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6.novembre.20206.11.2020 // Les Crises

La Dette dans l’Antiquité : Entretien avec l’économiste Michael Hudson (2/4)

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Source et traduction : appointir.blogspot.com

L’économiste américain Michael Hudson est l’auteur de « … Et Remettez-leur leurs Dettes : Prêts, saisie et rachat de la finance de l’âge de bronze à l’année du jubilé« . John Siman a pu s’entretenir longuement avec lui à propos de son deuxième volume sur l’effondrement de l’Antiquité.

Si vous avez manqué la première partie c’est ICI !

John Siman : Pourriez-vous définir ce que vous entendez par économie mixte ?

Michael Hudson : Il existe de nombreux degrés de « mixité » dans une économie, c’est-à-dire, en pratique, le degré d’activité de son secteur gouvernemental dans la régulation des marchés, des prix et du crédit, et l’investissement dans les infrastructures publiques.

Au cours de l’ère progressiste du XXe siècle1, il y a un siècle, une « économie mixte » signifiait le maintien de monopoles naturels dans le secteur public : transport, poste, éducation, soins de santé, etc. L’objectif était de sauver l’économie de la rente de monopole via une propriété publique directe ou via une réglementation gouvernementale pour empêcher les monopoles de pratiquer des prix abusifs.

Le type d’ « économie mixte » envisagé par Adam Smith, John Stuart Mill et d’autres économistes classiques du marché libre du XIXe siècle visait à sauver l’économie de la rente foncière versée à la classe des propriétaires héréditaires européens. Soit le gouvernement taxait le loyer de la terre, soit il la nationalisait en retirant la terre des mains des propriétaires. L’idée était de libérer les marchés de la rente économique (« revenus non gagnés » – unearned income en anglais) en général, y compris des rentes de monopole, et également de subventionner les besoins de base pour créer une économie nationale compétitive en termes de prix.

Bien avant cela, à l’âge du bronze – que je décris dans «  … et remettez-leur leurs dettes » – le palais renversait l’accumulation des dettes personnelles et agraires en les annulant plus ou moins régulièrement. Cela libérait l’économie de la croissance excessive de la dette qui avait tendance à s’accumuler de manière chronique à cause de la dynamique mathématique des intérêts composés, et des mauvaises récoltes ou d’autres phénomènes normaux du « marché ».

Dans tous ces cas, une économie mixte était conçue pour maintenir la stabilité et éviter une exploitation qui conduirait sinon inexorablement à une polarisation économique.

JS : Une économie mixte est donc toujours une économie de marché ?

MH : Oui. Tous ces degrés d’ « économie mixte » étaient des économies de marché. Mais leurs marchés étaient réglementés et subordonnés à de grands objectifs sociaux et politiques plutôt qu’à la recherche de rentes personnelles ou de gains pour les créanciers. Leur philosophie économique était de long terme, non de court terme, et visait à prévenir le déséquilibre économique dû à la dette et au monopole foncier.

L' »économie mixte » d’aujourd’hui signifie principalement un secteur public actif investissant dans les infrastructures, contrôlant l’argent et le crédit, et définissant le contexte légal dans lequel l’économie fonctionne. La meilleure façon de l’appréhender est par contraste avec ce que les néolibéraux appellent une économie « pure » ou « de marché ».

Il est donc nécessaire d’éclaircir la liste des termes avant d’entrer dans les détails. Toute économie est une « économie de marché » d’un type ou d’un autre. Ce qui est en jeu, c’est l’importance du rôle que les gouvernements vont y jouer – plus précisément, l’ampleur de la réglementation, des taxes, des investissements directs dans l’infrastructure et les autres moyens de production de l’économie, et dans quelle mesure ils joueront le rôle de créancier et de régulateur du système monétaire et bancaire.

JS : Que pouvons-nous apprendre des économies mixtes du Proche-Orient antique ? Pourquoi étaient-elles si prospères et aussi stables pendant si longtemps ?

MH : Les économies mixtes de l’Age du Bronze de Sumer, Babylone, d’Égypte et de leurs voisins du Proche-Orient étaient soumises à la « royauté divine », c’est-à-dire la capacité des rois à intervenir pour maintenir la restauration d’une économie sans dette personnelle et rurale, afin d’assurer une situation dans laquelle la population du territoire était capable de servir dans l’armée, de fournir la corvée pour créer des infrastructures de base, et de payer des droits ou des taxes au palais et aux temples.

