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11.octobre.202211.10.2022 // par Jacques Sapir

Sanctions : Une 8ème vague catastrophique pour l’UE ? – Jacques Sapir

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Le Conseil de l’Union européenne a donc adopté un 8ème « paquet » de sanctions contre la Russie en rétorsion aux referenda sur le rattachement des 4 provinces ex-ukrainiennes[1]. Les mesures qui ont été prises sont dans la continuité des sept autres « paquets ». Mais, parmi elles, certaines pourraient avoir un effet pervers sur l’économie européenne, ce que l’on a appelé un « effet boomerang »[2], constituant de fait des menaces pour la stabilité des économies des pays de l’UE.

I. Des sanctions incohérentes ?

Le Conseil de l’Union européenne a donc adopté les mesures supplémentaires qui ciblent ceux qui sont impliqués dans l’occupation, l’annexion et les referenda qui ont été organisés dans les territoires, ou « oblasts », occupés des régions de Donetsk, Luhansk, Kherson et Zaporizhzhia. Cette liste comprend aussi des individus et des entités travaillant dans le secteur de la défense, tels que des hauts responsables et des militaires, ainsi que des entreprises soutenant les forces armées russes. Par ailleurs, l’UE continue également de cibler les acteurs qui propagent la désinformation sur la guerre, formule vague qui cache mal, en réalité, une volonté de censure et de contrôle sur l’information.

Ces mesurent comprennent des restrictions supplémentaires à l’exportation introduites dans le but de réduire l’accès de la Russie aux articles militaires, industriels et technologiques, ainsi que sa capacité à développer son secteur de la défense et de la sécurité ainsi que des restrictions à l’importation concernant près de 7 milliards d’euros de restrictions supplémentaires. Dans le détail, sont interdites les exportations de charbon, y compris le charbon à coke (qui est utilisé dans les installations industrielles russes), des composants électroniques spécifiques (présents dans les armes russes), des articles techniques utilisés dans le secteur de l’aviation, ainsi que certains produits chimiques. Pour les importations, l’interdiction d’importer touche les produits sidérurgiques russes finis et semi-finis (sous réserve d’une période de transition pour certains produits semi-finis massivement importés par les pays de l’UE), des machines et appareils, des matières plastiques, des véhicules, des textiles, des chaussures, du cuir, de la céramique, certains produits chimiques et les bijoux autres qu’en or.

L’absurdité de certaine de ces dernières mesures saute aux yeux. L’UE était importatrice de charbon et de charbon à coke russe. La Russie est entièrement auto-suffisante sur ces produits qu’elle exporte. Cela n’a guère de sens de s’interdire d’exporter des biens que l’on n’exporte pas mais que l’on importe au contraire, une réalité qui doit dépasser les capacités cognitives des commissaires européens.

Il en va de même pour les produits chimiques, dont la Russie était massivement exportatrice. Il en va de même pour les interdictions d’importation. Les économies des pays de l’Union européenne sont massivement importatrices des produits laminés fabriqués en Russie. Quelqu’un a dû retenir les commissaires par la manche pour qu’ils introduisent une clause d’une période de transition. Si et quand les industries européennes trouveront d’autres fournisseurs, dans un secteur où la demande de l’économie chinoise sature largement les capacités d’exportations, ce ne sera certainement pas au même prix. Ici, les « sanctions » vont se traduire par une hausse du coût des composants pour les industries européennes, ce qui détériorera leur compétitivité internationale. On voit donc déjà se manifester un « effet boomerang ». Passons sur l’interdiction d’importer des textiles, des chaussures et du cuir. À ce que l’on sache, la Russie n’étant pas l’Italie, on ne voit pas trop ce qui est visé. Notons enfin la curieuse exception faite pour les bijoux en or ; il semble que les Commissaires européens aient voulu que les femmes des oligarques européens ne soient pas moins bien loties que les femmes des oligarques russes… C’est touchant, et l’on espère pour eux qu’ils auront une gratification à la hauteur de leur effort.

Sur le fond, les nouvelles sanctions semblent encore plus incohérentes que les précédentes.

