Les Crises Les Crises
10.mai.202310.5.2023
Article LesCrises

Prévisions pour l’économie russe en 2023, par Jacques Sapir – [RussEurope-en-Exil]

Merci 111
J'envoie

Des évolutions favorables mais des incertitudes persistantes

L’économie russe semble surmonter, en cette fin du 1er trimestre 2023 la plus grande part de l’effet des sanctions. Si des problèmes persistent, et se voient en particulièrement dans l’évolution de la productivité du travail, la dynamique de l’économie laisse penser que le 2ème trimestre devrait être caractérisé par le retour de la croissance, ne serait-ce que du fait de la présence d’un effet de base favorable. Le chômage continuera de baisser et les revenus des ménages de progresser. Ceci conduit à estimer la croissance de l’économie, pour l’année 2023 au-dessus de 1% et, sans doute, autour de 1,5%.

Néanmoins, des incertitudes persistent quant aux différents facteurs susceptibles d’affecter la croissance pour 2023. Les principaux sont le rythme de croissance de la population employée et la vitesse à laquelle l’économie retrouvera son niveau de productivité d’avant les sanctions. Ces incertitudes affectent considérablement les prévisions que l’on peut faire aujourd’hui.

Évolution du PIB

Compte tenu de la forte croissance enregistrée au début de l’année 2022, les résultats de Janvier à Mars 2023 signalent une nette accélération de l’activité économique en Russie. Le fait que le 1er trimestre 2023 soit au niveau du 1er trimestre de 2022 indique un niveau d’activité qui était inattendu aussi tôt dans l’année. Sur la base de ce niveau, et compte tenu que les deux trimestres suivants ont été marqués par une récession non négligeable induite par les sanctions, on peut penser que la croissance en glissement va s’accélérer. Elle devrait atteindre les 3% au 2ème trimestre. Globalement, la croissance pour l’année 2023 devrait se situer entre 1,2% (chiffre indiqué par ailleurs par le Ministère du développement économique) et 1,8%, ce qui mettrait l’économie russe entre -1,7% et -1,1% de son niveau de 2021.

Tableau 1

Prévisions (avril 2023

FMI Ministère du développement économique de la Fédération de Russie CEMI

(normale)

CEMI

(haute*)

Taux de croissance pour 2023 0,7% 1,2% 1,5%

(1,2%-1,8%)

2,2%

(1,8%-2,24%)

*Hausse de 0,6 millions de la force de travail et croissance de la productivité de 1,4%

La principale incertitude réside aujourd’hui sur le marché du travail. Si la population « en emploi » peut continuer à augmenter au rythme des derniers mois et atteindre, voire dépasser, le chiffre de 73,6 millions de travailleurs et si la productivité du travail continue de s’améliorer, on ne peut exclure que le chiffre de 1,8% soit lui-même dépassé. En effet, les sanctions avaient provoqué une baisse de la productivité apparente du travail de -3,1% au 2ème trimestre 2022. Or, la productivité apparente du travail n’a baissé que de -1,9% au premier trimestre de 2023 par rapport à 2021, ce qui implique qu’elle a augmenté en réalité par rapport à 2022. Il est donc crédible de penser qu’elle devrait se situer vers -0,5% en fin d’année 2023. Sous l’hypothèse que la population en emploi continue d’augmenter, cela indiquerait un retour à la fin 2023 au niveau de production de fin 2021 (voire au-delà), et un taux de croissance pour 2023 supérieur à 2%.

Graphique 1

Source : Sotsial’no-Yekonomitchekoe Polozhenie Rossii, n°3/2023, Yanvar’-Mart 2023, https://rosstat.gov.ru/storage/mediabank/22_20-02-2023.html

 

L’importance des incertitudes affectant les évolutions du PIB se retrouvent dans les écarts, du simple au double, qui affectent la prévision pour 2023.

La production industrielle

Les chiffres de la production industrielle sont ceux qui ont connu, au mois de mars, la progression la plus importante. Celle-ci est le fait de l’industrie manufacturière. Les résultats de l’industrie extractive sont, quant à eux, en recul, ce qui correspond à la fois aux réductions de production décidées par la Russie dans le cadre des négociations au sein du groupe OPEP+ et de prix du gaz et du pétrole relativement faibles. Néanmoins, les chiffres de l’industrie extractive doivent être pensés dans le cadre d’un effet de base extrêmement puissant. La croissance, en glissement, atteignait en mars 2022 +6,2%. Le chiffre de 2023, -3,6%, implique l’industrie extractive est encore en progrès par rapport à 2021.