Les dirigeants mésopotamiens proclamaient des amnisties de type Clean Slate pour continuer à restaurer un statu quo idéalisé de travail libre (sans servitude pour dettes). Ils avaient une vision plus réaliste de l’économie que les économistes traditionnels d’aujourd’hui et reconnaissaient que les économies avaient tendance à se polariser entre les riches créanciers et leurs débiteurs si l’on ne passait pas outre à ce que l’on appelle aujourd’hui les « forces du marché » – en particulier les « forces du marché » de la dette, de la liberté personnelle ou de la servitude et de la rente foncière. La tâche des dirigeants de l’âge du bronze, dans leur type d’économie mixte, était d’agir par-delà le marché afin d’empêcher les créanciers de réduire les sujets du roi (qui étaient leur force de défense militaire) en esclavage et de s’approprier leurs droits fonciers. En protégeant les débiteurs, les souverains forts empêchaient également les créanciers de devenir un pouvoir oligarchique en opposition à eux-mêmes.

JS : Quel genre de théories et de modèles économiques les critiques des économies mixtes essaient-ils de faire avancer ?

MH : Les opposants à une économie mixte ont développé une « théorie de l’équilibre » prétendant montrer que les marchés parviennent à un équilibre naturel, juste et stable sans aucune « ingérence » des gouvernements. Leur promesse est la suivante : si les gouvernements s’abstiennent de réglementer les prix et le crédit, d’investir et de fournir des services publics, les économies se régleront naturellement à un niveau hautement efficace. Ce niveau sera stable, à moins qu’il ne soit « déstabilisé » par une « ingérence » gouvernementale. Au lieu de considérer l’investissement public comme un moyen de sauver l’économie de la rente de monopole et du péonage de la dette, le gouvernement lui-même est décrit comme un « chercheur de rente »( rent-seeker) exploitant et appauvrissant l’économie.

JS : Mais ce genre de théorie économique est-il légitime, ou s’agit-il simplement d’un camouflage à consonance libertaire à des fins de pillage néolibéral ?

MH : C’est une double pensée orwellienne. La théorie néolibérale actuelle justifie les oligarchies qui se libèrent du contrôle public pour s’approprier les surplus économiques en endettant les économies, afin de détourner les surplus sous forme d’intérêts et d’ensuite saisir les propriétés foncières personnelles et les biens publics, renversant les « économies mixtes » pour créer une « oligarchie pure ». Leur idée d’un marché libre est celle d’un marché où les créanciers et les monopolistes peuvent librement refuser la liberté économique au reste de la population. L’extension politique de cette approche dans l’Antiquité consistait à déloger les rois et les régimes civiques, à concentrer le pouvoir entre les mains d’une classe de plus en plus prédatrice, à réduire l’économie à l’esclavage, à l’appauvrir et, en dernier lieu, à la laisser à la conquête des étrangers. C’est ce qui est arrivé à Rome dans l’Antiquité tardive.

Les partisans d’un gouvernement fort ont un modèle mathématique diamétralement opposé. Depuis l’âge du bronze, ils reconnaissent que la tendance « naturelle » des économies est de se polariser entre la classe des riches créanciers et propriétaires terriens et le reste de la société. Les dirigeants de l’âge du bronze comprirent que les dettes avaient tendance à croître plus vite que la capacité à payer (c’est-à-dire plus vite que l’économie). Les dirigeants babyloniens reconnurent que si les dirigeants n’intervenaient pas pour annuler les dettes personnelles (principalement les dettes agraires des cultivateurs) lorsque les récoltes échouaient, lorsqu’une action militaire interférait ou simplement lorsque les dettes s’accumulaient au fil du temps, alors les créanciers finiraient par prendre les excédents de récolte et même les services de main-d’œuvre des débiteurs comme intérêts, et finalement par saisir la terre. Cela aurait privé l’économie du palais de contributions foncières et de travail. Et en enrichissant une classe indépendante de créanciers (en passe de devenir de grands propriétaires terriens) en dehors du palais, la richesse financière se traduirait en puissance économique et même militaire. Une oligarchie financière et foncière naissante monterait sa propre campagne militaire et politique pour renverser les dirigeants et démanteler l’économie mixte palais/privée afin d’en créer une qui serait possédée et contrôlée par les oligarchies.

