ombrage de l’affirmation de Hill. « Donc, ce que vous me dites c’est que vous êtes opposée à la liberté et à la démocratie », et il s’est emporté. Selon Hill, il a brusquement rassemblé ses affaires et est sorti du Bureau ovale.

Elle se souvient que Bush lui a alors dit : « Il te fait marcher. Continue ce que tu disais ». Mais le président semblait confiant dans sa capacité à convaincre les autres dirigeants de l’OTAN, déclarant : « J’aime quand la diplomatie est musclée. » Ignorant les conseils de Hill et de la communauté du renseignement américain, Bush a annoncé à Bucarest que « l’OTAN devrait accepter la Géorgie et l’Ukraine dans le Plan d’action pour l’adhésion ». La prédiction de Hill s’est réalisée : plusieurs autres dirigeants présents au sommet se sont opposés à la proposition de Bush. L’OTAN a finalement publié une déclaration de compromis qui s’est avérée insatisfaisante pour presque tout le monde, déclarant que les deux pays « deviendront membres » sans préciser comment et quand ils le feraient – et toujours en faisant fi des souhaits de Poutine. (Ils ne sont toujours pas devenus membres).

« Alors qu’en mars dernier, lors d’un déjeuner, Hill se remémorait cet épisode, elle m’a dit de son austère accent anglais : « C’était le pire des mondes possibles ». L’une des plus grandes expertes de Poutine et actuelle conseillère officieuse de l’administration Biden sur la guerre Russie-Ukraine, Hill, 56 ans, s’est déjà fait une spécialité de lancer des avertissements concernant le dirigeant russe, ces derniers sont restés lettre morte auprès des présidents américains. Comme elle le craignait, la carotte que Bush a agité devant deux pays — chacun ayant obtenu son indépendance lors de la dissolution de l’Union soviétique en 1991 et ayant par la suite affiché des ambitions démocratiques — n’a pas plu à Poutine. Quatre mois après le sommet de l’OTAN de 2008, les troupes russes ont franchi la frontière et lancé une attaque contre la région d’Ossétie du Sud, en Géorgie. Bien que la guerre n’ait duré que cinq jours, la présence militaire russe devait se poursuivre sur près de 20 % du territoire géorgien. Après la timide réaction de l’Occident face à son agression, Poutine a ensuite jeté son dévolu sur l’Ukraine, une nation souveraine qui, comme il l’a affirmé à Bush lors du sommet de Bucarest, « n’est pas un pays ».

Hill devait occuper la même fonction au sein de l’administration Obama pendant près d’un an. La façon dont Obama a traité Poutine ne lui a pas toujours paru judicieuse. Lorsque Chuck Todd, de la chaîne NBC, lors d’une conférence de presse en 2013, a demandé à Obama quelle était sa relation de travail avec Poutine, il a répondu : « Il a cette façon de s’avachir, comme un enfant qui s’ennuie au fond de la classe. » Hill m’a dit qu’elle avait « grimaçé » en entendant sa remarque, et quand, un an plus tard, Obama a réagi à l’invasion et à l’annexion par Poutine de la Crimée, région ukrainienne, en qualifiant la Russie de « puissance régionale qui menace certains de ses voisins immédiats, non par force mais par faiblesse », elle a encore tiqué. Nous lui avons dit franchement : « Ne discréditez pas ce mec-là, il est susceptible et prompt à réagir aux insultes », a déclaré Hill à propos de cette remarque d’Obama envers Poutine. « Soit il ne parvenait pas à comprendre le bonhomme, soit il a délibérément ignoré le conseil. »

C’est dans un restaurant indien du Colorado que Hill m’a raconté tout ça, elle avait choisi certains des plats les moins épicés du menu, me rappelant « je suis encore anglaise », bien qu’elle soit naturalisée américaine. Le restaurant se trouvait à quelques rues du campus de l’université de Denver, où Hill venait de tenir une conférence sur la Russie et l’Ukraine, l’une des nombreuses conférences qu’elle devait délivrer cette semaine-là.

Les descriptions qu’elle a faites du président russe à son auditoire ce matin-là : « vivant dans sa propre bulle » ; « un germanophobe » ; « le style qui tire sur le messager » — étaient tout à la fois percutantes et étrangement, rappelaient aussi un autre dirigeant autoritaire qu’elle avait appris à connaître en tant que directrice principale des affaires russes et européennes du Conseil national de sécurité d’avril 2017 à juillet 2019. Bien qu’il soit logique qu’une poutinologue de la renommée de Fiona Hill soit très sollicitée après l’invasion de l’Ukraine en février dernier, j’ai été surpris de constater que son mandat au sein de l’administration Trump n’était presque jamais évoqué lors de ces discussions.

Les rencontres organisées dans le Colorado s’inscrivaient dans le cadre d’une tournée de promotion du livre qui était prévue bien avant l’attaque russe. Son autobiographie, « There Is Nothing for You Here : Finding Opportunity in the 21st Century » (Il n’y a rien pour vous ici : Trouver des perspectives d’avenir au 21e siècle), retrace le parcours d’une fille de mineur, depuis la classe ouvrière anglaise jusqu’à la Maison Blanche. Mais il couvre une période qui peut être considérée comme un prélude au conflit actuel — Hill était présente lors de la phase initiale du plan de Trump visant à faire pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky, élu en 2019, en suspendant l’aide militaire afin de pouvoir négocier des faveurs politiques. C’est aussi un regard privilégié posé sur un chef de l’exécutif au comportement chaotique, imprudent et parfois antidémocratique. (En réponse aux questions posées pour cet article, Trump a dit de Hill : « Elle ne sait absolument pas de quoi elle parle. Si elle n’avait pas d’accent, elle ne serait rien. »)

Son analyse de l’ancien président trouve une nouvelle résonance dans le moment actuel : « Lors de sa présidence, en effet, Trump en est venu à ressembler davantage à Poutine dans ses pratiques et préférences politiques qu’aucun de ses récents prédécesseurs au poste de président américain. »

En considérant les années Trump, Hill en est lentement venue à reconnaître la signification troublante d’incidents et d’épisodes disparates qu’elle n’avait pas le recul nécessaire pour apprécier sur le moment. Au cours de notre déjeuner, nous avons discuté de ce que cela représentait pour elle et pour d’autres d’avoir travaillé pour Trump après avoir fait de même pour George W. Bush et Barack Obama. La réunion à laquelle elle a participé avec Bush, à la Maison Blanche en 2008, m’a dit Hill, présentait un contraste saisissant avec les briefings auxquels elle a assisté pendant ses deux années tumultueuses de mandat au cours de l’administration Trump. Contrairement à Trump, le président Bush avait pris connaissance des documents d’information qu’elle avait rédigés. Ses questions étaient respectueuses. Elle lui faisait part d’un point de vue peu prisé mais elle n’en a pas pour autant été punie ou mise à l’écart pour cela. Même le comportement pathétique du vice-président ce jour-là ne l’a pas décontenancée, m’a-t-elle dit. « Il mettait l’accent sur le pouvoir de l’exécutif. Il ne s’agissait en aucune manière du pouvoir incontrôlé du seul chef de l’exécutif. Et à aucun moment il ne s’est agi de renverser la Constitution. »

De son expérience qui consistait à essayer de piloter la politique pendant ses deux années à la Maison Blanche de Trump, Hill a dit : « C’était incroyablement difficile. C’était en tout cas certainement le cas pour ceux d’entre nous qui servaient dans l’administration avec l’espoir de repousser les Russes, pour s’assurer que leur intervention de 2016 ne se reproduirait pas. Et en cours de route, certaines personnes ont en quelque sorte fini par perdre le sens de leur propre identité.»