Naturellement, c’est le chiffre de progression de l’industrie manufacturière, +6,3%, qui attire l’attention. Il convient ici de remettre ce chiffre dans son contexte. En février 2023, on était à -1,2%, mais par rapport à un mois de février 2022 où la croissance avait été de 6,2%. La progression par rapport à février 2021 était donc de 4,9%. Le chiffre de mars doit aussi être comparé à celui de mars 2022 : -0,7%. Cela donne une progression par rapport à mars 2021 de 5,5%. Le point intéressant, ici, est que la vitesse de progression par rapport au début de l’année 2021 s’accélère en mars. L’effet de base, marqué par le début de l’impact des sanctions sur l’industrie, n’explique donc pas tout, loin de là.

Graphique 2

Source : Sotsial’no-Yekonomitchekoe Polozhenie Rossii, n°3/2023, Yanvar’-Mart 2023, https://rosstat.gov.ru/storage/mediabank/22_20-02-2023.html

Ces résultats, calculés par rapport à la production du mois de mars 2022, se retrouvent dans les branches de consommation, comme l’industrie alimentaire (+5,5%), la fabrication de meubles (+11,9%) ou la maroquinerie (+6,7%), comme dans les branches desservant d’autres productions industrielles comme l’industrie du raffinage (+9,3%), l’industrie métallurgique (+8%), l’industrie électronique (+22,5%), l’industrie électrique (+21,5%) ou la production des moyens de transports autres que l’automobile (+13,1%). Par contre, la production de machines et autres équipements est toujours en recul (-5,1%) ainsi que la production automobile (-6,8%).

Si l’industrie manufacturière récupère bien du choc des sanctions, cette récupération n’est pas encore achevée, loin de là et certaines branches sont toujours avec un niveau de production inférieur à celui d’avant les sanctions.

Se pose alors la question de savoir si les bons résultats de l’industrie manufacturière pourraient être dus aux productions destinées à la défense. Cette question est rendue délicate par l’absence de statistiques sur les branches ou sous-branches concernées. Mais, ce que l’on sait, est que les industries militaires ont connu une très forte accélération de la production depuis le mois de juillet dernier. La hausse des salaires nominaux dans une région comme l’Oural l’atteste. Les effets sur les statistiques générales de l’industrie manufacturière ne peuvent être concentrés sur le mois de mars 2023. Ils se sont très certainement diffusés dans l’industrie manufacturière depuis l’été 2022. Il est cependant probable que la demande d’intrants et la demande pour des pièces spécifiques ait provoqué un développement de branches qui ne sont pas considérées comme appartenant aux industries de défense. Mais, même cet effet qui peut être qualifié « d’effet de 2ème tour », a dû être réparti sur l’ensemble du 4ème trimestre 2022. La dynamique de la production manufacturière est plus certainement induite par une combinaison entre la reprise d’une demande intérieure de biens manufacturés, combinée par une substitution aux produits importés et, sans doute, des exportations en hausse.

Revenus, dépenses et investissements

Les revenus réels de la population ont retrouvé le niveau du 1er trimestre 2022, soit avant le choc d’inflation qui a été très sensible d’avril à juin 2022. De même, le salaire réel est repassé en territoire positif depuis octobre 2022 et semble devoir y rester.

Tableau 2

Évolution des revenus réels de la population

T1-2022 T2-2022 T3-2022 T4-2022 T1-2023
Revenus réels de la population -0,7% -1,7% -4,3% +0,9% +0,1%
Revenus monétaires réels disponibles -0,5% -0,1% -5,3% +1,5% +0,1%
Part des salaires dans les revenus 62,4% 56,2% 56,3% 53,6% 63,9%
Revenus monétaires nominaux (millions de roubles)  

16024,9

 

19475,2

 

19705,3

 

23908,6

 

17420,9

Dépenses monétaires nominaux (millions de roubles  

17341,1

 

17466,5

 

18667

 

20193,5

 

18182,5

On constate qu’au niveau agrégé, l’excédent des revenus sur les dépenses en 2022 a été de 5445,9 millions de roubles, soit de 6,9% du montant total des revenus.

Graphique 3

Source : Sotsial’no-Yekonomitchekoe Polozhenie Rossii, n°3/2023, Yanvar’-Mart 2023, https://rosstat.gov.ru/storage/mediabank/22_20-02-2023.html

Les revenus réels de la population ont souffert du pic d’inflation enregistré au 2ème trimestre. La situation s’est cependant améliorée par la suite et le 1er trimestre de 2023 indique que la progression se poursuit.