Le résultat dans l’Antiquité classique était une polarisation économique menant à l’austérité et à la servitude, paralysant l’économie. C’est la tendance des économies « non mixtes » où le secteur public est privatisé et la réglementation économique démantelée. La terre et le crédit furent monopolisés et les petits exploitants devinrent des clients dépendants et furent finalement remplacés par des esclaves.

Les économies mixtes à la fin du XIXe siècle visaient à minimiser les prix du marché pour l’immobilier et les biens monopolistiques, ainsi que pour le crédit. L’objectif économique était de minimiser le coût de la vie et de faire des affaires de manière à rendre les économies plus productives. C’est ce que l’on a appelé le « socialisme », conséquence naturelle du capitalisme industriel se protégeant des héritages les plus lourds du féodalisme : une classe de propriétaires absents (absentee landlord en anglais)2et une classe bancaire dont les prêts d’argent n’étaient pas productifs mais prédateurs.JS : Les économies mixtes exigent donc des gouvernements forts et, en fin de compte, de bons gouvernements.

MH : Toute économie « mixte » possède une théorie économique de base sur le rôle approprié du gouvernement. Au minimum, comme au XXe siècle, cela inclut la limitation des rentes de monopole. La réaction néoclassique (c’est-à-dire anti-classique) a été de formuler une théorie euphémique de la « demande » des consommateurs – comme si les consommateurs américains « demandaient » de payer des prix élevés pour les produits pharmaceutiques et les soins de santé. Il en va de même pour les prix des logements pour les locataires ou encore, pour les logements occupés par les propriétaires, pour les frais d’hypothèque : les locataires et les acheteurs de logements « demandent-ils » vraiment à payer des loyers de plus en plus élevés et des hypothèques de plus en plus importantes ? Ou sont-ils obligés de payer par nécessité, en payant ce que leurs fournisseurs exigent (par exemple, confrontés à des dilemmes tels que « votre argent ou votre vie/santé ») ?

Pour répondre à votre question, une économie mixte est une économie dans laquelle les gouvernements et la société dans son ensemble se rendent compte que les économies doivent être réglementées et les monopoles (avec à leur tête le crédit et la propriété foncière) maintenus hors de portée des chercheurs de rentes privées afin de maintenir la liberté et l’efficacité de l’économie.

JS : Y a-t-il jamais eu une société civile qui ait effectivement mis en place une économie mixte depuis, disons, 500 ans avant Jésus-Christ ?

MH : Toutes les économies qui réussirent furent des économies mixtes. Et plus elles sont « mixtes », plus elles réussirent, plus elles furent stables et durables grâce à leurs contrôles et équilibres mutuels public/privé.

L’Amérique était une économie mixte à la fin du XIXe siècle. Elle devint l’économie industrielle la plus prospère du monde parce qu’elle n’avait pas de classe de propriétaires absents comme l’Europe (à l’exception de la pieuvre des chemins de fer3), et qu’elle avait adopté des tarifs protecteurs pour doter une classe de fabricants nationaux afin de rattraper et de dépasser l’Angleterre.

JS: D’autres pays ?

MH : L’Allemagne commença à avoir une économie mixte dans les décennies qui précédèrent la Première Guerre mondiale. Mais elle avait un Kaiser mentalement retardé qu’ils ne savaient pas comment retenir, étant donné leur foi culturelle dans la règle impériale. La Chine est bien sûr l’économie mixte récente ayant le mieux réussi.

JS : N’est-ce pas assez brutal en Chine pour la majorité de la population ?

MH : La majorité de la population ne trouve pas cela brutal là-bas. C’était brutal sous le colonialisme et plus tard encore, sous la révolution culturelle de Mao. Mais maintenant, la plupart des gens en Chine semblent vouloir s’enrichir. C’est pourquoi on observe une période de consolidation pour essayer de se débarrasser de la corruption locale, surtout dans les zones rurales. Cette consolidation exige de sévir contre beaucoup de gens dont la réussite est à mettre sur le compte d’opérations douteuses.

JS : Comment décririez-vous une société idéale sans une « royauté divine » de style Hammourabi ? Une économie mixte idéale ?