Avec un sourire furtif, elle a ajouté : « On avait ce sketch récurrent dans notre bureau au NSC. Enfant, j’étais une grande fan de Tolkien et du Seigneur des anneaux. Donc, lors de mon mandat dans l’administration Trump, nous parlions de l’anneau, et de la peur de devenir Gollum » — le personnage rendu difforme par son attachement au puissant trésor — « obsédé par mon précieux, la fièvre et le pouvoir que représentait le fait d’être à la Maison Blanche. Et j’ai vu beaucoup de gens basculer dans cette spirale ». Lorsque j’ai demandé à Hill qui étaient selon elle les Gollums dans la Maison Blanche de Trump, elle a répondu très vertement : « Ceux qui ont refusé de témoigner lors de son audition de destitution. Pas mal de gens, en d’autres termes. »

Appartenant à une génération où les sujets de la Russie et de l’Europe de l’Est ont pratiquement disparu de la conscience collective américaine, Fiona Hill s’est révélée être une experte du gouvernement américain sur la Russie. Élevée dans le nord-est de l’Angleterre, région économiquement sinistrée, Fiona Hill, adolescente intelligente, s’est entendu dire par son père, alors portier d’hôpital : « Il n’y a rien pour toi ici », et elle a donc déménagé aux États-Unis en 1989 après un an d’étude à Moscou. Hill a obtenu un doctorat en histoire à Harvard et a ensuite trouvé un emploi à la Brookings Institution. En 2006, elle est devenue responsable du Renseignement national pour la Russie et l’Eurasie. L’administration Bush se concentrait alors sur les adversaires réels et imaginaires de l’après-guerre froide et de l’après-11 septembre, en Afghanistan et en Irak.

Les ambitions de Vladimir Poutine, quant à elles, ne cessaient de se manifester. Le 19 mars 2016, deux ans après l’annexion de la Crimée par Poutine, un pirate informatique travaillant avec le service de renseignement militaire russe, le G.R.U., a envoyé un courriel au président de la campagne d’Hillary Clinton, John D. Podesta, à partir de l’adresse no-reply@accounts.googlemail.com. L’e-mail, qui prétendait qu’un Ukrainien avait piraté le mot de passe de Podesta, s’est avéré être un acte réussi de spearphishing. Il a permis à la Russie d’obtenir et de diffuser, par l’intermédiaire de WikiLeaks, 50 000 courriels de Podesta, tout cela pour satisfaire la volonté de la Russie de voir Clinton être, si ce n’est une candidate présidentielle battue, au moins une candidate affaiblie.

La relation entre la campagne Trump, puis l’administration Trump, et la Russie devait avoir des implications non seulement pour les États-Unis, mais aussi, à terme, pour l’Ukraine. La liste des interactions entre Trump et la Russie est toujours aussi impressionnante : Les activités commerciales du citoyen Trump à Moscou, qui se sont poursuivies alors même qu’il était candidat. L’affinité constante du candidat Trump pour Poutine. L’incident au cours duquel le directeur de la sécurité nationale de la campagne Trump, J.D. Gordon, a édulcoré la formulation du programme du parti républicain de 2016, qui s’engageait à fournir à l’Ukraine des « armes de défense létales » pour lutter contre l’ingérence russe — et ce, la semaine même où Gordon dînait avec l’ambassadeur de Russie aux États-Unis, Sergey Kislyak, lors d’une soirée.

Roger Stone, conseiller politique de longue date de Trump, a contacté WikiLeaks par le biais d’un intermédiaire pour demander « les courriels en attente », une référence évidente aux courriels de la campagne Clinton piratés par la Russie, que le site avait commencé à publier. Trump s’en est alors mêlé : « Russie, si tu es à l’écoute, j’espère que tu vas pouvoir trouver les 30 000 courriels qui manquent. » La rencontre aux îles Seychelles entre Erik Prince (fondateur de l’entreprise militaire Blackwater et partisan de la campagne de Trump dont la sœur Betsy DeVos deviendra la secrétaire à l’éducation de Trump) et le responsable du fonds souverain russe dans le but de faciliter un dialogue par voie détournée entre les deux pays avant l’investiture de Trump. L’ancien chef de la campagne Trump, Paul Manafort, a constamment menti aux enquêteurs fédéraux au sujet de ses propres relations secrètes avec le consultant politique et agent de renseignement russe Konstantin V. Kilimnik, à qui il communiquait la teneur des sondages concernant la campagne Trump.

La réunion de deux heures de Trump avec Poutine à Helsinki à l’été 2018, hors de la présence de toute équipe. La déclaration publique de Trump, lors d’une conférence de presse conjointe à Helsinki, affirmant qu’ il était plus enclin à croire Poutine que l’équipe de renseignement américaine en ce qui concerne l’ingérence de la Russie dans l’élection de 2016. La diffusion en 2019, par Trump et ses alliés, de la propagande russe qui voudrait que ce soit l’Ukraine qui se soit immiscée dans l’élection de 2016, en soutien à la campagne Clinton. Le pardon accordé par Trump à Manafort et Stone en décembre 2020. Et plus récemment, le 29 mars, le fait que Trump dise encore une fois que Poutine « devrait publier » des saloperies sur un adversaire politique — cette fois-ci le président Biden, qui aurait reçu, en même temps que son fils Hunter Biden, 3,5 millions de dollars de la part de l’épouse de l’ancien maire de Moscou, c’est en tout cas ce qu’affirme Trump sans apporter aucune preuve.

