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12.novembre.202012.11.2020 // Les Crises

La Dette dans l’Antiquité : Entretien avec l’économiste Michael Hudson (3/4)

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Source et traduction : appointir.blogspot.com

L’économiste américain Michael Hudson est l’auteur de « … Et Remettez-leur leurs Dettes : Prêts, saisie et rachat de la finance de l’âge de bronze à l’année du jubilé« . John Siman a pu s’entretenir longuement avec lui à propos de son deuxième volume sur l’effondrement de l’Antiquité.

Si vous avez manqué la deuxième partie c’est ICI !

John Siman : Il semble qu’en l’absence d’un « roi divin » du style d’Hammourabi ou d’une quelconque autorité civique régulatrice élue, des oligarchies apparaissent et exploitent leurs sociétés autant que faire se peut, tout en essayant d’empêcher l’économie victime de se défendre.

Michael Hudson : Les dirigeants du Proche-Orient subordonnèrent le crédit et la propriété foncière à l’objectif de maintenir la croissance et l’équilibre général. Ils empêchèrent les créanciers de transformer les citoyens en clients endettés, obligés de travailler pour rembourser leurs dettes au lieu de servir dans l’armée, de fournir de la main-d’œuvre par la corvée et de payer des loyers ou d’autres redevances au palais.

JS : Donc, si l’on regarde l’histoire qui remonte à 2000 ou 3000 avant J.-C., une fois disparus les puissants « rois divins » du Proche-Orient, il semble qu’il n’y ait pas eu d’économie stable et libre. Les dettes n’ont cessé de s’accumuler pour provoquer des révoltes politiques. À Rome, cela commença avec la sécession de la Plèbe en 494 avant J.-C., un siècle après que l’annulation de la dette de Solon ait résolu une crise similaire à Athènes.

MH : L’annulation de la dette au Proche-Orient s’est poursuivie dans les empires néo-assyrien et néo-babylonien au cours du premier millénaire avant J.-C., ainsi que dans l’empire perse. Les amnisties de dettes et les lois protectrices des débiteurs empêchèrent l’esclavage de la dette que l’on trouve en Grèce et à Rome. Ce que la langue moderne appellerait le « modèle économique » du Proche-Orient reconnaissait que les économies avaient tendance à se déséquilibrer, en grande partie à cause de l’accumulation de la dette et des divers arriérés de paiement. La survie économique exigeait en fait une éthique de la croissance et des droits pour que les citoyens (qui servaient dans l’armée) puissent subvenir à leurs besoins sans s’endetter et perdre leur liberté économique et leur liberté personnelle. Au lieu de la solution drastique ultime de l’Occident, qui consistait à interdire les intérêts, les dirigeants annulaient l’accumulation de dettes personnelles pour rétablir un ordre idéalisé « comme les choses étaient jadis ».

Cette idéologie a toujours eu besoin d’être sanctifiée par la religion ou du moins par l’idéologie démocratique afin d’empêcher la privatisation prédatrice de la terre, du crédit et finalement du gouvernement. La philosophie grecque mettait en garde contre la cupidité monétaire [πλεονεξία,pleonexia] et l’amour de l’argent [φιλοχρηματία, philochrêmatia], du législateur mythique Lycurgue de Sparte aux poèmes de Solon décrivant l’annulation de la dette en 594 et à la philosophie de Platon et de Socrate qui suivit, jusqu’aux pièces d’Aristophane. L’Oracle de Delphes avertit que l’amour de l’argent était la seule chose qui pouvait détruire Sparte [Diodorus Siculus 7.5]. Cela s’est effectivement produit après 404 av. J.-C., lorsque la guerre avec Athènes prit fin et que le tribut étranger se déversa dans l’économie réglementée, presque sans monnaie, de Sparte.