MH : Le système de crédit serait public. Ainsi, les banques publiques pourraient créer du crédit à des fins socialement productives – et pourraient annuler le surcroît de dettes occasionnel sans causer pertes et protestations des créanciers privés. Le secteur public serait également propriétaire et exploitant des monopoles naturels d’infrastructure. C’était le principe de base de l’économie classique, d’Adam Smith à Marx, même pour les libertariens d’antan comme Henry George. Au XIXe siècle, tout le monde s’attendait à une économie mixte dans laquelle les gouvernements joueraient un rôle croissant, remplaçant les propriétaires, les banquiers et les monopoles absents par la collecte publique de la rente économique, le contrôle public du système de crédit et la satisfaction des besoins fondamentaux.

JS : Quelle devrait être l’étendue du secteur public ?

MH : Un secteur public classique inclurait les monopoles naturels qui, autrement, se livreraient à l’augmentation indue des prix, en particulier le système de crédit et le système bancaire. Ces secteurs devraient avoir un caractère public. D’une part, seule une banque publique peut amortir les dettes – comme les dettes étudiantes aujourd’hui – sans nuire à une classe financière oligarchique indépendante. Si les dettes étudiantes et les dettes hypothécaires étaient dues à des banques publiques, elles pourraient être amorties en fonction de la capacité raisonnable de paiement. En outre, les banques publiques ne feraient pas de prêts hypothécaires de pacotille aux emprunteurs NINJA ( No Income, No Job, No Asset), comme le faisaient la Citibank et les autres banques véreuses. Une banque publique n’accorderait pas de prêts prédateurs à des entreprises pour des raids et des prises de contrôle, ni ne financerait et ne spéculerait sur les produits dérivés.

Surtout, lorsque les frais de la dette deviennent trop importants – lorsqu’une grande entreprise essentielle à l’économie ne peut pas payer ses dettes – les banques publiques peuvent amortir la dette afin que l’entreprise ne soit pas acculée à la faillite et vendue à un fonds vautour américain ou d’ailleurs. Elle peut continuer à fonctionner. En Chine, le gouvernement fournit ce service essentiel des banques publiques.

La principale préoccupation du public tout au long de l’histoire fut d’empêcher la dette de paralyser la société. Cet objectif est ce que les dirigeants babyloniens et d’autres pays du troisième et du deuxième millénaire du Proche-Orient reconnurent assez clairement, avec leurs modèles mathématiques. Pour créer une société idéale, il faut que le gouvernement contrôle les services publics de base – terres, finances, richesses minérales, ressources naturelles et monopoles des infrastructures (y compris l’Internet aujourd’hui), produits pharmaceutiques et soins de santé –

afin que leurs services de base puissent être fournis au prix le plus bas.

Tout cela fut expliqué au XIXe siècle par les analystes des écoles de commerce aux États-Unis. Simon Patten [1852-1922] considérait l’investissement public comme le « quatrième facteur de production ». Mais son but n’est pas de faire du profit pour lui-même. Il s’agit plutôt de faire baisser le coût de la vie et de créer un cadre propice pour faire des affaires, en fournissant les besoins de base, soit gratuitement, soit à des prix subventionnés. L’objectif est de créer une société à bas prix sans qu’une classe de rentiers ne siphonne les revenus non gagnés et ne fasse de cette rente économique un fardeau héréditaire pour l’économie dans son ensemble. Vous voulez éviter les revenus non gagnés.

Pour ce faire, vous avez besoin d’un concept permettant de définir la rente économique comme un revenu non gagné et donc inutile. Une économie bien gérée ferait ce qu’Adam Smith, David Ricardo, John Stuart Mill, Marx et Veblen recommandaient: elle empêcherait une classe de rentiers héréditaires de vivre de revenus non gagnés et d’augmenter les coûts collectifs pour la société. il est bon de faire des bénéfices, mais non de constituer une rente de monopole extractif, une rente foncière ou une rente d’usure financière.

JS : Les êtres humains vont-ils un jour créer une telle société ?

MH : S’ils ne le font pas, nous allons connaître un nouvel âge sombre.

JS : C’est une chose qui me surprend particulièrement aux États-Unis. N’est-il pas clair pour les gens éduqués ici que notre classe dirigeante est fondamentalement extractive et exploitante ?