Hill ne s’attendait pas à assister à nombre de ces moments. Elle avait d’ailleurs participé à la marche des femmes à Washington le jour suivant l’investiture de Trump. Mais dès le lendemain, elle était convoquée pour un entretien avec Keith Kellogg, à l’époque chef de cabinet de la NSC. Hill avait déjà travaillé avec le nouveau conseiller à la sécurité nationale de Trump, Michael Flynn, et avait participé à plusieurs reprises à l’émission en ligne de politique étrangère de Fox News, animée par K.T. McFarland, devenu conseiller adjoint à la sécurité nationale ; on s’attendait à ce qu’elle devienne un contrepoids interne à l’influence de Poutine. Elle a rapidement rejoint l’administration pour une mission de deux ans.

Quatre mois seulement après le début de sa présidence, Donald Trump accueillait dans le Bureau ovale deux des principaux subordonnés de Poutine : l’ambassadeur Sergey Kislyak et le ministre des affaires étrangères Sergei Lavrov. Leur rencontre n’a été rendue publique que parce qu’un photographe de l’agence de presse russe Tass a publié une image des trois hommes riant ensemble.

En tant que directrice principale du N.S.C. pour les affaires européennes et russes, Hill était censée être dans le bureau ovale lors de la rencontre avec Lavrov et Kislyak. Mais cette idée est tombée à l’eau après que sa précédente rencontre avec Trump se soit mal passée : le président l’avait prise pour une secrétaire et s’était mis en colère parce qu’elle n’avait pas immédiatement accepté, à sa demande, de taper de nouveau un communiqué de presse. Juste après que les Russes ont quitté le Bureau ovale, Hill a appris que Trump s’était vanté devant eux d’avoir licencié James Comey, le directeur du FBI, en disant qu’il avait éliminé un facteur de « forte pression », et qu’il avait continué d’agir en ce sens lors de sa réunion suivante, avec Henry Kissinger, bien que l’ancien secrétaire d’État sous Richard Nixon et Gerald Ford soit venu à la Maison Blanche pour discuter de la Russie.

Hill n’a jamais réussi à établir avec Trump les relations que McFarland, Kellogg et H.R. McMaster (qui a remplacé Flynn), ses supérieurs directs, avaient probablement espérées. Au lieu de cela, Trump a semblé plus impressionné par l’ancien directeur général d’Exxon Mobil, Rex Tillerson, son premier secrétaire d’État [équivalent du Premier Ministre, NdT]. « Il a conclu des accords énergétiques à hauteur d’un milliard de dollars avec Poutine », s’est exclamé Trump lors d’une réunion, selon Hill.

Les errances en matière de politique intérieure, la façon dont Trump avait privatisé la politique étrangère à ses propres fins. Tel était cet objectif étriqué : son désir de rester au pouvoir, indépendamment des aspirations des autres.

La méconnaissance de Trump des affaires mondiales aurait été un handicap quelles que soient les circonstances. Mais elle le désavantageait fortement lorsqu’il s’agissait de traiter avec ces hommes forts pour lesquels justement il ressentait une affinité naturelle, comme le président turc Recep Tayyip Erdogan. Une fois, alors que Trump discutait de la Syrie avec Erdogan, Hill se souvient : « Erdogan enchaîne en parlant de l’histoire de l’Empire ottoman et de l’époque où il était maire d’Istanbul. Et il est facile de voir qu’il n’écoute pas et n’a aucune idée de ce dont Erdogan parle. » Lors d’une autre occasion, m’a-t-elle raconté, Trump a plaisanté de manière légère avec Erdogan en lui disant que les connaissances de la plupart des Américains sur la Turquie se résumaient à Midnight Express, un film de 1978 qui se déroule principalement à l’intérieur d’une prison turque. Hill se souvient de Trump disant au président turc « C’est une mauvaise image : vous devez faire un autre film différent. » Quant à elle, elle se disait, Oh, mon Dieu, non, pas ça !

Lorsque j’ai précisé à Hill que d’anciens assistants de la Maison Blanche m’avaient parlé de la nette préférence de Trump pour les documents visuels par rapport aux textes, elle s’est exclamée : « C’est tout à fait exact. Il y a eu plusieurs moments très embarrassants alors qu’il voyait un article de magazine concernant l’un de ses dirigeants préférés, que cela soit Erdogan ou Macron. Il voyait une photo d’eux, et il voulait qu’elle leur soit envoyée par l’intermédiaire des ambassades. Et quand on lisait les articles, on réalisait que ces articles n’étaient absolument pas flatteurs. Ils étaient plutôt critiques. De toute évidence, on ne pouvait pas envoyer ça ! Mais par la suite, il voulait savoir s’ils avaient reçu la photo et l’article, accompagnés de ses mots : « Emmanuel, tu es magnifique. Tu parais si puissant. »

Hill considérait qu’il était peu probable qu’un homme aussi égoïste et manquant autant de discernement ait pu entretenir une collusion avec la Russie pour remporter la victoire électorale en 2016, une inquiétude qui a conduit à des enquêtes à la fois par le Senate Select Committee on Intelligence et Robert Mueller, l’avocat spécial. À ce propos, elle m’a dit qu’elle avait rencontré le conseiller en politique étrangère de la campagne Trump, Carter Page, à quelques reprises à Moscou. « Je n’arrivais pas à croire que qui que ce soit ait pu le prendre pour un espion. Je trouvais qu’il n’était pas du tout dans son élément. » Il en allait de même pour George Papadopoulos, un autre conseiller en politique étrangère. « Chaque campagne compte son lot de gens qui ne connaissent rien à rien », a-t-elle déclaré.

Pourtant, elle en est venue à voir en Trump une sorte d’autoritarisme aspirationnel au sein duquel les modèles admirés sont Poutine, Erdogan, Orban et autres autocrates. Elle a pu constater qu’il considérait le gouvernement américain comme une entreprise familiale. En observant comment la coterie de Trump se comportait en sa présence, Hill a choisi le mot « emprise », qui évoque tout à la fois une attraction mystique et une servitude. Les discours de Trump mettent habituellement l’accent sur son état d’esprit plutôt que sur la pensée, pour un résultat très efficace.. Il n’a pas échappé à Hill que la plume en chef des discours de Trump — en fait, le gardien de tout ce qui se retrouvait dans les discours du président — était Stephen Miller, qui semblait toujours proche de Trump et dont l’influence sur la politique de l’administration était « immense », dit-elle. Hill m’a rappelé un moment particulier en 2019 alors que Trump était en visite à Londres et où elle s’est retrouvée dans le même véhicule que Miller alors qu’ils traversaient la ville. « Il parlait de toutes les bagarres au couteau que les immigrants provoquaient dans ces quartiers », a-t-elle dit. « Et je lui ai dit : ces rues étaient beaucoup plus violentes quand j’y ai grandi et qu’elles étaient sous la coupe de gangs blancs. Les immigrants ont en fait calmé les choses ». (Miller a refusé de commenter ces dires).