Le problème, décrit dans La République et transmis dans la philosophie stoïcienne, était d’empêcher une classe riche de développer une dépendance à la richesse, démesurée et nuisible à la société. Les « tyrans » du VIIe siècle furent suivis par Solon à Athènes, qui interdit le luxe et les démonstrations publiques de richesse, notamment lors des funérailles pour les ancêtres. Socrate allait pieds nus [ἀνυπόδητος, anupodêtos] pour montrer son mépris de la richesse, et donc sa liberté à l’égard du statut conféré par celle-ci. Pourtant, malgré cet idéal universel d’éviter les extrêmes, le pouvoir oligarchique devint économiquement polarisant et destructeur, promulguant des lois pour rendre irréversibles les revendications des créanciers et la perte de terres par les petits exploitants. C’était le contraire des annulations de dette Clean Slate du Proche-Orient et de l’année jubilaire du judaïsme.

JS : Ainsi, malgré les idéaux de leur philosophie, les systèmes politiques grecs n’avaient pas de fonction similaire à des rois de type Hammourabi – ou à des rois philosophes d’ailleurs – habilités à tenir en échec les oligarchies financières. Cet état de fait conduisit les philosophes à développer une tradition économique de lamentation à la place. Socrate, Platon et Aristote, Tite-Live et Plutarque déplorèrent le comportement de l’oligarchie financière. Mais ils n’élaborèrent pas de programme pour rectifier le tir. Le mieux qu’ils pouvaient faire était d’inspirer et d’éduquer les individus – dont la plupart étaient leurs riches étudiants et lecteurs. Comme vous l’avez dit, ils léguèrent un héritage de stoïcisme. Voyant que le problème n’allait pas être résolu de leur vivant, ils produisirent un bel ensemble de littérature faisant l’éloge de la vertu philosophique.

MH : L’Université de Chicago, où j’étais étudiant dans les années 1950, s’est concentrée sur la philosophie grecque. Nous avons lu La République de Platon, mais l’enseignement passa sous silence la discussion sur la dépendance à la richesse. On évoqua les rois philosophes sans expliquer le point de vue de Socrate, selon qui les dirigeants ne doivent pas posséder de terres et d’autres richesses, pour éviter avoir l’étroitesse de vue caractéristique des créanciers monopolisant le contrôle de la terre et du travail.

JS : Dans le Livre 8 de La République, Socrate condamne les oligarchies comme étant caractérisées par une insatiable avidité [ἀπληστία, aplêstia] pour l’argent et leur reproche notamment de permettre une polarisation entre les super-riches [ὑπέρπλουτοι, hyper-ploutoi] et les pauvres [πένητες, penêtes], rendus totalement démunis [ἄποροι, aporoi].

MH : Il faut connaître le contexte de l’histoire économique grecque pour comprendre la principale préoccupation de la République. Les demandes populaires de redistribution des terres et d’annulation de la dette se sont heurtées à une résistance de plus en plus violente. Pourtant, peu d’histoires de l’Antiquité classique se concentrent sur cette dimension financière de la distribution des terres, de l’argent et des richesses.

Socrate disait que si vous laissiez les propriétaires terriens et les créanciers les plus riches devenir le gouvernement, ces derniers allaient probablement devenir dépendants à la richesse et transformer le gouvernement en un outil pour les aider à exploiter le reste de la société. À Chicago, nous n’avions aucune idée de cet argument central de Socrate sur le fait que les dirigeants sont sujets à la dépendance aux richesses. Le mot « oligarchie » n’est jamais apparu dans ma formation de premier cycle, et la philosophie égoïste d’Ayn Rand de l’école de commerce du « marché libre » est aussi opposée à la philosophie grecque qu’à la religion judéo-chrétienne.

JS : Le mot « oligarchie » revient souvent dans le livre 8 de La République de Platon. Voici 3 passages :

1. À la page 550c, pagination Stephanus : « Et quel genre de régime », dit-il, « comprenez-vous par oligarchie [ὀλιγαρχία] ? » « Celui basé sur une qualification de la propriété », dis-je « dans lequel le riche [πλούσιοι] occupe un poste [550d] et le pauvre [πένης, penês] est exclu ».