II. Un nouvel exemple d’effet boomerang ?

Mais, l’essentiel de ce 8ème paquet n’est probablement pas là. Il concerne aussi la mise en œuvre du plafond des prix du pétrole qui avait été décidée lors du récent G7. Le 8ème paquet est supposé marquer le début de la mise en œuvre au sein de l’UE de l’accord du G7 sur les exportations de pétrole russe. Bien que l’interdiction par l’UE d’importer du pétrole brut russe transporté par voie maritime soit pleinement maintenue, le plafonnement des prix, une fois mis en œuvre, est supposé permettre aux opérateurs des pays de l’UE (les compagnies maritimes et les sociétés d’assurance) d’entreprendre et de soutenir le transport de pétrole russe vers des pays tiers, à condition que son prix reste inférieur à un « plafond » prédéfini. Cela est censé réduire les revenus de la Russie, tout en maintenant la stabilité des marchés mondiaux de l’énergie grâce à des approvisionnements continus. L’objectif est donc également de lutter contre l’inflation et de maintenir les coûts de l’énergie à un niveau stable à un moment où les coûts élevés – en particulier les prix élevés du carburant – préoccupent au plus haut point tous les Européens.

Mais cette mesure est d’un rare ridicule. L’OPEP+, autrement dit la coordination entre l’Arabie Saoudite et la Russie, a décidé le 5 octobre une forte réduction de la production journalière qui va rendre la limitation du prix du pétrole impraticable[3]. Dans sa réponse aux critiques occidentales suscitées par cette décision, l’Arabie saoudite a stigmatisé une arrogance occidentale[4]. Les analystes de la banque suisse MIGROS parlent même d’une gifle pour les occidentaux[5]. Ils analysent cette décision de l’OPEP+ comme : « un affront pour la politique internationale dans sa tentative d’isoler davantage la Russie et de réduire son poids économique dans le monde. Et le plus durement touché se nomme Joe Biden. Le président américain considère que le renchérissement des prix des carburants est on ne peut plus inopportun au regard des élections de mi-mandat en novembre. En effet, le moral des consommateurs – et donc la satisfaction de l’électorat – est intimement lié aux prix à la pompe dans un pays comme les États-Unis où l’automobile est reine. Qui plus est, les républicains sauront exploiter politiquement le fait que la visite de Joe Biden en juillet en Arabie saoudite, principal pays de l’OPEP, n’aura finalement été qu’un élan d’amour vain ».

Les mesures concernant les conditions d’affrètement des navires de transport ont, par ailleurs, été clairement anticipée par la Russie comme l’indique l’article de Sergueï Koudijarov publié dans le n°38 de l’hebdomadaire EKSPERT du 18 septembre dernier[6], et que j’avais traduit pour les lecteurs de Les Crises le 21 septembre[7]. Un article publié le 22 septembre sur le site du Club Valdaï par Vitaly Yermakov montrait bien que la Russie était en fait préparée pour cette éventualité[8].

Les mesures concernant la limitation des prix du pétrole risquent donc d’avoir des conséquences désastreuses pour les pays de l’UE. Non seulement les prix ne vont pas baisser, l’OPEP+ veille au grain, mais encore le trafic du pétrole risque d’échapper complètement aux compagnies maritimes européennes. En effet, de très nombreux pays vont chercher à échapper à de possibles sanctions en évitant autant que possible de recourir à leurs compagnies. Ainsi, non seulement les européens paieront leur pétrole plus cher mais encore verront-ils le chiffre d’affaires de leurs compagnies maritimes se réduire comme peau de chagrin.

On le constate, l’effet boomerang de cette 8ème vague de sanctions prise par l’UE sera particulièrement fort. Les sanctions, de par leurs incohérences et leur inefficacité, contribuent ainsi chaque jour un peu plus à la destruction des économies européennes.

Notes

[1] https://finance.ec.europa.eu/eu-and-world/sanctions-restrictive-measures/sanctions-adopted-following-russias-military-aggression-against-ukraine_en

[2] Comme expliqué dans « La guerre économique contre la Russie va-t-elle se retourner contre ses auteurs, 3/3 », posté le 20 septembre sur Les Crises, https://www.les-crises.fr/la-guerre-economique-contre-la-russie-va-t-elle-se-retourner-contre-ses-auteurs-3-3-par-jacques-sapir/

[3] https://edition.cnn.com/2022/10/05/energy/opec-production-cuts/index.html

[4] https://www.reuters.com/business/energy/opec-heads-deep-supply-cuts-clash-with-us-2022-10-04/

[5] https://blog.migrosbank.ch/fr/la-russie-et-lopep-distribuent-les-gifles/

[6] https://expert.ru/expert/2022/38/moguschestvo-zapada-uperlos-v-potolok/?mindbox-message-key=1668583667670319104&mindbox-click-id=84e71a6c-84ba-493c-9aaa-06a25cf34b1a&utm_source=email&utm_medium=анонс_эксперт&utm_campaign=47_2020&utm_content=неактивные

[7] https://www.les-crises.fr/sanctions-sur-les-hydrocarbures-quand-l-occident-atteint-ses-limites-jacques-sapir/

[8] https://valdaiclub.com/a/highlights/the-illusion-of-control-introducing-price-caps/

Commentaire recommandé

bidule // 11.10.2022 à 11h18

Excellent billet Monsieur Sapir ; et une plume enlevée quand vous n’avez pas à la freiner par des tableaux statistiques (nécessaires en leur place, je vous l’accorde).