Plus d’une fois au cours de nos conversations, Hill a fait référence aux frères Coen, équipe de réalisateurs. En particulier, elle a semblé s’identifier au personnage joué par Frances McDormand dans le film « Fargo » : une cheffe locale de la police habituellement imperturbable plongée dans une série de crimes bizarres auxquels rien dans sa longue expérience ne l’a préparée. Hill a été consternée, mais pas surprise, m’a-t-elle dit, lorsque le président Trump a parlé d’une rivale démocrate, la sénatrice Elizabeth Warren, à un dirigeant étranger, la chancelière allemande Angela Merkel, en qualifiant Warren de « sénatrice Pocahontas », tandis que Merkel en restait bouche bée de surprise. Ou encore, après avoir été informé par la Première ministre norvégienne Erna Solberg de la dépendance de son pays en matière d’énergie hydroélectrique, Trump a profité de l’occasion pour reprendre son discours habituel sur les méfaits des éoliennes.

Mais ce qui l’inquiétait, m’a dit Hill, c’était les monologues antidémocratiques de Trump. « Il disait constamment aux dirigeants mondiaux qu’il méritait de recommencer ses deux premières années », s’est-elle souvenue. « Selon lui, ses deux premières années lui avaient été volées à cause du canular russe. Et il disait qu’il réclamait plus de deux mandats. »

« Pour lui c’était peut être une plaisanterie », ai-je suggéré.

« Excepté que c’est exactement ce qu’il voulait dire », a insisté Hill. Elle a mentionné David Cornstein, un bijoutier de métier et ami de longue date de Trump que le président a nommé ambassadeur en Hongrie. « L’ambassadeur Cornstein a ouvertement parlé du fait que Trump voulait le même arrangement que Viktor Orbán » — parlant de l’autocratique premier ministre hongrois, qui occupe son poste depuis 2010 — « par lequel il pouvait repousser les limites et rester au pouvoir sans subir de contrôle, quel qu’il soit.» (Faute de pouvoir être joint, Cornstein n’a pas commenté.)

Au cours de la première année de son mandat, Trump a d’abord refusé de rencontrer le président ukrainien Petro Porochenko. Obama avait reçu Porochenko dans le Bureau ovale en juin 2014, et les États-Unis avaient offert à l’Ukraine un soutien financier et diplomatique, tout en s’abstenant de fournir des missiles antichars Javelin demandés, en partie par crainte que des agents russes au sein de la communauté du renseignement de l’Ukraine aient accès à la technologie, selon une interview de 2019 de NBC News avec l’ancien directeur de la C.I.A. John Brennan. Or voilà qu’avec le refus de Trump de rencontrer Porochenko, il appartenait plutôt au vice-président Mike Pence d’accueillir le dirigeant ukrainien à la Maison-Blanche le 20 juin 2017. Après leur rencontre, Porochenko s’est attardé dans une salle de conférence de l’aile ouest, attendant de voir si Trump lui accorderait quelques minutes.

Finalement, c’est ce que le président a fait. Les deux hommes se sont serré la main et ont échangé des civilités devant le service de presse de la Maison Blanche. Une fois les journalistes sortis, Trump a carrément dit à Porochenko que l’Ukraine était un pays corrompu. Trump le savait, a-t-il dit, parce qu’un ami ukrainien à Mar-a-Lago le lui avait dit [Mar-a-Lago est une résidence et un site historique national américain situé à Palm Beach, en Floride. La villa construite de 1924 à 1927 à la demande de Marjorie Merriweather Post. est depuis 1985 la propriété de Donald Trump, NdT].

Porochenko a répondu que son administration s’attaquait à la corruption. Trump a alors fait une autre observation. Il a déclaré, reprenant un des arguments de Poutine, que la Crimée, annexée trois ans auparavant lors d’un acte d’agression de Poutine, appartenait de droit à la Russie — parce que, après tout, les gens là-bas parlaient russe.

Porochenko a protesté, disant que lui aussi parlait russe. Tout comme, d’ailleurs, l’un des témoins de cette conversation : Marie Yovanovitch, alors ambassadrice des États-Unis en Ukraine, qui est née au Canada, a obtenu plus tard la citoyenneté américaine et a raconté cet épisode dans ses récentes mémoires, Lessons From the Edge (Leçons tirées de l’expérience, NdT). En me rapportant les paroles de Trump, Yovanovitch a ri, incrédule, et a dit : « Mais enfin, en Amérique, nous parlons anglais, mais cela ne fait pas de nous des Britanniques ! ».

La rencontre avec Porochenko annonçait d’autres échanges dérangeants avec l’Ukraine pendant l’ère Trump. « Toutes sortes d’indices laissaient entendre que, si la politique officielle des États-Unis à l’égard de l’Ukraine était plutôt bonne, Trump quant à lui n’aimait pas personnellement cette politique, m’a dit Yovanovitch. Alors, on était en permanence sur le qui-vive, se demandant, qu’est-ce qui va se passer ensuite ? »

Ce qui s’est passé ensuite, c’est que Trump a commencé à traiter l’Ukraine comme un ennemi politique. Faisant fi de la conclusion de la communauté du renseignement indiquant que la Russie avait interféré dans l’élection de 2016 dans l’espoir de nuire à son adversaire ou d’aider sa campagne à lui, il était disposé à accueillir la possibilité d’un contre-récit attrayant. « Au début de 2018, il a commencé à entendre et à répéter que c’était l’Ukraine et non la Russie qui s’était immiscée dans l’élection, et qu’ils l’avaient fait pour essayer d’aider Clinton », m’a dit Tom Bossert, ancien conseiller en sécurité intérieure de Trump. « Je savais que c’est quelque chose qu’il avait entendu de la bouche de Rudy Giuliani, entre autres. Chaque fois que cette théorie erronée a été avancée, je l’ai contestée et j’ai rappelé au président qu’elle n’était pas exacte, y compris une fois où je l’ai précisé devant M. Giuliani. »

Quand nous en sommes arrivés à 2019, un certain nombre d’assistants de politique étrangère de Trump autrefois obscurs, parmi lesquels Fiona Hill ; son successeur, Timothy Morrison ; Yovanovitch; George P. Kent, l’adjoint de Yovanovitch ; David Holmes, son conseiller politique ; William B. Taylor Jr, son successeur ; Alexander Vindman, directeur du N.S.C. pour les affaires européennes ; Jennifer Williams, conseillère spéciale du vice-président pour les affaires européennes et russes ; et Kurt D. Volker, représentant spécial des États-Unis en Ukraine — seraient entraînés dans le tourbillon d’un plan sub rosa [Terme latin signifiant quelque chose d’un parfum des plus désagréables dissimulé « sous la rose » NdT]. Il s’agissait, comme Hill le déclarera de façon remarquable au Congrès plus tard au cours de cette année-là, d’une « mission de politique intérieure » en Ukraine pour le compte du président Trump. Cette manoeuvre, principalement entreprise par l’avocat personnel de Trump, Rudy Giuliani, et son ambassadeur auprès de l’Union européenne, Gordon Sondland, devait illustrer de manière éclatante comment « Trump utilisait l’Ukraine comme un terrain de jeu à ses propres fins », m’a dit Hill.