MH : Beaucoup de ces gens éduqués font partie de la classe dirigeante, et prennent simplement leur argent et s’enfuient. Ils désinvestissent, ils n’investissent pas dans l’industrie. Ils disent : « Le jeu des rentiers financiers est terminé, alors vendons tout et achetons peut-être une ferme en Nouvelle-Zélande pour y aller quand il y aura une grande guerre ». L’élite financière est donc tout à fait consciente qu’elle s’enrichit en faisant tourner l’économie à plein régime et que cela doit s’arrêter au moment où elle aura tout pris et laissé derrière elle une carapace criblée de dettes.

JS : Je suppose que cela revient à ce que vous disiez : l’histoire de l’économie a été expurgée du programme scolaire.

MH : Une fois ôtée l’histoire de l’économie et l’histoire de la pensée économique, on efface la mémoire du vocabulaire que les gens utilisèrent pour critiquer la recherche de rente et autres activités improductives. Il est alors possible de redéfinir les mots et les idéaux en euphémisant des activités prédatrices et parasitaires comme si elles étaient productives et désirables, voire naturelles. Vous pouvez réécrire l’histoire pour faire disparaître l’idée selon laquelle tout cela est à l’opposé de ce que préconisaient Adam Smith et les économistes classiques jusqu’à Marx.

Le désert néolibéral d’aujourd’hui est essentiellement une réaction contre les réformateurs du XIXe siècle, contre la logique de l’économie politique britannique classique. La haine de Marx est finalement la haine d’Adam Smith et de John Stuart Mill, parce que les néolibéraux se rendent compte que Smith, Mill et Ricardo ont tous conduit à Marx. Il était le point culminant de leur vision du marché libre – un marché libre de tous rentiers et monopoleurs.

C’était le but immédiat du socialisme à la fin du XIXe siècle. La logique de l’économie politique classique conduisait à une économie mixte socialiste. Pour combattre le marxisme, il faut combattre l’économie classique et effacer la mémoire de la façon dont la civilisation a traité (ou n’a pas traité) la dette et les problèmes d’extraction de rente à travers les âges. L’histoire de la pensée économique et de l’économie de marché originale doit être supprimée. Le choix d’aujourd’hui est donc entre le socialisme ou la barbarie, comme l’avait dit Rosa Luxembourg.

JS : Considérons la barbarie : Quand j’observe la classe dirigeante néolibérale – les gens qui contrôlent le secteur financier et la classe des cadres de Wall Street – je me demande souvent s’ils sont historiquement exceptionnels parce qu’ils ont dépassé la simple avidité et la soif de richesse. Ils recherchent maintenant avant tout un certain plaisir barbare et sadique dans la destruction financière et l’humiliation d’autrui. Ou est-ce historiquement normal ?

MH : La classe financière a toujours vécu à court terme, et on peut gagner de l’argent à court terme beaucoup plus rapidement par le dépeçage économique et par un comportement prédateur qu’en adoptant un comportement productif. Moses Finley écrivit qu’il n’y eut pas un seul prêt productif dans toute l’Antiquité. C’est une affirmation assez exagérée, mais il fait remarquer qu’il n’y avait pas de marchés financiers productifs dans l’Antiquité. Presque toute l’industrie manufacturière, l’industrie et l’agriculture étaient autofinancées. Le lecteur de Finley en déduit donc probablement que nous, les gens modernes, avons progressé de manière fondamentale au-delà de l’Antiquité. Ils étaient caractérisés par l’homo politicus, avide de statut. Nous avons évolué vers l’homo œconomicus, assez futés pour vivre dans une sécurité et un confort stables.

Nous sommes supposément les bénéficiaires de la révolution du capitalisme industriel, comme si tous les prêts prédateurs, polarisants et usuraires depuis l’époque féodale (et avant cela, depuis l’Antiquité), étaient remplacés par des prêts productifs qui financent les moyens de production et la croissance économique réelle.

Mais en réalité, les banques modernes ne prêtent pas d’argent pour la production. Elles disent : « C’est le travail de la bourse ». Les banques ne prêtent que s’il y a des garanties à saisir. Elles prêtent contre des actifs en place. Ainsi, l’augmentation des prêts bancaires a pour conséquence d’augmenter le prix des actifs contre lesquels les banques prêtent – à crédit ! Cette façon de « créer de la richesse » via l’inflation du prix des actifs est à l’opposé d’un véritable progrès substantiel. Elle enrichit la catégorie étroite des détenteurs d’actifs au sommet de la pyramide économique.