2. 552a : « Demandez-vous maintenant si ce système politique [c’est-à-dire l’oligarchie] n’est pas le premier à admettre le plus grand de tous ces maux ». « Quoi donc ? « Le fait de permettre à un homme de vendre tous ses biens, qu’un autre est autorisé à acquérir, et après les avoir vendus, de continuer à vivre dans la ville, mais sans en faire partie, ni en tant que commerçant, ni artisan, ni chevalier, ni fantassin, mais seulement en tant que pauvre [πένης, penês] et indigent [ἄπορος, aporos]. » 552b] « C’est en effet le premier », dit-il. « Il n’y a certainement pas d’interdiction de ce genre de choses dans les états oligarchiques. Sinon, certains de leurs citoyens ne seraient pas excessivement riches [ὑπέρπλουτοι, hyper-ploutoi], et d’autres, de plus en plus pauvres [πένητες, penês] ».

3. 555b : « Alors, » dis-je, « la transition de l’oligarchie à la démocratie n’est-elle pas effectuée d’une telle manière – par l’effet de l’avidité insatiable [ἀπληστία, aplêstia] pour le bien que l’oligarchie s’est choisie pour principe et qui consiste en l’obtention de la plus grande richesse possible ? »

MH : En revanche, regardez où l’Antiquité a abouti au IIe siècle avant J.-C. Rome, à proprement parler, dévasta Athènes, Sparte, Corinthe et le reste de la Grèce. Lors des guerres mithriaques (88-63 av. J.-C.), les temples furent pillés et les villes se retrouvèrent endettées auprès des collecteurs d’impôts romains et des prêteurs d’argent italiens. La civilisation occidentale ultérieure s’est développée non pas à partir de la démocratie d’Athènes, mais à partir d’oligarchies soutenues par Rome. Les États démocratiques furent physiquement détruits, bloquant le pouvoir réglementaire des citoyens et imposant des principes juridiques favorables aux créanciers, rendant les saisies et les ventes forcées de terres irréversibles.

JS:Il semble que l’Antiquité grecque et romaine n’ait pu résoudre le problème de la polarisation économique. Cela me donne envie de poser des questions sur notre propre pays : Dans quelle mesure l’Amérique ressemble-t-elle à Rome sous les empereurs ?

MH : Les familles riches ont toujours essayé de se « libérer » du pouvoir politique central – de détruire la liberté des gens qu’elles endettent et de prendre leurs terres et leurs biens. Les sociétés prospères maintiennent un équilibre. Pour cela, il faut que le pouvoir public contrôle et annule les excès de la quête de richesse personnelle, en particulier la dette garantie par le travail et la terre du débiteur ou d’autres moyens permettant à ce dernier l’autosuffisance. Les sociétés équilibrées doivent pouvoir d’inverser la tendance des dettes à croître plus vite que la capacité à être payées. Cette tendance est un fil rouge dans l’histoire grecque et romaine.

Cette croissance excessive de la dette déstabilise également les États-Unis et les autres économies financiarisées d’aujourd’hui. Les intérêts bancaires et financiers se sont affranchis de l’obligation fiscale depuis 1980 et croissent non pas en aidant l’économie globale à croître et à améliorer le niveau de vie, mais bien au contraire en endettant la majeure partie de la société.

Cette classe financière prête également aux gouvernements et se fait payer en privatisant le domaine public. Cette voie vers la privatisation, la déréglementation et la défiscalisation des richesses a réellement pris son envol avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, qui encouragèrent la philosophie anti-classique de Friedrich von Hayek et l’économie anti-classique de Milton Friedman et des Chicago Boys.