La première rupture significative des relations entre les États-Unis et l’Ukraine pendant la présidence de Trump s’est produite lorsque Yovanovitch a été démise de son poste d’ambassadrice sur ordre de Trump. Bien qu’elle ait été une personnalité très respectée dans les cercles diplomatiques, les efforts constants de Yovanovitch pour éradiquer la corruption en Ukraine l’avaient placée dans la ligne de mire de deux associés de Giuliani d’origine soviétique qui faisaient des affaires dans le pays. Ces associés, Lev Parnas et Igor Fruman, ont dit à Trump que Yovanovitch — qui travaillait au département d’État depuis la période de l’administration Reagan — était critique à son égard. Elle est rapidement devenue la cible d’articles négatifs dans la publication The Hill de John Solomon, un écrivain conservateur ayant des liens avec Giuliani. Parmi ces articles, une affirmation de Yuriy Lutsenko, procureur général d’Ukraine, qui accusait l’ambassadrice de lui avoir communiqué une « liste de personnes à ne pas poursuivre » — affirmation que Lutsenko a ensuite réfutée sur d’une publication ukrainienne. Le mois même où il s’est rétracté, en avril 2019, Yovanovitch a été relevée de son poste.

L’ambassadrice en titre ainsi que d’autres responsables ont, en toute urgence, demandé que le secrétaire d’État Mike Pompeo, qui avait remplacé Tillerson, publie une déclaration de soutien à son égard. Pompeo ne l’a pas fait ; selon un ancien haut fonctionnaire de la Maison Blanche, il était désireux de développer un lien plus étroit avec Trump et savait que le président était attentif aux propos de Giuliani. Par la suite, un conseiller principal du secrétaire, Michael McKinley, a démissionné en signe de protestation. Selon une source familière de l’affaire, Pompeo a répondu avec colère, disant à McKinley que sa démission était bien la preuve que l’on ne pouvait pas compter sur les carriéristes du département d’État pour soutenir loyalement les politiques du président Trump. (Par l’intermédiaire d’un porte-parole, Pompeo a refusé de commenter ce sujet).

Dès le printemps 2019, Trump semblait être convaincu que non seulement Yovanovitch n’était, comme Trump devait le dire plus tard à Zelensky, « que source d’ennnuis », mais que l’Ukraine était de plus très manifestement anti-Trump. Le 21 avril 2019, le président a appelé Zelensky, qui venait d’être élu, pour le féliciter de sa victoire. Trump a décidé qu’il enverrait Pence assister à l’investiture de Zelensky. Moins de trois semaines plus tard, Giuliani a révélé au Times qu’il prévoyait de se rendre au plus vite en Ukraine pour inciter Zelensky à poursuivre les recherches relatives d’une part aux origines de l’enquête de l’avocat spécial sur l’ingérence russe lors de l’élection de 2016 et d’autre part concernant Hunter Biden, qui avait siégé au conseil d’administration de la société de production d’énergie ukrainienne Burisma Holdings et dont le père, Joe Biden, venait d’annoncer sa candidature pour l’investiture démocrate. (Giuliani a par la suite annulé ses projets de voyage).

À peu près au même moment, le conseiller à la sécurité nationale de Pence, Keith Kellogg, a annoncé aux principaux collaborateurs du vice-président : « Le président ne veut pas qu’il assiste » à la prise de fonction de Zelensky, selon une personne présente à la réunion. C’est ce qui s’est passé – véritable affront à un chef d’État européen.

Le 23 mai 2019, Charles Kupperman, conseiller adjoint à la sécurité nationale de Trump, et d’autres personnes ont discuté de l’Ukraine avec Trump dans le Bureau ovale. S’adressant à la presse à ce sujet pour la première fois, Kupperman m’a dit que le fait de même seulement aborder le sujet de l’Ukraine jetait le président dans une colère noire : « Il s’est tout simplement lâché : Ils sont [juron] corrompus. Ils ont [juron] essayé de me baiser ».

Kupperman avait vu avec quel mépris Trump traitait des alliés comme Merkel, Macron, Theresa May de Grande-Bretagne et Moon Jae-in de Corée du Sud, et il savait donc qu’il était peu probable que le président en vienne à comprendre la valeur géopolitique de l’Ukraine. « Il avait l’impression que nos alliés nous baisaient, et il n’avait aucune idée de la raison pour laquelle ces alliances étaient bénéfiques pour nous ou de la raison pour laquelle il est nécessaire d’avoir une empreinte mondiale en matière de capacités militaires et stratégiques », m’a dit Kupperman. « Si par hasard on devait lui demander de définir l’équilibre des forces, il ne savait même pas ce qu’est ce concept. Il n’avait aucune connaissance de l’histoire de l’Ukraine et de la raison pour laquelle le pays fait la une des journaux aujourd’hui. Il ne savait pas que Staline a affamé ce pays. Ce sont là les éléments contextuels que l’on doit prendre en compte dans l’élaboration d’une politique étrangère. Mais il n’en était pas capable, car il n’avait aucune compréhension de l’histoire : comment ces pays et leurs dirigeants ont évolué, ce qui motive ces pays. »

En juillet 2019, sur ordre de Trump, près de 400 millions de dollars d’aide à la sécurité pour l’Ukraine, qui avaient déjà été affectés par le Congrès, ont été mis en attente. Le président était pratiquement le seul à s’opposer à cette aide, m’a dit Kupperman : « Tous les participants au processus interagences étaient à l’unanimité favorables au déblocage de l’aide. C’était quelque chose que nous devions faire, il n’y avait pas de polémique à ce sujet, mais le processus a quand même été retardé. » La nouvelle du gel a été rendue publique en septembre, et la Maison Blanche a prétendu à plusieurs reprises que les fonds avaient été retenus en raison de la corruption en Ukraine et parce que les autres pays de l’OTAN devraient contribuer davantage en faveur de l’Ukraine. Alyssa Farah Griffin, alors attachée de presse au Pentagone, m’a rappelé qu’elle avait demandé à Laura Cooper, secrétaire adjointe du ministère de la Défense pour la Russie, l’Ukraine et l’Eurasie, si cette suspension faisait partie du processus d’examen standard.