Les investissements ont connu un processus d’accélération notable, accroissant leur part dans les utilisations du PIB de 7% pour l’ensemble de l’année 2022, avec un saut significatif à la fin de l’année 2022. Il semble que le mouvement ait continué au 1er trimestre 2023.

Tableau 3

Part de la FBCF dans le PIB

T1-2022 T2-2022 T3-2022 T4-2022 2022
Formation Brute de Capital Fixe en % du PIB  

14,4%

 

17,8%

 

19,0%

 

26,1%

 

19,9%

Source : Sotsial’no-Yekonomitchekoe Polozhenie Rossii, n°3/2023, Yanvar’-Mart 2023, https://rosstat.gov.ru/storage/mediabank/22_20-02-2023.html

Il est possible que, dans la FBCF, apparaisse certaines des dépenses militaires et civiles liées à la guerre en Ukraine, comme la reconstruction de villes telle Marioupol. Néanmoins, l’accroissement est tel qu’il indique un effort d’investissement tout à fait exceptionnel, notamment au 4ème trimestre, effort qui devrait se faire sentir dans la dynamique de croissance tout au cours de 2023. Cette croissance utilisant l’investissement comme l’un de ses principaux moteurs est l’une des manifestations de la transformation que connait l’économie russe du fait des sanctions occidentales mais aussi du fait des demandes des combats.

Ces transformations se manifestent en particulier dans l’accroissement de la part « productive » de l’économie au détriment des services.

Tableau 4

Source: https://rosstat.gov.ru/storage/mediabank/22_20-02-2023.html ROSSTAT (20/02/2023)
Pourcentage Valeur en milliards de roubles
Agriculture, forêts, pêches 4,3% 6512,6
Activité extractives 13,9% 21052,3
Activités manufacturières 14,9% 22566,9
Fourniture d’énergie électrique, gaz et vapeur; climatisation 2,3% 3483,5
Approvisionnement en eau; évacuation des eaux usées, organisation de la collecte et de l’élimination des déchets, activités d’élimination de la pollution 0,4% 605,8
Construction 5,2% 7875,7
Commerce de gros et de détail; réparation de véhicules à moteur et de motos 12,3% 18629,0
transport et logistique 6,1% 9238,8
Hôtels et restauration 0,8% 1211,6
Information et communication 2,7% 4089,3
Activités financières et assurance 4,7% 7118,4
Immobiliers 10,7% 16205,7
activités professionnelles, scientifiques et techniques 4,3% 6512,6
activités administratives et services annexes associés 2,2% 3332,0
administration publique et sécurité militaire; sécurité sociale 7,1% 10753,3
Education 2,9% 4392,2
Activités dans le domaine de la santé et des services sociaux 3,5% 5300,9
Activités dans le domaine de la culture, du sport, des loisirs et du divertissement 0,9% 1363,1
Autres types de services 0,5% 757,3
Activités des ménages en tant qu’employeurs; activités indifférenciées des ménages privés dans la production de biens et de services pour leur propre consommation 0,3% 454,4
Total 100,0% 151455,6

Le renforcement du bloc « productif » dans la structure du PIB apparait nettement si l’on compare sur plusieurs années. Il est donc clair que l’économie russe se transforme. Certaines de ces transformations sont en réalité antérieures aux sanctions et aux conséquences de la guerre. Mais, elles semblent avoir été accélérée par ces sanctions et l’impact des hostilités sur la structure productive.

Table 5

Part des composantes de la production matérielle

2016 2022* 2023**
Industrie 23,1% 28,8% 29,3%
Agriculture 4,8% 4,3% 4,3%
Construction 6,2% 5,2% 5,3%
Transport d’électricité, de chaleur de gaz et d’eau. 2,6% 2,3% 2,3%
TOTAL 36,7% 40,6% 41,2%

* Estimation

** Prévisions

Conclusion

L’économie russe est aujourd’hui nettement sur la voie d’une récupération rapide du choc des sanctions. Cette récupération apparait même plus rapide que ce qui avait pu être prévu au début de l’année 2023. Ceci est probablement le résultat de la politique économique menée par le gouvernement, des efforts consentis par les entreprises pour accélérer un processus de substitution aux importations, et d’une stratégie internationale qui a permis de limiter, voire d’annuler, les mesures d’isolement de la Russie prises par ce que les russes appellent « l’Occident collectif ».