Quelque chose de semblable arriva à Rome. Arnold Toynbee décrivit l’accaparement de terres par l’oligarchie, procurant à son aristocratie au pouvoir une richesse sans précédent, comme la revanche d’Hannibal. Ce fut le principal héritage des guerres puniques de Rome contre Carthage, terminées vers 200 avant JC. Les riches familles romaines qui avaient contribué par leurs bijoux et leur argent à l’effort de guerre, prirent le pouvoir et déclarèrent que ce qui semblait à l’origine être des contributions patriotiques devait être considéré comme un prêt. Le Trésor romain étant à sec, le gouvernement (contrôlé par ces riches familles) leur donna des terres publiques, l’ager publicus qui, autrement, auraient été utilisées pour installer les vétérans de la guerre et autres nécessiteux.

Lorsque vous héritez de richesses, vous avez tendance à penser qu’elles vous appartiennent naturellement, et non pas comme faisant partie du patrimoine de la société, utilisable à des fins d’entraide. Vous concevez la société comme une part de votre bien, et vous ne vous voyez pas comme partie de cette société. Vous devenez égoïste et de plus en plus prédateur à mesure que l’économie se contracte sous l’effet de vos accaparements et de la monopolisation de ses terres et de ses biens. Vous vous considérez comme exceptionnel, et vous justifiez cela en vous considérant comme ce que Donald Trump appellerait « un gagnant », non soumis aux règles des « perdants », c’est-à-dire le reste de la société. C’est un thème majeur de la philosophie grecque, de Socrate à Platon et Aristote en passant par les stoïciens. Ils voyaient un danger inhérent à une classe dirigeante de plus en plus riche et créancière au sommet d’une population endettée. Si vous laissez une telle classe émerger hors de toute régulation sociale et des limites à l’égoïsme et l’orgueil personnels, le système économique et politique devient prédateur. Pourtant, telle fut l’histoire de la civilisation occidentale.

En l’absence d’une tradition jugulant la dette et la saisie des terres des petits exploitants, les États grecs et italiens apparus au VIIe siècle avant J.-C. prirent une orientation politique différente de celle du Proche-Orient. La civilisation occidentale ultérieure manqua d’une régulation à même d’alléger les problèmes de dette et de maintenir une large répartition des moyens d’autosuffisance.

Les mouvements sociaux-démocrates qui se sont développés de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1980 cherchèrent à recréer de tels mécanismes de régulation, comme dans le trust-busting de Teddy Roosevelt, l’impôt sur le revenu, le New Deal de Franklin Roosevelt, la social-démocratie britannique d’après-guerre. Mais ces mesures visant à corriger les inégalités et la polarisation économiques sont aujourd’hui refoulées, entraînant l’austérité, la déflation de la dette et la concentration des richesses au sommet de la pyramide économique. Lorsque les oligarchies prennent le contrôle du gouvernement, elles dominent le reste de la société, tout comme les seigneurs féodaux qui émergèrent des décombres de l’Empire romain en Occident.

Le pouvoir politique tend à refléter la richesse. La constitution à Rome pondérait le pouvoir de vote d’un individu en fonction de ses propriétés foncières, minimisant le pouvoir de vote des non-riches. Aujourd’hui, cette tendance est plus indirecte en ce qui concerne le financement privé des campagnes politiques aux États-Unis, transférant le pouvoir politique à la classe des donateurs, au détriment de la classe des votants. L’effet est de faire en sorte que les gouvernements servent une classe financière et propriétaire plutôt que la prospérité de l’économie en général. Nous sommes donc dans une position très semblable à celle de Rome en 509 avant J.-C., lorsque les rois furent renversés par une oligarchie prétendant « libérer » leur société de tout pouvoir capable de contrôler les riches. L’appel au « libre marché » est aujourd’hui un appel en faveur d’une déréglementation de la richesse issue de la rente, transformant l’économie en foire d’empoigne.