« Absolument pas, lui a répondu Cooper. Rien de tout cela n’est normal. »

Quelques jours plus tard, la Maison Blanche de Trump a publié une transcription remaniée de la conversation téléphonique du 25 juillet du président avec Zelensky. Trump y répondait à l’intérêt du dirigeant ukrainien pour l’achat de missiles Javelin en disant : « J’aimerais cependant que vous nous rendiez un service parce que notre pays a traversé beaucoup de choses et l’Ukraine est au courant de tout ça. J’aimerais que vous découvriez comment se sont passées toute ces histoires avec l’Ukraine, ils appellent ça CrowdStrike » — une allusion à la société de cybersécurité engagée par le Comité national démocrate pour enquêter sur la violation de la sécurité de ses emails en 2016, et qui est devenue un des volets de l’affirmation ubuesque de Giuliani qui voudrait que ce soit l’Ukraine, et non la Russie, qui a volé les emails. Au cours de la même conversation, Trump a demandé à Zelensky d’aider Giuliani à enquêter sur « le fils de Biden », en référence à Hunter Biden, et de manière très inquiétante a déclaré à propos de son ambassadrice en Ukraine, Marie Yovanovitch, récemment licenciée, qu’ « il va lui arriver des bricoles. »

Parlant publiquement de l’appel téléphonique pour la première fois, Farah Griffin m’a précisé : « Ma première réaction a été qu’il était tout à fait inapproprié d’aborder des questions de politique intérieure, et on était là à la limite du complot. J’avais assisté à de nombreuses réunions et appels de chefs d’État, et ils sont plutôt pro forma. Vous savez, les choses que vous n’êtes pas censés dire. Cela m’a semblé être une violation si bizarre de la diplomatie. » Elle poursuit : « Mais ensuite, lorsqu’il est devenu clair que l’Office of Management and Budget avait en fait bloqué l’argent avant la conversation, j’ai pensé : Waouw, ça craint. »

Fiona Hill et la plupart des autres personnes qui ont témoigné en 2019 lors des premières auditions de mise en accusation de Trump en vue de sa destitution n’étaient pas des figures connues du commun des Américains — ni d’ailleurs, de Trump lui-même, qui a protesté sur Twitter que ses accusatrices étaient principalement des moins que rien. C’est leur loyauté dans le cadre de leurs domaines d’expertise qui en a fait des témoins si redoutables. « L’un des avantages de notre enquête », a déclaré Daniel Goldman, qui a été le principal conseiller de la majorité dans le cadre de l’enquête de la Chambre des représentants pour la destitution, « c’est qu’il s’agissait dans la plupart des cas de fonctionnaires de carrière qui prenaient chaque jour des notes détaillées. En conséquence, nous avons reçu des témoignages très détaillés qui nous ont aidés à comprendre ce qui s’est passé. »

En réalité, cependant, ce qui s’est passé lors de l’épisode ukrainien ne semblait pas évident pour une grande partie du public. Trump l’a emporté dans son procès en destitution, semblant sortir de l’épreuve sans une égratignure politique. C’est ce que m’a dit son ancien conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, qui a fait la distinction entre cette enquête et ce qui s’est passé concernant le comportement du président Richard Nixon 45 ans plus tôt, qui s’était soldé par la désertion de ses collègues républicains. L’acquittement de Trump par le Sénat lors de son premier procès en destitution « l’a clairement ragaillardi », a déclaré Bolton. « Et voilà Trump qui raconte : Je m’en suis tiré. Et pensant : Si je m’en suis tiré une fois, je peux encore m’en tirer. Et il s’en est encore tiré. » (Bolton n’a pas témoigné devant la commission de la Chambre ; à l’époque, son avocat a déclaré qu’il n’était « pas disposé à comparaître de son propre chef »).

Hill, pour sa part, a émergé des événements de 2019 plutôt éblouie par sa soudaine célébrité — mais tout autant, m’a-t-elle dit, par les implications de ce qu’elle et d’autres collègues de la Maison Blanche avaient vécu et qui a culminé avec la mise en accusation de Trump. « En temps réel, j’étais en train de recoller les faits, a-t-elle dit. Les errances en matière de politique intérieure, la façon dont Trump avait privatisé la politique étrangère à ses propres fins. Tel était cet objectif étriqué : son désir de rester au pouvoir, indépendamment des aspirations des autres. »

Le matin du 6 janvier 2021, Hill était à son bureau, chez elle, en train de rédiger ses mémoires, lorsqu’un ami journaliste rencontré en Russie l’a appelée. L’ami lui a dit d’allumer la télévision. Une fois qu’elle l’a fait, un éclair de lucidité terrible l’a envahie. « J’ai vu le lien, m’a-t-elle dit. Le lien reliant l’appel téléphonique de Zelensky au 6 janvier. Et je me suis souvenue comment, en 2020, Poutine avait modifié la Constitution russe pour lui permettre de rester au pouvoir plus longtemps. C’était Trump qui faisait du Poutine. »

Alexander Vindman, qui avait été démis de ses fonctions de directeur du NSC pour les affaires européennes des mois après avoir témoigné contre Trump (le président, son fils Don Jr. et d’autres partisans ont accusé Vindman, émigré soviétique et officier de l’armée, de déloyauté, de parjure et d’espionnage), m’a dit qu’il avait vécu une épiphanie similaire dans le sillage du 6 janvier. Cet après-midi-là, Vindman faisait de l’exercice dans un gymnase en Virginie lorsque sa femme, Rachel, l’a appelé pour lui dire qu’une foule avait attaqué le Capitole des États-Unis. Après avoir récupéré de sa stupéfaction, « ma première impulsion a été de contre-manifester, se souvient Vindman. Je me suis demandé ce que je pouvais faire pour défendre le Capitole. Puis j’ai réalisé que ce serait un aller simple vers le désastre. Cela pourrait donner au président une bonne raison pour invoquer la loi martiale. »

Dans les vains efforts de Trump pour invalider les résultats de l’élection, m’a dit Vindman, le président s’est dévoilé comme étant « incompétent, son propre pire ennemi, confronté à trop de contrôles dans une démocratie vieille de plus de 240 ans pour pouvoir agir en toute liberté ». Et en même temps, il poursuit : « J’en suis venu à voir ces événements apparemment isolés — le scandale de l’Ukraine, la tentative de voler l’élection de 2020 — comme faisant partie d’un tableau plus vaste. Et les effets domestiques de tout cela sont suffisamment graves. Mais il y a en plus un impact géopolitique. Nous avons raté l’occasion de renforcer l’Ukraine contre l’agression russe.