JS : Qu’en est-il du marché boursier ?

MH : Le marché boursier ne fournit plus principalement de l’argent pour l’investissement en capital. Il est devenu un moyen pour les détenteurs d’obligations et les raiders d’entreprises d’emprunter auprès des banques et des fonds privés pour acheter des sociétés actionnaires, privatiser les entreprises, les réduire en taille, les démanteler ou les dépouiller de leurs actifs, et emprunter davantage pour racheter leurs actions afin de créer des gains sur le prix des actifs sans augmenter la base des actifs réels tangibles de l’économie. Ainsi, le secteur financier, à l’exception d’une brève période à la fin du XIXe siècle, en particulier en Allemagne, a rarement financé la croissance productive. L’ingénierie financière a remplacé l’ingénierie industrielle, tout comme dans l’Antiquité, les créanciers étaient des démembreurs d’actifs.

La seule activité productive que le secteur financier ait exercée à partir de l’âge du bronze fut le financement du commerce extérieur. À l’origine, la dette portant intérêt était due par les marchands pour rembourser leurs partenaires silencieux, généralement le palais ou les temples, et avec le temps, les particuliers fortunés. Mais à part le financement du commerce – dans des produits qui étaient déjà fabriqués – la finance a rarement fait augmenter les moyens de production ou la croissance économique. C’était presque toujours pour en tirer des revenus. Les revenus que la finance extrait se font au détriment du reste de la société. Ainsi, plus le secteur financier est riche, plus l’austérité est imposée au secteur non financier.

JS : C’est assez déprimant.

MH : Quand j’ai tourné l’émission avec Jimmy Dore, il a compris que la dynamique la plus importante à saisir est que les dettes augmentent plus rapidement que l’économie en général. Le taux d’intérêt est plus élevé que le taux de croissance. Il n’est peut-être pas plus élevé que le taux de profit, mais il est plus élevé que le taux de croissance. Ainsi, toute société qui a une dette portant intérêt va se retrouver de plus en plus endettée. À un certain moment, les créanciers sont payés au détriment de la production et de l’investissement – et bientôt, ils saisissent.

JS : Et ensuite ?

MH : Ensuite, il y a la déflation de la dette. C’est la norme. L’austérité. Ce n’est pas une anomalie, mais le principe-même. Les Babyloniens le savaient, et ils ont essayé d’éviter la déflation de la dette en effaçant les dettes personnelles prédatrices, et non les dettes commerciales et productives. Seules les dettes non commerciales étaient effacées.

JS : Comment la théorie monétaire moderne ( Modern Monetary Theory) pourrait-elle être utilisée maintenant, efficacement ?

MH : La principale manière consiste à dire que les gouvernements n’ont pas à emprunter avec des intérêts auprès des « épargnants » financiers existants, principalement le 1%. Le gouvernement peut faire ce que l’Amérique a fait pendant la guerre civile : imprimer des billets verts. (La version MMT est la pièce de platine d’un billion de dollars – trillion dollar coin.) Le Trésor peut fournir l’argent nécessaire à l’économie. Pour ce faire, il accuse un déficit budgétaire et dépense de l’argent dans l’économie. Si vous ne le faites pas, si vous faites ce que Bill Clinton a fait dans les dernières années de sa présidence et que vous enregistrez un excédent budgétaire, alors vous forcez l’économie à dépendre des banques pour le crédit.

Le problème est que le crédit bancaire est essentiellement prédateur et extractif. La même chose se produit en Europe. Les gouvernements de la zone euro ne peuvent pas avoir un déficit budgétaire de plus de 3 %, ce qui les empêche de dépenser suffisamment d’argent pour investir dans les infrastructures publiques ou autre chose. En conséquence, l’économie de la zone euro est sujette à une déflation de la dette, qui est exacerbée par le fait que les gens doivent emprunter auprès des banques à des taux d’intérêt élevés qui dépassent largement le taux de croissance. L’Europe souffre donc d’une déflation de la dette encore plus grave que les États-Unis.

JS : Est-ce que tout cela va changer, que ce soit en Europe ou ici ?