La Grèce et l’Italie classiques présentaient un défaut fatal : l’absence, dès leur naissance, d’une tradition d’économie mixte public/privée telle que celle existant au Proche-Orient, dans laquelle l’économie palatiale et les temples produisaient l’essentiel de l’excédent économique et les infrastructures. Sans ces prérogatives royales en ce domaine, l’Occident n’a jamais élaboré de politiques visant à empêcher une oligarchie créancière de réduire la population endettée à la servitude pour dettes et de saisir les terres des petits exploitants. Les partisans de l’amnistie des dettes étaient accusés de « chercher la royauté » à Rome, ou d’aspirer à la « tyrannie » (en Grèce).

JS:Vous semblez dire que cet échec économique est le péché originel de l’Antiquité ainsi que son défaut fatal. Nous avons hérité d’elle une grande tradition philosophique et littéraire qui analyse et déplore cet échec, mais sans programme viable pour y remédier.

MH:Cette vision a malheureusement été retirée du programme d’études classiques, tout comme la discipline économique met sous le boisseau le phénomène de la dépendance à la richesse. Si vous suivez un cours d’économie, la première chose qu’on vous enseigne dans la théorie des prix est la diminution de l’utilité marginale : Plus vous avez de choses, moins vous en avez besoin ou moins vous en profitez. Vous ne pouvez pas prendre plaisir à le consommer au-delà d’un certain point. Mais Socrate et Aristophane soulignèrent qu’accumuler de l’argent n’est pas comme manger des bananes, du chocolat ou tout autre produit de consommation. L’argent est différent car, comme le disait Socrate, il crée une dépendance et devient rapidement un désir insatiable [ἀπληστία, aplêstia].

JS:Oui, je comprends ! Les bananes sont fondamentalement différentes de l’argent parce qu’on peut arriver à satiété de bananes, mais on ne peut jamais avoir trop d’argent ! Dans votre prochain livre, L’effondrement de l’Antiquité, vous citez ce que dit Aristophane dans sa pièce Ploutos (le dieu de la richesse et de l’argent). Le vieil homme Chrémyle – son nom est basé sur le mot grec pour l’argent, chrêmata [χρήματα] – Chrémyle donc et son esclave jouent un duo à la louange de Ploutos comme cause première de tout dans le monde, en récitant une longue liste. Le fait est que l’argent est une chose singulière et spéciale : « O Dieu de l’argent, les gens ne se lassent jamais de tes dons. Ils se fatiguent de tout le reste ; ils se fatiguent de l’amour et du pain, de la musique et des honneurs, des gâteries et de l’avancement militaire, de la soupe de lentilles, etc. Mais ils ne se fatiguent jamais de l’argent. Si un homme a treize talents d’argent – 13 millions de dollars, disons – il en veut seize ; et s’il en obtient seize, il en voudra quarante, et ainsi de suite, et il se plaindra d’être à court d’argent tout le temps ».

MH : Le problème de Socrate était de trouver un moyen d’avoir un gouvernement qui ne serve pas les riches agissant de manière socialement destructrice. Étant donné que son élève Platon était un aristocrate et que les étudiants de Platon à l’Académie étaient également des aristocrates, comment peut-on avoir un gouvernement dirigé par des rois-philosophes ? La solution de Socrate n’était pas pratique à l’époque : les gouvernants ne devaient avoir ni argent ni biens. Mais tous les gouvernements étaient fondés sur une évaluation de la propriété, donc sa proposition pour des rois-philosophes sans richesses était utopique. Et comme Platon et d’autres aristocrates grecs, ils désapprouvaient les annulations de dettes, accusant celles-ci d’être promues par des dirigeants populistes cherchant à devenir des tyrans.

JS: En examinant l’histoire romaine dans son ensemble, votre livre décrit comment, siècle après siècle, les oligarques éliminèrent tous les défenseurs populaires énergiques dont les politiques menaçaient leur monopole du pouvoir politique et leur pouvoir économique en tant que créanciers et partisans d’une privatisation à leur profit du domaine public, l’ager publicus de Rome.

J’ai apporté avec moi dans le train La guerre des Gaules de César. Que pensez-vous de César et comment les historiens ont-ils interprété son rôle ?