Au lieu de cela, selon Vindman, c’est le contraire qui s’est produit : « L’Ukraine est devenue en quelque sorte radioactive pendant toute la durée de l’administration Trump. Il n’y a pas eu d’engagement sérieux. Poutine voulait récupérer l’Ukraine depuis huit ans, mais il essayait d’évaluer le bon moment pour le faire. Quelques mois après le 6 janvier, Poutine a commencé à renforcer ses forces à la frontière. Il a vu la discorde ici. Il a vu l’énorme opportunité présentée par Donald Trump et ses laquais républicains. Je ne suis pas ici en train de tirer la couverture à moi. Je n’utilise pas de subtilités diplomatiques. Ces gens ont envoyé le signal que Poutine attendait. »

Bolton, un faucon renommé en matière de politique étrangère qui a également servi dans les administrations de Reagan et de George W. Bush, m’a également dit que le comportement de Trump avait causé des dommages à la fois à l’Ukraine et à l’Amérique. Le refus de prêter de l’aide à l’Ukraine, la divulgation ultérieure de la conversation musclée avec Zelensky, puis l’audience de destitution ont tous servi à miner le nouveau président ukrainien, m’a dit Bolton. « Cela a complètement empêché Zelensky d’établir une quelconque relation avec le président des États-Unis — ce qui serait pourtant la priorité absolue de tout président ukrainien, confronté à une armée russe à sa frontière orientale. Donc, en gros, cela signifie que l’Ukraine perd un an et demi de communication avec le président. »

Trump, a poursuivi Bolton, « est une aberration complète dans le système américain. Nous avons eu de bons et de mauvais présidents, des présidents compétents et d’autres incompétents. Mais aucun d’entre eux, sauf Trump, n’a été aussi centré sur son propre intérêt, et non sur l’intérêt national. Et sa conception de ce qu’était l’intérêt national changeait vraiment d’un jour à l’autre et avait beaucoup plus à voir avec ses intérêts politiques du moment ». C’était notamment le cas avec sa perception de l’Ukraine, qui, selon Bolton, décrivant les fantasmes qui préoccupaient le président, « voyait entièrement les choses sous l’angle du serveur d’Hillary Clinton et des revenus d’Hunter Biden — quel rôle l’Ukraine avait-elle joué dans les efforts d’Hillary pour voler l’élection de 2016 et quel rôle l’Ukraine avait-elle joué dans les efforts de Biden pour voler l’élection de 2020 ».

Bolton a reconnu devant moi que le comportement de Trump, tant lors du scandale ukrainien que le 6 janvier, justifiait sans conteste une procédure de destitution. Cependant, il a présenté une interprétation plutôt confuse des deux processus : dans le cadre de la première enquête, il a reproché aux Démocrates d’avoir « essayé de faire avancer les choses » et, dans le cadre de la deuxième procédure de destitution, de ne pas avoir fait pression assez rapidement afin de le « mettre en jugement avant le 20 janvier ».

Mais Bolton semble considérer les abus de pouvoir de l’ancien président comme une reconnaissance des qualités des institutions de l’Amérique plutôt que comme un signal d’alarme. « Je pense qu’il a réellement fait du tort aux États-Unis avant mais aussi à cause du 6 janvier, m’a dit Bolton. Je ne pense pas qu’il y ait de doute à ce sujet. Mais je pense que tous ces dommages étaient réparables. Je pense que les constitutions sont écrites en impliquant des êtres humains, et il arrive qu’occasionnellement on ait de mauvais acteurs. Cette fois, il s’agissait d’un acteur particulièrement mauvais. Donc, en dépit de toutes les pressions et tensions subies par la Constitution, elle a plutôt bien résisté. »

Lorsque je lui ai demandé s’il pensait que Trump pouvait être considéré comme un autocrate, Bolton a répondu : « Il n’est pas assez intelligent pour ça. » Mais si Donald Trump avait gagné en 2020, Bolton m’a dit qu’au cours de son second mandat, il aurait certainement pu se rendre responsable de « dommages qui auraient pu se révéler irréparables ». Je lui ai alors demandé si ses craintes seraient les mêmes en cas d’un nouveau mandat de Trump qu’il pourrait obtenir en 2024, et en réponse, le seul mot de Bolton a été : « Oui. »

Pour le moment, les chances de victoire de Trump sont plutôt bonnes. Il reste le principal candidat potentiel à l’investiture du Parti républicain, et serait très probablement opposé à un président sortant de 81 ans dont la côte de popularité est au plus bas. Même en cas de défaite, il y a peu de raisons de croire que Trump concédera quoi que ce soit, et encore moins qu’il le fera avec élégance. En janvier dernier, le président Biden a déclaré : « Je connais la majorité des dirigeants mondiaux — les bons comme les mauvais, les adversaires comme les alliés. Ils scutent la démocratie américaine et tentent de voir si nous allons être capables de faire face à cette situation. » Biden a poursuivi en disant que lors du sommet du G7 en Cornouailles, en Angleterre, l’été précédent, ses promesses indiquant que l’Amérique était de retour ont été accueillies par ses homologues étrangers par la réponse suivante : « Pour combien de temps ? »

Un ancien responsable de la politique étrangère ayant joué un rôle dans les tensions entre Trump et l’Ukraine, qui s’est exprimé sous couvert d’anonymat afin de pouvoir s’exprimer librement au sujet de l’ancien président, a été déstabilisé mais pas surpris par les propos de Biden. « Au fond d’eux-mêmes », a dit cet ancien fonctionnaire à propos des alliés de l’Amérique, si Trump est réélu en 2024, où en serons-nous ? Je pense que ce serait vu parmi les démocraties en difficulté comme un désastre. Elles verraient Trump comme quelqu’un qui est passé par deux procédures d’impeachment, qui a orchestré une conspiration pour invalider une élection qu’il avait perdue et qui est en quelque sorte réélu. Ils estimeraient que Trump serait alors sans limites. Mais pour eux, cela dirait aussi quelque chose sur nous et nos valeurs.»

Hill a été d’accord avec cette analyse lorsque je lui en ai fait part. « Nous avons été l’étalon-or, la référence en ce qui concerne des élections démocratiques, m’a-t-elle dit. Tout cela sera laminé si Trump revient au pouvoir après avoir prétendu que la seule façon dont il pourrait jamais perdre est que quelqu’un lui vole la victoire. Ce sera plus qu’un choc diplomatique. Je pense que cela signifierait la perte totale de la position de leader de l’Amérique sur la scène mondiale. »

Il y a quelques mois, Hill m’a raconté qu’elle avait assisté à un événement littéraire à Louisville, dans le Kentucky. Sur scène avec elle se trouvait un autre auteur de fraîche date, le Représentant Jamie Raskin du Maryland, qui était le président du groupe des Démocrates à la Chambre des représentants lors du deuxième procès en destitution de Trump. Raskin, qui se trouve également être le membre du Congrès représentant Hill, faisait aussi partie des organisateurs du premier procès.