Je me permettrai d’ajouter : ce paquet est désastreux, en particulier au plan des produits sidérurgiques, mais aussi il touche directement et parfois fortement des pays tiers (la Turquie entre autres) puisqu’il leur interdit l’utilisation de matériaux russes. Ces sanctions vont bien moins nuire à la Russie (qui trouvera sans doute d’autres clients) qu’à nos partenaires économiques proches et nos propres entreprises. Nous nous privons non seulement des produits russes mais aussi et surtout des produits que nos partenaires économiques fabriquent et nous fournissent — comme de ceux que nous fabriquons encore nous-mêmes, en particulier en utilisant les produits de nos partenaires — parce que des matériaux russes entrent dans leur composition.

Ce paquet va avoir un effet dévastateur sur tout le tissu économique européen. Nos partenaires actuels vont tout simplement changer de boutique et vendre ailleurs. Le village a chassé le boulanger parce que, dit-on, il battait sa femme : et maintenant le village n’a plus de pain.

11 réactions et commentaires

  • Le Belge // 11.10.2022 à 07h28

    Un exemple (parmi d’autres) : les usines sidérurgiques NLMK de La Louvière (Province du Hainaut, Belgique) vont droit à la fermeture suite aux dernières sanctions à l’encontre de la maison-mère russe. Résultats, un peu plus de mille emplois directs qui vont disparaître dans une région déjà frappée par la crise des années 1970. Europe où es-tu ?

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    • Micmac // 11.10.2022 à 08h46

      L’honneur de l’occident?

      L’honneur de l' »Occident démocratique », cette bonne blague! Ça fait belle lurette que les néocons l’ont enterré dans les sables du désert… Libyen, Irakien ou Syrien. Et je me limiterai au désert, l’énumération serait trop longue autrement.

      On peut aussi parler de la liberté de Julian Assange…

      Cette bonne conscience que vous affichez, et cette aveuglement devant les immenses crimes que nous avons commis depuis la fin de la guerre froide, sont vraiment irritants, pour dire le moins.

      Nous, l' »Occident », n’avons aucune leçon à donner à personne. Tant que nous n’avons pas libéré Assange et mis en prison les criminels qu’ils a dénoncés (Bush junior, Blaire, Sarkozy, Rice, etc, etc, etc).

      Ce n’est pas du « whataboutisme », c’est vraiment une réalité absolument incontournable : on ne peut condamner personne les mains pleines de sang.

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  • Araok // 11.10.2022 à 09h46

    « les referenda tenus pour fictifs qui ont été organisés dans les territoires, ou « oblasts », occupés des régions de Donetsk, Luhansk, Kherson et Zaporizhzhia. »

    Monsieur Sapir est un homme estimable. Ses analyses sont intéressantes et il indique ses sources. Pourquoi utilise t il le terme  » tenu », comme réputé ou considéré comme ?
    Que l’on puisse réfléchir sur les causes de cette guerre, c’est une chose, mais douter de l’agression en est une autre et affaiblit les reste de l’article. Dommage.

      +6

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  • JPP // 11.10.2022 à 10h03

    Mr Sapir essaye pourtant d’être, sur le plan économique, bien documenté et objectif.
    Le domaine militaire n’est pas son domaine.
    Aujourd’hui les Russes publient que leurs bombardements stratégiques reprennent sur tout l’Ukraine. Heureusement pour les Ukrainiens que les Russes tirent la leurs derniers missiles , car selon nos Médias ils sont incapables d’en fabriquer de nouveau comme aussi d’équiper les 800000 hommes d’une mobilisation générale éventuelle.

      +2

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  • JPP // 11.10.2022 à 10h09

    En Allemagne il parait que toutes les usines de raffinage d’aluminium sont à l’arrêt, une première historique !
    Très bonne nouvelle pour les écolos européens.