MH:La fin du 1er siècle avant J.-C. fut un bain de sang pendant deux générations avant que César ne soit tué par des sénateurs oligarchiques. Je pense que sa carrière illustre ce qu’Aristote disait des aristocraties qui se transforment en démocraties : il a cherché à grouper la majorité des citoyens dans un camp leur étant propre pour s’opposer aux monopoles aristocratiques de la propriété foncière, des tribunaux et du pouvoir politique.

César chercha à corriger les pires abus du Sénat oligarchique qui étouffaient l’économie de Rome et même une grande partie de l’aristocratie. Mommsen est l’historien le plus célèbre à décrire avec quelle rigueur et quelle fermeté le Sénat s’est opposé aux tentatives démocratiques de jouer un rôle dans l’élaboration des politiques au profit de l’ensemble de la population, ou de défendre les débiteurs perdant leurs terres au profit de créanciers, qui dirigeaient le gouvernement dans leur propre intérêt. Il décrivit comment Sylla renforça l’oligarchie contre Marius, et comment Pompée soutint le Sénat contre César. Mais la concurrence pour le poste de consul et d’autres postes n’était en fait qu’une lutte personnelle entre des individus rivaux, et non des programmes politiques concrets. La politique romaine fut autocratique dès le début de la République, lorsque l’aristocratie renversa les rois en 509 av. J-C. La politique romaine pendant toute la République fut une lutte de l’oligarchie contre la démocratie et la population dans son ensemble.

Les patriciens utilisèrent la violence pour se « libérer » de toute autorité publique capable de contrôler leur propre monopole du pouvoir, de l’argent et des terres acquises en expropriant les petits propriétaires et en s’emparant du domaine public lorsque celui-ci était sur le point d’être saisi par les peuples voisins. L’histoire romaine d’un siècle à l’autre narre les assassinats des partisans de la redistribution des terres publiques au peuple au lieu de les laisser aux mains des patriciens, les meurtres des partisans de l’annulation de la dette ou même simplement d’une amélioration des cruelles lois sur les dettes.

D’une part, Mommsen idolâtrait César comme s’il était une sorte de démocrate révolutionnaire. Mais étant donné le monopole total de l’oligarchie sur le pouvoir et la force politiques, Mommsen reconnût que dans ces conditions, il ne pouvait y avoir de solution politique à la polarisation économique et à l’appauvrissement de Rome. Il ne pouvait y avoir que l’anarchie ou une dictature. Le rôle de César était donc celui d’un dictateur – largement dépassé en nombre par son opposition.

Une génération avant César, Sylla avait pris le pouvoir militairement, amenant son armée à conquérir Rome et se faisant dictateur en 82 av. J-C. Il dressa une liste de ses opposants populistes qui seront assassinés et leurs biens confisqués par leurs assassins. Il fut suivi par Pompée, qui aurait pu devenir dictateur mais qui n’avait pas beaucoup de sens politique, si bien que César sortit victorieux. Contrairement à Sylla ou Pompée, César chercha à mettre en place une politique plus réformiste pour mettre un frein à la corruption sénatoriale.

Le seul « programme politique » du Sénat oligarchique était l’opposition à la « royauté » ou à tout autre pouvoir capable de contrôler sa politique d’accaparement de terres et sa corruption. Les oligarques assassinèrent César, comme ils avaient tué Tibère et Gaius Gracchus en 133 et 121, le préteur Asellio qui cherchait à alléger le fardeau de la dette de la population en 88 en essayant de faire appliquer les lois pro-débiteurs, et bien sûr les partisans populistes de l’annulation de la dette comme Catilina et ses partisans. Tous les réformateurs potentiels furent assassinés dès le début de la République après que l’aristocratie eut renversé les rois de Rome.

JS : Si César avait réussi, quel genre de dirigeant aurait-il pu être ?