MH : Pas tant qu’il n’y aura pas de crash. Pas avant que la situation ne devienne suffisamment grave pour que les gens réalisent qu’il doit y avoir une alternative. Pour l’instant, Margaret Thatcher et les néolibéraux ont gagné. Elle disait qu’il n’y avait pas d’alternative, et tant que les gens croiront qu’il n’y a pas d’alternative, ils ne réaliseront pas qu’il ne doit pas en être ainsi, et que vous n’avez pas besoin d’un secteur bancaire privé. Un secteur bancaire public serait beaucoup plus efficace.

JS : Comment résumeriez-vous Wall Street à l’heure actuelle ? Est-ce un secteur entièrement prédateur ? Entièrement parasitaire ? Quelles sont les fonctions essentielles de Wall Street aujourd’hui ?

MH : La première est de gérer un casino. Le plus gros volume en jeu est de loin le pari sur la hausse ou la baisse des taux d’intérêt, des taux de change ou des cours boursiers. Le système financier s’est donc transformé en casino. Son deuxième objectif est de charger l’économie avec le plus de dettes possible. La dette est le « produit » du système bancaire, et le PIB comptabilise ses pénalités d' »intérêts reportés » et ses frais de retard, ses gains de transactions à court terme comme des « services financiers ».

L’objectif est d’obtenir le plus grand nombre possible de ces rendements financiers et, enfin, de saisir le plus grand nombre possible de biens des débiteurs défaillants. Le business plan – comme je l’ai appris à Chase Manhattan il y a des années – consiste à transférer toute la croissance économique dans les mains des investisseurs financiers, le One Percent. Le plan d’affaires financier consiste à créer un ensemble de lois et à organiser une campagne de saisie réglementaire afin que toute la croissance de l’économie revienne au 1% et non au 99%. Cela signifie qu’au fur et à mesure que les revenus de rente du 1% augmentent, le 99% devient de moins en moins important chaque année, jusqu’à ce qu’il émigre ou meure, ou soit mis dans une prison à but lucratif, ce qui ressemble à une industrie en pleine croissance aujourd’hui.

JS : Y a-t-il une seule bonne chose que Wall Street fasse ? Y a-t-il quelque chose de bien qui sort de Wall Street ?

MH : Il faut le considérer comme un système. Vous ne pouvez pas séparer une action particulière de l’ensemble de l’économie. Si le système global vise à faire de l’argent de manière prédatrice aux dépens de quelqu’un d’autre, alors c’est un jeu à somme nulle. Il s’agit essentiellement d’un modèle économique à court terme. Et politiquement, il s’agit de s’opposer à une économie mixte. Au moins, l’économie mixte socialiste « à l’ancienne », dans laquelle les gouvernements subordonnent la recherche de gains à court terme à des objectifs à long terme, permettait à l’ensemble de l’économie de grandir.

Comme l’ont reconnu les philosophes grecs, les classes riches définissent leur pouvoir par leur capacité à nuire au reste de la société, de manière à la dominer. C’était la philosophie grecque de l’appât du gain [πλεονεξία, pleonexia] et de l’orgueil [ὕβρις] – pas seulement de l’arrogance, mais un comportement qui était préjudiciable aux autres.

Les revenus des rentiers sont préjudiciables à la société dans son ensemble. Les rentiers définissent un « marché libre » comme un marché dans lequel ils sont libres de refuser la liberté économique à leurs clients, employés et autres victimes. Le modèle rentier consiste à enrichir l’oligarchie jusqu’à ce qu’elle soit capable de s’emparer du gouvernement.

1Progressive Era : période de réforme politique aux Etats-Unis généralement comprise entre 1890 et 1920.

2Absentee landlord, terme dérivé de l’absentee ownership développée par l’économiste Thorstein Veblen : propriétaire ne vivant pas au sein de la région économique dans laquelle son bien se situe.

3 La métaphore de la pieuvre pour désigner le monopole des chemins de fer fut popularisée par l’ouvrage de Frank Norris « The Octopus : A California Story » publié en 1901.