      +4

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  • tchoo // 11.10.2022 à 11h17

    Il y a une volonté Claire de la part des Européens de provoquer une crise économique dévastatrice( le grand reset).Vu les décisions prises il ne peut en être autrement.
    Poutine est ce qu’il est, l’autre en face est bien pire, parce marionnette d’un pays qui n’a rien à faire des ukrainiens, il envoie ses compatriotes à la boucherie et en flingue quelques autres sans que l »occident bien-pensant ne moufte. Nous n’avons rien à faire dans cette querelle sanglante si ce n’ai tenter par tous les moyens d’obtenir la paix et certainement avec des Caesars

      +17

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  • bidule // 11.10.2022 à 11h18

    Excellent billet Monsieur Sapir ; et une plume enlevée quand vous n’avez pas à la freiner par des tableaux statistiques (nécessaires en leur place, je vous l’accorde).

    Je me permettrai d’ajouter : ce paquet est désastreux, en particulier au plan des produits sidérurgiques, mais aussi il touche directement et parfois fortement des pays tiers (la Turquie entre autres) puisqu’il leur interdit l’utilisation de matériaux russes. Ces sanctions vont bien moins nuire à la Russie (qui trouvera sans doute d’autres clients) qu’à nos partenaires économiques proches et nos propres entreprises. Nous nous privons non seulement des produits russes mais aussi et surtout des produits que nos partenaires économiques fabriquent et nous fournissent — comme de ceux que nous fabriquons encore nous-mêmes, en particulier en utilisant les produits de nos partenaires — parce que des matériaux russes entrent dans leur composition.

    Ce paquet va avoir un effet dévastateur sur tout le tissu économique européen. Nos partenaires actuels vont tout simplement changer de boutique et vendre ailleurs. Le village a chassé le boulanger parce que, dit-on, il battait sa femme : et maintenant le village n’a plus de pain.

      +25

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  • john // 11.10.2022 à 11h19

    Sauf erreur de ma part, ce sont les occidentaux qui ont délocalisés leurs industries en Chine pour augmenter leurs marges,….ce qui a permis à ce pays d’acquérir des savoirs-faire que nous avons perdus !
    Pour poursuivre dans votre idée, combien de chômeurs en occident ? combien d’emplois précaires ? combien de jeunes diplômés en emplois sous-qualifiés ? combien de jeunes professionnels endettés par le coût des études ?….
    Combien d’argent la FED a déversé pour sauver les banques US en 2008 ?
    Et puis pour illustrer notre exemplarité, citons Mike Pompeo « We lied, we cheated, we stole. We had entire training courses » !
    Peu de pays sont exemplaires, mais abstenons-nous de faire la morale.
    La France et l’Allemagne garants des accords de Minsk n’ont rien fait pour les faire respecter…..volontairement ou sous pression du réel pouvoir ?
    Liberté, liberté de la presse et droits de l’homme….et quelle indifférence (coupable) des pouvoirs occidentaux au sort de Julian Assange.

      +34

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    • Cévéyanh // 13.10.2022 à 22h59

      Exact, ce sont bien DES « occidentaux qui ont délocalisés leurs industries en Chine pour augmenter leurs marges » et j’ajouterais un autre point en plus à apporter et à se rappeler : qui a aussi commencé à acheter des articles venant hors des pays occidentaux ? Une grande partie de leur population pour dépenser moins et qui a aussi entrainé de « force » certaines autres entreprises à délocaliser pour pouvoir être en rivalité (le cadre et règles de la compétition ont été changé par certaines entreprises et accepté par une grande partie de la population occidentale).

      Qui achète encore dans des chaînes de magasins qui font des résultats énormes dans certains pays et pourtant payent très peu d’impôts par rapport aux autres magasins et permettent ainsi l’optimisation fiscale (argent qui ne retourne pas dans le circuit économique du pays) ?

      Qui a commencé à accepter de faire le travail des caissières et caissiers (caisse automatique) pour gagner du temps et qui fait que des magasins en emploient moins ?

        +3

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  • Steve // 11.10.2022 à 18h22

    Bonjour
    Ces mesures sont effectivement incohérentes et ruineuses si considérées du point de vue de l’intérêt des Européens. Mais elles sont parfaitement cohérentes du point de vue de l’intérêt des USA: la ruine des entreprises européennes permettra aux américains de les racheter à bas prix, et de transformer les travailleurs européens en serfs gérés par les satrapes locaux corrompus.

    Cordialement

      +17

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  • RV // 11.10.2022 à 20h32

    Un pétrole à 90 ou 100 n’est-ce pas aussi nécessaire pour que les producteurs nord-américains arrêtent de produire à perte ?
    Rien n’est simple . . .

      +6

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