MH : À bien des égards, il était comme les tyrans-réformateurs des VIIe et VIe siècles à Corinthe, Mégare et dans d’autres villes grecques. Ils étaient tous membres de l’élite dirigeante. Il essaya de mettre un terme aux pires excès et aux accaparements de terres de l’oligarchie, et comme Catilina, Marius et les frères Gracchus avant lui, d’améliorer les problèmes rencontrés par les débiteurs. Mais à son époque, les Romains les plus pauvres avaient déjà perdu leurs terres, de sorte que les dettes les plus importantes étaient dues par des propriétaires terriens plus riches. Sa loi sur la faillite ne profitait qu’aux riches qui avaient acheté des terres à crédit et ne pouvaient pas payer leurs prêteurs, car la longue guerre civile de Rome avait perturbé l’économie. Les pauvres avaient déjà été mis à terre. Ils soutenaient César principalement pour ses efforts de démocratisation de la politique aux dépens du Sénat.

JS : Après son assassinat, nous avons l’héritier de César, Octave, qui devient Auguste. Nous avons donc la fin officielle de la République et le début d’une longue lignée d’empereurs, le Principat. Pourtant, malgré la diminution permanente de l’autorité du Sénat, la polarisation économique ne cesse de s’accentuer. Pourquoi les empereurs n’ont-ils pas pu sauver Rome ?

MH: Laissez-moi vous exposer cette analogie : tout comme les réformateurs industriels du XIXe siècle pensaient que le rôle politique du capitalisme était de réformer l’économie en éliminant l’héritage du féodalisme – une aristocratie terrienne héréditaire et un système financier prédateur basé principalement sur l’usure – ce qui s’est effectivement passé ne fut pas une évolution du capitalisme industriel vers le socialisme. Au contraire, le capitalisme industriel s’est transformé en capitalisme financier. À Rome, vous avez eu la fin de l’oligarchie sénatoriale suivie non pas d’une autorité centrale puissante et libératrice de dettes (ce que, selon Mommsen, César poursuivait – comme beaucoup de Romains l’espéraient aussi) mais d’un État impérial militaire encore plus polarisé.

JS: C’est effectivement ce qui s’est passé. Les empereurs qui régnèrent dans les siècles qui suivirent César insistaient pour être déifiés – ils étaient officiellement « divins », selon leur propre propagande. Aucun d’entre eux n’avait-il le pouvoir potentiel d’inverser la polarisation toujours plus grande de l’économie romaine, comme les « rois divins » du Proche-Orient à partir du troisième millénaire avant J.-C., jusqu’à l’Empire néo-assyrien, néo-babylonien et même persan au premier millénaire ?

MH:L’inertie du statu quo et des intérêts de Rome parmi la noblesse patricienne était si forte que les empereurs n’avaient pas autant de pouvoir. Surtout, ils n’avaient pas de cadre conceptuel et intellectuel pour changer la structure de base de l’économie à mesure que la vie économique se désurbanisait et se déplaçait vers des domaines autosuffisants quasi-féodaux. L’amnistie de la dette et la protection, en tant que socle militaire de base, des petits propriétaires terriens autosuffisants payant l’impôt ne furent réalité que dans l’Empire romain d’Orient, à Byzance, sous les empereurs des IXe et Xe siècles (comme je l’ai écrit dans mon histoire de l’annulation de la dette dans … et remettez-leur leurs dettes).

Les empereurs byzantins purent faire ce que les empereurs romains d’Occident ne purent réaliser. Ils annulèrent l’expropriation des petits exploitants et remirent leurs dettes afin de maintenir une population libre de payer des impôts, capable de servir dans l’armée et d’assurer des tâches de travail public. Mais aux XIe et XIIe siècles, la prospérité de Byzance permit à son oligarchie de créer ses propres armées privées pour lutter contre l’autorité centralisée à même de les empêcher de s’emparer des terres et du travail.

l semble que les derniers rois de Rome aient fait quelque chose du même ordre. C’est ce qui attira les immigrants à Rome et permit son essor. Mais avec la prospérité vint le pouvoir croissant des familles patriciennes, qui entreprirent de déloger les rois. Leur règne fut suivi d’une période de dépression et de grèves de la majorité de la population pour tenter d’imposer une meilleure politique. Mais cela ne pouvait pas aboutir en l’absence de droit de vote démocratique, aussi se tourna-t-on vers le pouvoir personnel d’un leader, sujet à la violence patricienne visant à faire avorter toute véritable démocratie économique.