Publié en 2018 sur Naked Capitalism & sur michael-hudson.com, entretien mené par John Siman.
Source et traduction : appointir.blogspot.com

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Commentaire recommandé

Jean-Do // 06.11.2020 à 09h36

Rafraîchissant et salutaire : « comme l’ont reconnu les philosophes grecs, les classes riches définissent leur pouvoir par leur capacité à nuire au reste de la société, de manière à la dominer. »

7 réactions et commentaires

  • Jean-Do // 06.11.2020 à 09h36

    Rafraîchissant et salutaire : « comme l’ont reconnu les philosophes grecs, les classes riches définissent leur pouvoir par leur capacité à nuire au reste de la société, de manière à la dominer. »

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  • Avunimes // 06.11.2020 à 10h18

    Sur ce thème, le livre « Dette 5000 ans d’histoire » de David Greaber

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    Alerter
  • nulnestpropheteensonpays // 06.11.2020 à 14h10

    Sans tomber dans le complotisme , mais si le Neo libéralisme conduit a la mort de la société et que ces mecs y vont allègrement , soit ce que dit ce mec est faux , soit Macron et compagnie doivent être enfermés…

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    Alerter
    • Anfer // 06.11.2020 à 20h07

      Le neoliberalisme est une période de l’histoire qui sera jugé avec sévérité par les prochains historiens.

      Un système inefficace, ne survivant qu’en gaspillant de précieuses ressources bon marché, pour produire des objets inutiles mais « rentables », un peu comme les habitants de l’île de pâques, qui ont détruit leurs forêts pour construire des statues…

        +2

      Alerter
    • JulienB // 10.11.2020 à 11h07

      Ce que dis Hudson c’est que le mécanisme de la dette nourri l’oligarchie et que l’oligarchie n’a qu’un rapport de prédation avec le reste du corps social. La société ne mourra pas mais risque simplement de sombrer dans une sorte de néo-féodalisme avec une classe de rentier capable de pousser ses exigences de plus en plus loin sans aucune force pour l’en empêcher. C’est ce qui est arrivé à Rome et à Sparte avant elle. A la fin de l’hégémonie Spartiate la concentration des terres avait atteint un tel point qu’elle avait transformée nombre de citoyens Spartiate en ilote, les empêchant de ce fait de servir pleinement dans l’armée. Au plus fort de sa gloire Sparte pouvait aligner plusieurs millier d’Hoplite. A la veille de sa défaite contre Thèbe tant de ses citoyens avaient sombré dans le servage qu’elle n’était capable que d’en aligner 600… et à aucun moment l’oligarchie spartiate n’a vu le problème. Nous sommes dans une configuration similaire : les élites oligarchiques poursuivent une politique anti-sociale pour leur propre intérêt et nous n’avons aucune raison de penser qu’elle s’en rendront compte et changeront d’attitude.

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  • Anfer // 06.11.2020 à 20h00

    C’est bien le problème de « l’économie » actuelle, sans une régulation étroite et strict, la tendance naturelle va vers les cartels et monopoles privés.

    L’être humain n’aime pas l’incertitude, le modèle de l’entrepreneur qui aime le risque est une fable, à part pour quelques sociopathes, l’écrasante majorité des gens n’apprécie pas l’idée de voir ses revenus fluctuer d’une échéance à l’autre, pas plus que le paysan n’apprécie les fluctuations de la météo, ou l’homme préhistorique la perspective de l’angoisse de se faire peut être bouffer la nuit par une bête sauvage.

    Il est donc parfaitement normal de préférer des revenus moins importants, mais réguliers, à l’ascenseur émotionnel que représente le risque de tout gagner ou de tout perdre.

    De ce fait, la situation de rente sera toujours celle qui sera privilégiée.

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  • Quintus // 07.11.2020 à 15h42

    Cette vision colle bien à ce qui s’est passé lors de la mise en place de la république romaine il y a 25 siècles. Le Sénat n’a réussi à tenir la plèbe que grâce à des guerres incessantes et l’institution de ce contre-pouvoir qu’à été le tribun de la plèbe, et Rome n’a tenu que tant qu’il y avait des territoires à piller.

    À la même époque les Grecs luttaient à mort contre l’empire achéménide au nom de leur « liberté » mais qu’elle liberté ? Celle des métèques et des esclaves athéniens ou celle des notables qui avaient leurs scribes pour écrire leur geste, craignant de devoir se priver d’une partie de leurs richesses pour verser tribut au roi des rois ?

    Pourquoi donc les « tyrans » étaient tant décriés à Athènes ? Pourquoi Suétone et d’autres auteurs de son temps ont-ils écrit la légende noire des successeurs d’Auguste ? Cet article apporte un éclairage intéressant.

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