Dans ce contexte, les prévisions économiques pour l’année 2023 seront amenée à être réévaluées. Les prévisions faites en avril 2023 par le FMI (+0,7%) et par le Ministère du Développement Économique de la Fédération de Russie (+1,2%) seront probablement dépassées. Compte tenu des incertitudes existantes sur le contexte tant politique qu’économique, nous estimons la croissance probable pour 2023 entre +1,2% et +2,4% et, en tout état de cause, sans doute égale ou supérieure à 1,5%.

Les transformations, que ce soit au sein de l’industrie ou dans l’économie de manière plus générale apparaissent aussi comme importantes. Elles pourraient être les annonciatrices d’un nouveau modèle de développement de l’économie.

Fait le 9 mai 2023

8 réactions et commentaires

  • James Whitney // 10.05.2023 à 09h34

    « Les revenus réels de la population ont souffert du pic d’inflation enregistré au 2ème trimestre. La situation s’est cependant améliorée par la suite et le 1er trimestre de 2023 indique que la progression se poursuit. »

    Autre mesure de la qualité de vie de la population : l’espérance de vie des femmes et des hommes en Russie. C’est à quel niveau ? En augmentation, en diminution ? Et une comparaison avec espérance de vie d’autres pays sera utile. Peut-être M. Sapir peut nous informer.

      +6

    Alerter
  • JPP // 10.05.2023 à 09h51

    Le plus parlant est l’augmentation significative de la production industrielle. La guerre et la reconstruction ont toujours boosté ce secteur fondamental qui est à la base, avec l’agriculture de la vraie vie active d’un pays, à l’opposé de la situation française qui a massivement desindustrialisé et évolué vers le Tertiaire.

      +13

    Alerter
  • Garibaldi2 // 10.05.2023 à 23h21

    En relation avec l’embargo occidental, ce petit chef-d’oeuvre de 01net.com :

     »La Russie vient de dévoiler son nouveau processeur, l’Elbrus-16S
    9 octobre 2020 à 09:09
    Développé pour des applications scientifiques et militaires, ce processeur très complexe met en lumière les besoins toujours grandissants de souveraineté technologique en matière de puissance de calcul.
    Dite Привет (salut !) au nouveau processeur russe ! Si le monde des semi-conducteurs tourne autour des USA et de l’Asie (et un peu de l’Europe), la Russie dispose elle aussi de son programme de développement de puces. Elle accueille aujourd’hui un joli monstre appelé Elbrus-16S (le C a valeur de S en russe, ndr) développé par MCST, une entreprise de semi-conducteur au cœur de l’institut de physique et des technologies de Moscou. »
    https://www.01net.com/actualites/la-russie-vient-de-devoiler-son-nouveau-processeur-l-elbrus-16s-1988154.html

    Mais, le 21 décembre 2022 à 07:31,  »ce processeur très complexe »,  »ce joli monstre », sous la plume du même journaliste devient un nanar :  »Les très médiocres processeurs souverains russes Elbrus et Baïkal étaient produits à Taïwan … »
    https://www.01net.com/actualites/la-russie-na-plus-doptions-pour-faire-produire-ses-processeurs.html

      +9

    Alerter
    • grumly // 11.05.2023 à 14h44

      Des puces chinoises plus puissantes sont sorties avec une architecture équivalente, par exemple les puces SiFive ou StarFive. L’architecture est open source, Risc-v, donc les puces russes bénéficieront sûrement des avancées. La puissance est au niveau des Raspberry pi, les puces sont comparables à celles des smartphones. On n’est pas encore au niveau d’un ordinateur, mais c’est quand même prometteur.

        +3

      Alerter
  • Mistral // 13.05.2023 à 22h39

    Merci, pour votre objectif et exhaustif rapport.
    Nous sommes plus affectés que ceux que nous voulons affecter, voila la verité. Nous n’aurions dû jamais nous mettre à mal la Russie. Le futur de l’Europe était la Russie. Aujourd’hui, nous nous coupons de la Russie peut étre pour un siécle.Quel gachis pour l’Europe!!!

      +3

    Alerter
    • Recits d’Yves // 15.05.2023 à 13h50

      Je ne suis pas certain. Je pense que c’est l’UE qui se coupe de plus en plus. Nul doute que l’a Russie n’étant pas affectée par le Mal de l’UE, elle apparaitra naturellement le partenaire idéal lorsque les ex-membres de l’UE associés en Etats-Nations choisiront d’élargir leur relation jusqu’à l’Oural.

        +0

      Alerter
  • Afficher tous les commentaires

Les commentaires sont fermés.

Et recevez nos publications