Dans le cas de Byzance, l’oligarchie qui évitait l’impôt affaiblit l’économie impériale au point que les Croisés purent piller et détruire Constantinople. Les envahisseurs islamiques purent ensuite recoller les morceaux.

Le point le plus pertinent de l’étude de l’histoire aujourd’hui devrait être la manière dont le conflit économique entre créanciers et débiteurs a affecté la distribution des terres et de l’argent. La tendance d’une classe supérieure de riches à mener des politiques autodestructrices qui appauvrissent la société devrait être l’objet de la théorie économique. Nous en parlerons dans la quatrième partie.

Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]Nous ne sommes nullement engagés par les propos que l'auteur aurait pu tenir par ailleurs - et encore moins par ceux qu'il pourrait tenir dans le futur. Merci cependant de nous signaler par le formulaire de contact toute information concernant l'auteur qui pourrait nuire à sa réputation. 

Commentaire recommandé

Dune // 12.11.2020 à 08h12

Série d’articles absolument géniale ! (plus synthétique et utile que le livre de Graeber « Dette 5000 ans d’histoire »)

6 réactions et commentaires

  • calal // 12.11.2020 à 07h50

     » Nous avons lu La République de Platon, mais l’enseignement passa sous silence la discussion sur la dépendance à la richesse.  »

    c’etait un seul avantage de l’apprentissage des langues latines et grecques:vous pouviez alors traduire vous meme les textes anciens. Il me semble que l’exemplaire du nouveau testament le plus vieux est ecrit en grec, donc savoir le traduire c’est etre independant des traductions des pretres.De meme,connaitre le latin c’est pouvoir lire tous les ecrits des auteurs romains sur la maniere de conduire un empire. Il me semble que l’education de la plupart des rois de france s’est faite a travers l’etude de certains textes de certains auteurs latins et grecs,bien avant les ecrits de Machiavel.

      +4

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  • calal // 12.11.2020 à 08h04

    « de continuer à vivre dans la ville, mais sans en faire partie, ni en tant que commerçant, ni artisan, ni chevalier, ni fantassin, mais seulement en tant que pauvre »

    et c’est pour cela que les pauvres sont entretenus a moindre frais dans les villes en regime democratique,afin de s’assurer que leur nombre fasse pencher les elections en faveur de l’amerique des cotes et des villes, des metropoles et non pas en faveur de la « france peripherique » ou de « centralia »,l’amerique des plaines centrales.

    Nihil novi sub sole

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    Alerter
  • Dune // 12.11.2020 à 08h12

    Série d’articles absolument géniale ! (plus synthétique et utile que le livre de Graeber « Dette 5000 ans d’histoire »)

      +7

    Alerter
  • Anfer // 12.11.2020 à 19h16

    Ce qui est écrit ici fait consensus en science sociale (sauf pour les économistes liberaux qui prétendent qu’ils font de la science dure).

    Malheureusement, on invite rarement des anthropologues ou historiens pour nous parler d’économie sur l’ensemble des médias.

      +4

    Alerter
  • Charly // 17.11.2020 à 21h14

    Merci beaucoup pour cet entretient ! C’est top!
    Existe-il des traductions françaises des ouvrages de Mr Hudson, elles semblent rares? Merci de vos retours.

      +1

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  • Véro // 17.11.2020 à 21h27

    Merci à l’équipe des Crises de publier ce genre d’article. C’est vraiment intéressant.

      +1

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