L’évènement en question a eu lieu le 24 janvier, soit exactement un mois avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Alors que les troupes de Poutine étaient massées le long de la frontière depuis plusieurs mois, la population ne se souciait pas de la guerre. Sur le moment, l’expertise de Hill était moins demandée que celle de Raskin, qui est maintenant membre de la commission d’enquête de la Chambre des représentants concernant l’attaque du 6 janvier. Pendant une grande partie de leur colloque d’une heure, c’est Hill qui a posé des questions pertinentes à Raskin — qui, m’a-t-elle dit, « était profondément troublé par le fait que nous sommes passés à deux doigts de ne pas avoir de passation de pouvoir ».

À un moment donné, Hill a reconnu devant Raskin et le public qu’elle avait récemment pensé à la chanson tirée de la comédie musicale Hamilton, You’ll Be Back, chantée avec malice par le roi George à ses sujets américains. « Avec inquiétude, je me suis demandée si nous n’étions pas en train de revenir à ce style d’époque », a-t-elle déclaré. Hill a poursuivi en décrivant les États-Unis comme étant dans un état de fin d’évolution, de régression, les contrôles du pouvoir exécutif s’affaiblissant, et le concept d’expérience gouvernementale étant considéré avec mépris plutôt qu’avec admiration.

Ce qu’elle n’a pas dit alors, c’est une chose que Hill m’a dite plus d’une fois depuis cette époque. À travers tous nos changements, présidents et hauts fonctionnaires du gouvernement, elle a dit : « Poutine est là depuis 22 ans. C’est le même gars, avec les mêmes gens autour de lui. Et il contrôle tout. »

Robert Draper est un collaborateur du magazine. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont le plus récent est « To Start a War : How the Bush Administration Took America Into Iraq » (Comment l’administration Bush a entraîné l’Amérique dans la guerre en Irak), dont un extrait a été publié dans le magazine.

Source : New York Times, Robert Draper, 11 avril 2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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13 réactions et commentaires

  • Jean // 08.08.2022 à 08h22

    Le New York Times semble croire qu’un mensonge* mille fois répétés devient une vérité. C’est le problème avec les menteurs pathologiques, ils finissent toujours par ne plus pouvoir distinguer la vérité de leurs propres mensonges. Malgré tout les objectifs restent inchangés : La guerre partout et pour tous !

    *Sur la complicité entre Assange et Poutine entre autre.

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    • RGT // 13.08.2022 à 10h16

      « Il a permis à la Russie d’obtenir et de diffuser, par l’intermédiaire de WikiLeaks, 50 000 courriels de Podesta »…

      Jusqu’à présent absolument aucune preuve CONCRÈTE sur la responsabilité des fuites (nauséabondes) de la campagne de Killary n’a été diffusée.
      Si cette preuve RÉELLE de l’implication des russes avait été trouvée je peux vous garantir que les démocrasses US et tous les services de l’état auraient présenté ces preuves à l’ONU et auraient déclaré immédiatement la guerre à la Russie avec le soutien inconditionnel de TOUTE la « communauté internationale ».

      Selon mon avis, les fuites transmises à Wikileaks provenaient plutôt d’un militant démocrate écœuré par les magouilles ignobles à la tête de ce parti corrompu.

      De plus, le format des données transmises à Wikileaks s’apparente plus à une copie locale du contenu d’un disque dur qu’à un piratage distant de données…

      Elle est loin l’époque glorieuse durant laquelle les journaux offraient à leurs lecteurs de VRAIES informations et ne pratiquaient pas la propagande de leurs propriétaires et de l’état qu’ils contrôlent.

      En France, c’est pareil…
      Ne vous étonnez donc pas si vous êtes inondés d’informations partisanes ou inutiles (pour saturer votre cerveau afin de l’endormir).

      Les vrais scandales IMPORTANTS passent sous les écrans radar et même souvent les dirigeants de journaux encore « un peu » indépendants (Médiapart par exemple) passent sous silence des informations qui sont contraires à leurs intérêts ou à leur idéologie.

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  • Zaza // 08.08.2022 à 10h30

    Roman-photo d’ete
    Presque bien qu un film des frères Coen.
    Mais malheureusement pour l etat de la Fonction Publique U.S.A.
    On pourrait un autre roman ? « Neuily-Paris » comme titre, par exemple ?

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  • John V. Doe // 08.08.2022 à 12h22

    Le processus électoral et la démocratie US pré-Trump seraient des phares et des exemples prétend l’article !? Exemples à fuir plutôt avec son oligarchie financière, ses politiciens ouvertement achetés, ses processus électoraux manipulés, son système électoral raciste et censitaire qui nécessite un jour de congé et une voiture pour pouvoir voter dans certains états ou cantons dont les bureaux de votes sont systématiquement éloignés des transports en commun ou/et nécessitent plus de 4 heures de file en plein air pour exprimer son suffrage. Après Trump 2 ce serait probablement encore pire mais, en même temps, il reste si peu de choses à y détruire.

      +12

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  • Lt Briggs // 08.08.2022 à 13h29

    « Quatre mois seulement après le début de sa présidence, Donald Trump accueillait dans le Bureau ovale deux des principaux subordonnés de Poutine (…) Leur rencontre n’a été rendue publique que parce qu’un photographe de l’agence de presse russe Tass a publié une image des trois hommes riant ensemble. »

    C’est vrai que c’est dingue que les deux premières puissances nucléaires du monde aient des contacts au plus haut niveau. Il est sans doute plus sûr qu’ils ne se parlent jamais – sauf à la rigueur pour s’insulter – et qu’ils se contentent de faire voler leurs flottes le long de l’espace aérien de l’autre puissance. Avec un peu de chance, rien de grave ne se produira.

      +19

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  • Fritz // 08.08.2022 à 13h58

    En lisant ce pensum d’une exquise bien-pensance, avec les clins d’œil obligés pour faire sympa (les plats épicés du restaurant indien, etc.), je me suis rappelé ce mot récent d’Emmanuel Todd : « les élites américaines, c’est une sorte de BHL collectif ».

      +27

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  • utopiste // 08.08.2022 à 22h36

    La Géopolitique US ? Des cowboys avec des tanks et des bombes nucléaires, soutenus par des évangélistes et des robbers barons ?
    J’ai failli oublier les derniers venus, la CIA (et tout ce qui y ressemble).

      +6

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  • Maximytch // 09.08.2022 à 09h59

    Beaucoup de blabla pour montrer les Néo cons en action sur le sujet Russe.
    Alors même que la guerre en Ukraine est perdue depuis le premier jour de l’invasion, ils continuent de croire qu’ils ont un coup à jouer et qu’ils peuvent se prendre le monde entier en solo.

      +9

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